La France face au Parti communiste chinois : de la confrontation à la soumission

Par David Vives
17 mai 2024 00:34 Mis à jour: 17 mai 2024 16:41

Mathieu Sirvins est l’auteur de La France face à la guerre mondiale du Parti communiste chinois, un livre qui revient en détail sur l’histoire des relations entre la France et le Parti communiste chinois. Il évoque des faits très peu connus sur le soutien du Parti communiste chinois envers les principaux ennemis de la France et son hostilité constante envers l’Hexagone. Mathieu Sirvins démontre que, derrière un discours rassurant et engageant, destiné à encourager les investissements étrangers et les transferts technologiques, Pékin n’a changé ni ses objectifs ni la nature du régime. À l’occasion de la venue de Xi Jinping en France, il a répondu aux questions d’Epoch Times.

Pourquoi s’intéresser à l’histoire du Parti communiste chinois et quel enjeu y a-t-il à comprendre cette Histoire, pour un Français d’aujourd’hui ?

Tout d’abord parce que la Chine est un acteur de plus en plus influent et puissant sur la scène internationale. Et comme toute puissance dominante en devenir, elle s’efforcera de façonner le monde à son image si elle atteint ses objectifs. Elle a déjà commencé à le faire et à le revendiquer ! La Chine a un projet pour le monde, le comprendre m’apparaît donc comme une nécessité.

Ensuite, il est plus facile de comprendre le présent, d’envisager l’avenir, en regardant l’Histoire : il y a une continuité parfaite entre la naissance du Parti communiste chinois (PCC), son attitude dans les années 1920, 1930, 1940 et son comportement aujourd’hui. Pour saisir l’essence du PCC, il faut saisir l’essence du maoïsme : et c’est un Français qui, à mon sens, en a donné la meilleure définition. Lucien Bodard est surtout connu pour son travail de journaliste en Indochine, mais il est né et a grandi en Chine. Il a très vite compris l’essence du communisme chinois. Dès 1949, il déclarait : « J’avais compris que le maoïsme, c’était l’inhumanité totale, la puissance absolue, insondable, comme métaphysique, de la volonté, de la haine, de la dissimulation. » Je ne changerais pas un mot, que ce soit pour décrire l’ère Mao, ou, ce qui est moins courant comme positionnement, les suivantes.

Par ailleurs, la France a été l’un des premiers ennemis extérieurs désignés par le PCC avec la Grande-Bretagne, dans les années 1920. À la suite de la crise Suez en 1956, les États-Unis, comme disait Mao, sont devenus les impérialistes de première classe, et la France et l’Angleterre sont devenus les impérialistes de seconde classe. Malgré ce « déclassement », nous sommes restés leur ennemi… noyés, j’ai envie de dire, dans la masse de cet Occident honni et présenté comme décadent.

Cela aurait pu être différent. Les quatre années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ont été très importantes, autant pour la France que pour la Chine. Et les deux pays ont pris un chemin opposé : quatre années de guerre civile froide ont permis à la France de prendre conscience de la menace soviétique et de choisir, en conscience, le chemin des démocraties libérales. Quatre années de guerre civile atroce ont plongé la Chine dans la longue nuit de l’hiver communiste. Le 27 juillet 1949, le Parlement français votait, par 399 voix contre 189, le traité de l’Atlantique Nord. Le 1er octobre 1949, Mao proclamait la République populaire de Chine.

L’agressivité chinoise, communiste, s’est tout de suite manifestée contre la France. Que ce soit en Chine évidemment, mais aussi en Indochine, puis en Algérie, puis dans toute l’Afrique. Il est important de revenir sur tous ces éléments parce qu’ils sont rarement cités aujourd’hui, voire volontairement oubliés, et parce que l’agressivité du PCC contre la France, directement ou indirectement, n’a jamais cessé que ce soit sous Deng Xiaoping, Jiang Zemin, ou aujourd’hui Xi Jinping. Il y a une continuité directe, même si la stratégie a pu évoluer : les fondamentaux sont restés exactement les mêmes depuis 100 ans.

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Quel est le projet que se donne le Parti communiste chinois pour le monde ? Comment définir son ADN politique ?

Commençons par préciser que dans le marxisme-léninisme, l’idéologie communiste a toujours été une variable d’ajustement qu’on peut faire évoluer en fonction des impératifs politiques, économiques et diplomatiques du moment. Si l’on regarde les politiques telles que la collectivisation, la fin de la propriété privée, etc., celles-ci ont toujours évolué en fonction des impératifs du régime. Le cœur du marxisme-léninisme, c’est vraiment cette doctrine de prise du pouvoir et du maintien du pouvoir. D’abord sur la scène intérieure et ensuite sur la scène extérieure : exporter la révolution dans le monde. La révolution a toujours été la raison d’être du régime, son excuse aussi.

On peut aussi rappeler que pour sa légitimité sur la scène intérieure, le régime a aussi besoin de montrer au peuple chinois que sa méthode de gouvernance est supérieure et qu’elle peut s’appliquer dans d’autres pays. Il va chercher à répandre son système de gouvernance autoritaire. Par exemple, on le dit peu, mais il y a des centaines, voire des milliers de fonctionnaires de pays africains, comme l’Algérie, qui sont envoyés tous les ans se former dans le système judiciaire chinois pour rapporter chez eux les méthodes de gouvernance chinoise. C’est un exemple… un moyen parmi tant d’autres pour le régime de modeler le monde à son image, en commençant par les pays du Sud.

Alors effectivement le régime a un projet pour le monde, ce qui a aussi été appelé le marathon de cent ans, où il se voit devenir la première puissance mondiale en 2049. Que cela soit réaliste ou non, il a vraiment un projet pour le monde.

D’autre part, en termes d’ADN, le nationalisme chinois a servi de tremplin au Parti communiste sur la scène intérieure dans les années 1920. Il lui sert encore aujourd’hui de moyen de mobilisation et de contrôle sur la société. Comme dans de nombreux autres pays communistes, le nationalisme a été utilisé comme un moyen de pallier les échecs de l’idéologie : on se replie sur le nationalisme pour trouver un second souffle…

Et ce nationalisme s’incarne de façon extrêmement agressive envers l’étranger. Il y a vraiment ce discours qui revient régulièrement : « L’étranger salit la Chine. » Chaque fois qu’il est en difficulté, le régime reprend un discours raciste, même s’il ne va pas aussi loin que la Corée du Nord, où les femmes qui avaient un enfant avec un étranger étaient obligées d’avorter dans les années 1970.

En tant que parti marxiste-léniniste, le PCC cultive également un goût pour le secret, la manipulation, la dissimulation. D’où l’importance de mener une étude approfondie pour étudier ces différentes tactiques.

Le sinologue Jean-Pierre Cabestan a comparé le régime chinois à une société secrète, la plus importante du monde, une société secrète qui nous a déclaré une guerre idéologique. L’expression « société secrète » fait référence aux triades chinoises. Le régime chinois partage effectivement énormément de caractéristiques avec les sociétés secrètes chinoises. Beaucoup de chinois vous diront que la première mafia de Chine, c’est le PCC. Dès sa naissance, le PCC a été rompu aux techniques de la clandestinité et de la dissimulation, et pour cela il a hérité de siècles d’expérience de ces sociétés secrètes, c’est aussi ce qui rend difficile pour nous Occidentaux la compréhension de son comportement sur la scène internationale comme sur la scène intérieure chinoise.

Mais personnellement, je préfère comparer le régime chinois à un trou noir sur la scène géopolitique internationale. Du fait de la dissimulation et du mensonge qui sont sa marque de fabrique, pour véritablement comprendre sa nature et ses objectifs, il faut étudier la trajectoire des éléments qui entrent dans son orbite… En Afrique, il y a un proverbe qui dit que si on dort avec le diable, on finit par sentir le diable. C’est particulièrement vrai pour le régime chinois. Tous les acteurs sur la scène internationale qui se rapprochent de lui ont été ou vont être influencés par son comportement, par son rayonnement nocif. On pourrait dire « qui se ressemble s’assemble », mais aussi qui s’assemble finit par se ressembler. Cela prend différents chemins.

D’ailleurs si l’on relie les différents conflits de notre époque par des lignes géopolitiques, on verra qu’au centre de ces lignes se trouve un acteur discret qui, derrière un discours ambigu, se prépare à la guerre.

Après la Première Guerre mondiale, la France a joué un rôle important dans la fin de l’expansion communiste vers l’Europe de l’Ouest. Votre livre évoque notamment la guerre de Pologne. Quelle est l’importance de cet événement ?

Si on veut comprendre ce qui est à l’origine de la création du PCC, dans quel contexte il est né, il faut revenir à la situation géopolitique après la Première Guerre mondiale. La France obtient une victoire dans la douleur après quatre années de guerre terribles, mais du fait de cette victoire, elle joue un rôle de premier plan dans la sécurité européenne.

Elle met en place ce qui est appelé à l’époque un cordon sanitaire autour de l’URSS : dès que les Bolcheviks prennent le pouvoir en Russie, ils vont, selon leur nature, tenter d’exporter la révolution à l’étranger. Ils essuieront un premier échec en Allemagne, où les socio-démocrates vont les balayer, puis en Hongrie avec Béla Kun et ensuite en Pologne. En Hongrie, l’expérience terrible de Béla Kun va prendre fin avec l’intervention des troupes françaises et roumaines.

En Pologne, Lénine choisira d’envoyer directement l’armée rouge, plutôt que de « sous-traiter » la révolution aux communistes locaux comme il l’avait fait en Allemagne et en Hongrie. La France sera finalement le seul pays à soutenir la Pologne face à cette invasion qui va échouer. Et c’est donc suite à la mise en place de ce cordon sanitaire que Lénine va se tourner vers l’Est : bloqué à l’Ouest, il tourne son regard vers la Chine.

Dans toutes les années 1910, Lénine s’était très peu intéressé à ce pays. Contrairement à Staline, qui avait écrit un article assez prémonitoire en 1917, N’oubliez pas l’Orient, où il pressent que la victoire passera par la mainmise sur l’Orient et « l’armée de réserve » de la Chine… C’est donc à partir de ce moment que le Komintern va mettre en place un bureau d’Extrême-Orient pour envoyer ses premiers agents en Chine et ainsi conduire à la création du Parti communiste chinois. Dans ses premières années, c’est l’Union soviétique qui va financer, conseiller le jeune parti, lui imposer la mise en place des fronts unis, la reprise en main même du parti nationaliste, dans le cadre du Front Uni. Et l’influence de l’Union soviétique va aller naturellement jusqu’à la désignation des ennemis extérieurs du PCC, en premier lieu la France et l’Angleterre. La victoire du communisme en Chine en 1949 est certainement l’évènement géopolitique le plus important et le plus tragique du XXe siècle. Cela a d’ailleurs provoqué un électrochoc en Occident qui comprenait subitement que si les Alliés avaient gagné la guerre, ils venaient de perdre la paix.

Comment les communistes chinois ont-ils utilisé le nationalisme comme tremplin, quelle différence entre leur nationalisme et celui de Tchang Kaï-Chek ou Sun Yat-sen ?

Effectivement, il y a un courant nationaliste très fort en Chine qui précède l’arrivée du communisme. Les communistes vont se greffer sur ce courant nationaliste, d’une certaine manière le parasiter, pour s’en servir comme tremplin sur la scène intérieure.

Sun Yat-sen et Chang Kai-shek étaient aussi de vrais nationalistes qui voulaient rendre à la Chine sa pleine souveraineté. Mais le PCC a utilisé ce nationalisme et a mis en place un système de propagande beaucoup plus agressif, radical et à géométrie variable. Il passe sous silence par exemple que la Russie tsariste est de loin le pays qui a le plus annexé de territoires à la Chine pour concentrer ses attaques principalement contre l’Occident démocratique et libérale. C’est un système de propagande qui va nous désigner comme coupable par essence : « Ne jamais oublier l’humiliation nationale » est un slogan très répandu jusqu’à aujourd’hui pour maintenir cette haine vis-à-vis de l’étranger, pour maintenir ce niveau de tension au sein de la société chinoise face à un ennemi toujours menaçant (malgré sa décadence tant dénoncée) et bien sûr ramener la population derrière lui.

Dans mon livre, j’essaie de fournir un certain nombre d’arguments pour contrer cette propagande parce qu’elle vise aussi à nous faire sentir coupable. Nous serions responsables de l’humiliation chinoise, du siècle d’humiliation et de l’effondrement de la dernière dynastie chinoise, etc. C’est un moyen aussi de nous neutraliser, de nous vaincre sans combattre, d’après la philosophie de la guerre chinoise : neutraliser et soumettre l’Occident en maintenant ce discours de culpabilité.

Mais dans ce discours de propagande, il y a beaucoup d’éléments qui peuvent être apportés pour le défaire, pour le contrer sans justifier le colonialisme et les effets qu’il a eus. Il faut aussi, quand le régime chinois s’en sert pour nous agresser, pouvoir se défendre. Il y a beaucoup de contre-arguments qu’on peut apporter.

Est-ce que vous pouvez nous donner un exemple ?

Le régime chinois rappelle à l’envi l’odieux commerce de l’opium imposé par les Anglais. Pourtant, cela ne l’a pas empêché pendant la guerre civile contre le Kuomintang, pendant la Seconde Guerre mondiale, de pratiquer intensément le trafic d’opium pour se financer, malgré les embargos et les tentatives de Chiang Kai-Shek d’éradiquer ce trafic. Le PCC oublie aussi de dire que pendant des siècles, ce sont les Chinois qui ont eu le monopole de plusieurs commerces au Vietnam ou au Cambodge : que ce soit le trafic de stupéfiants, la prostitution ou encore les jeux d’argent. Ce sont des Chinois qui ont eu ces monopoles-là et on n’a pas accusé les Chinois de vouloir détruire la jeunesse de ces pays comme ça peut être le cas pour l’Angleterre… Ce n’est pas absoudre le comportement des Anglais ; on peut d’ailleurs aussi noter que la première guerre de l’opium a été votée à quelques voix près ; elle a été très débattue et critiquée en Angleterre. Il y a beaucoup de politiques anglais qui s’y opposaient, qui la dénonçaient.

On peut aussi dire que les Anglais ont essayé pendant des décennies de trouver une solution diplomatique pour équilibrer leurs échanges avec la Chine : mais si cette dernière voulait bien vendre des produits à l’Occident, elle ne voulait rien lui acheter. Elle était totalement fermée. Cela a engendré un déséquilibre dans la balance commerciale, comme aujourd’hui d’ailleurs, et c’est ce déséquilibre qui a créé ces tensions et qui a amené les Anglais à se tourner vers l’opium.

Vous écrivez que le concept de lutte des classes était inopérant pour la société chinoise au début du XXe siècle. Comment le PCC a essayé de l’imposer ?

L’historien et universitaire Frank Dikötter explique effectivement que le concept de lutte des classes n’est pas adapté à l’organisation clanique de la société chinoise de l’époque. Les communistes vont finir par l’imposer par la force : des tribunaux populaires vont débarquer dans les villages en forçant une certaine partie de la population à désigner des coupables, tout simplement : soit sur la base d’inimitié, de jalousie préexistante, soit en accablant celui qui a un peu plus comme le notable du village, ou celui qui a été élu à la tête du village par l’ensemble des villageois.

Pour pouvoir créer l’homme nouveau, il faut créer la société nouvelle, il faut donc effacer celle du passé. Le pouvoir impérial, en fait, s’arrêtait à un certain niveau. Après, c’était justement aux familles élargies, donc aux clans, aux villages, de s’organiser eux-mêmes. Il y avait une forme de subsidiarité qui était respectée. Bien sûr, pour le Parti communiste, c’était impensable. Donc il a cherché à rentrer à l’intérieur, et l’une des premières lois qu’il va essayer de mettre en place, avec beaucoup de résistance d’ailleurs, c’est la loi sur les familles : quelques mois après sa prise de pouvoir, en avril, mai 1950, il va mettre en place une loi sur les familles pour soustraire l’individu à ce clan… et aussi parce que la famille est un culte en Chine, où on rend hommage aux ancêtres par des cérémonies, lors des étapes importantes de la vie, pour le travail, pour les études, les naissances etc. Il y a vraiment un culte des ancêtres. Donc cibler l’organisation autour de la famille, c’est vraiment soustraire l’individu à ce schéma pour le faire rentrer dans un nouveau schéma.

Pour expliquer les objectifs de l’utilisation de la violence, vous citez le témoignage d’un père français, Édouard Sauvage, condamné à mort dès 1947 par les communistes, du fait de sa présence en Chine. Il explique : « Il fallait aux communistes du sang, beaucoup de sang, des flots de sang pour cimenter leurs conquêtes. On désirait en haut lieu que chaque village fût divisé en deux camps, les propriétaires coupables de tous les crimes et de tous les fléaux imaginables, et ceux qui possédaient moins ou peu. Que ceux-ci s’insurgent contre les premiers, qu’ils réclament contre eux la peine de mort, et les communistes étaient sûrs de gagner la partie. Accusés de meurtres, de massacres, les pauvres gens trompés par les chefs du parti ne pourraient plus ensuite désirer la victoire des nationalistes, car leur retour signifierait la condamnation de ceux qui auraient misé sur le tableau communiste, et qui, ayant les mains souillées du sang de leurs voisins, ne pourraient plus changer de camp. »

Effectivement, ce témoignage est très intéressant. Ce père français a été condamné à mort, il a été ensuite torturé dans les prisons chinoises, il a écrit un livre qu’il a pu remettre au pape après, Dans les prisons chinoises, parce que sa condamnation à mort n’a pas été appliquée. Pour la petite histoire, les communistes avaient désigné une nonne pour l’exécuter. Concernant son témoignage, c’est effectivement le sang qui va cimenter cette alliance entre la paysannerie et le parti, une alliance qui va être trahie tout de suite après. Il y a cette idée très forte qu’après une explosion de violence extrême, aucun retour en arrière n’est possible. C’est exactement ce que dira aussi l’universitaire Frank Dikötter ; il s’agit d’un pacte de sang fait dans le cadre d’une guerre civile marquée par des avancées puis des reculs : les communistes prennent un village, puis les nationalistes vont le reprendre, et ainsi de suite. Pour forcer les villageois à se battre jusqu’au bout, avec l’énergie du désespoir, les communistes utilisent cette stratégie de violence extrême ; une fois leur main couverte de sang, aucun retour en arrière n’est possible. Il s’agit là de l’explication rationnelle ; d’un point de vue ésotérique ou philosophique, c’est aussi un rite de passage : l’homme nouveau doit naître et le sang qui coule vient engloutir l’ancien monde. Édouard Sauvage a été témoin de scènes où des enfants et des adolescents étaient poussés à battre à mort des ennemis désignés, comme durant la Révolution culturelle, vingt ans plus tard…

Si l’on voulait remonter la source du maoïsme, la campagne de rectification de Yanan, au début des années 40, marquerait certainement la vraie naissance du maoïsme. Elle fut conduite avec le « maître des enfers » de Mao, Kang Chang, le responsable des services secrets. Même les envoyés du Kremlin, pourtant formés à l’école stalinienne, sont choqués par la violence des persécutions : « À Yan’an souffle un vent de folie, comme le constate le chroniqueur Vladimirov en envoyant des rapports alarmants à Moscou. » (1) « Parmi ces supplices très prisés par la bande de Kang Sheng figurent “la coupe de bambou” : des pointes de bambous sont insérées sous les ongles ; “passer un poil de cheval dans l’œil” : le poil de la crinière d’un cheval est inséré dans le méat du pénis ; “traverser une femme” : un jet d’eau à haute pression est introduit dans le vagin d’une femme ; “donner à boire à l’invité” : faire avaler une grande quantité de vinaigre ; “la poulie radieuse” : la victime est suspendue et fouettée avec des grandes lanières de cuir ; “presser l’encens” : brûler le dessous des bras avec des bâtons d’encens ; “tailler la route” : attacher un prisonnier à la queue d’un cheval et le lancer au galop jusqu’à ce que mort s’ensuive ; “assister la production” : faire creuser la tombe au prisonnier pour l’enterrer vivant… »

Et cette violence, le régime chinois va l’exporter dans le monde entier, tout au long de son existence : en Corée, en Indochine, en Algérie, au Cambodge, en Albanie… et il y a bien d’autres exemples que je documente dans mon livre, partout où l’ombre du PCC se pose, des rivières de sang apparaissent. Mao a ainsi répondu sèchement à un ministre français, en l’occurrence Bettencourt, qui avait osé lever son verre, lors d’une rencontre officielle, au rôle de la France en Asie : « Diên Biên Phu (2) a été une victoire chinoise avec des mortiers chinois servis par des soldats chinois. Depuis ce jour, la France n’a plus aucun rôle à jouer en Asie. » C’est brutal comme Mao l’était, mais c’est exact. Le régime chinois est le fossoyeur de la présence française en Asie, et le déchaînement de violence qui a tant marqué Diên Biên Phu est sa marque de fabrique. D’ailleurs la chronologie est significative : la guerre de Corée à peine finie, le PCC se concentre sur l’Indochine. Une fois la guerre d’Indochine finie, le PCC se concentre sur l’Algérie. Une fois la guerre d’Algérie finie, cette dernière devient le lieu de transit du soutien chinois (et soviétique) pour irriguer toute l’Afrique… Mao a attaqué la France en ciblant son « ventre mou », ses colonies ; c’est une autre version de la stratégie « conquérir les campagnes pour encercler les villes ».

Concernant l’Algérie, en plus des armes qu’ils leur livraient, les diplomates chinois ont toujours poussé les révolutionnaires algériens à la violence et à la radicalité. Les Chinois ont assuré les Français qu’ils avaient conseillé le dialogue aux révolutionnaires algériens. Mais des archives chinoises, auxquelles un étudiant chinois a eu accès récemment pour sa thèse, montrent tout le contraire : dans leur rencontre avec les révolutionnaires algériens, les diplomates chinois les ont toujours encouragés à la lutte armée et violente, jusqu’au bout, en leur proposant de leur fournir des armes en passant par l’Égypte pour être moins visibles. Et quand les révolutionnaires algériens ont accepté de dialoguer avec de Gaulle, les diplomates chinois les ont tout de suite accusés d’être des bourgeois qui cherchaient à retourner à Alger pour prendre un poste… les révolutionnaires algériens ont été obligés de se rendre au Caire pour s’expliquer devant la représentation chinoise.

Il y a un autre point très intéressant à remarquer concernant l’Algérie : quatre mois seulement après la fin de la guerre d’Indochine, la Toussaint rouge en novembre 1954 marque le début de la guerre d’Algérie, mais ce début va être un échec. Les Français vont réussir à ramener le calme et la population ne va pas suivre les révolutionnaires. Lors de la conférence de Bandung en avril 1955, la délégation algérienne va rencontrer la délégation chinoise et son représentant, le charismatique Zhou Enlai. Ce sera un vrai un coup de foudre : Zhou Enlai va vanter les mérites des révolutionnaires algériens dans son discours d’ouverture, ce qui va être commenté par toutes les délégations sur place. Grâce aux Chinois, cette première sortie sur la scène internationale des révolutionnaires algériens sera un grand succès : la conférence de Bandung marque le prélude à l’internationalisation de la guerre d’Algérie et Zhou Enlai en a été l’un des porte-parole. Quelques mois après, ils vont relancer la révolution algérienne avec le massacre du 20 août 1955, où on va justement retrouver ce déchaînement de violence en faisant appel aux masses. On retrouve alors les principales caractéristiques du modèle chinois : contrairement à la Toussaint rouge, ce sont des paysans qui vont être enrôlés et qui vont être amenés, forcés à commettre le massacre contre les Français, les Européens, mais aussi contre les musulmans modérés qui n’étaient pas des fervents partisans de la révolution, qui préféraient le dialogue à la révolte armée. Et ce massacre inouï (des bébés sont tués, des femmes enceintes éventrées, des enfants de trois ans « fracassés contre les murs »), va vraiment révolter l’opinion française et amener une réponse violente de l’armée française. Ce cycle de violence est exactement ce dont a besoin le spectre communiste pour se nourrir et faire grandir la haine. C’est la marque de fabrique du PCC.

Mao a inventé une nouvelle forme de guerre : la guérilla doit fusionner avec le peuple. C’est aussi un Français qui l’a très vite compris, David Galula, dont l’ouvrage phare Counterinsurgency warfare : theory and practice (3) fera la renommée internationale. C’est d’ailleurs dans les prisons communistes chinoises où il a été incarcéré en 1948 qu’il a eu tout le loisir d’étudier les différents principes de la guerre révolutionnaire selon Mao…

Ce modèle va s’exporter dans le monde entier. En particulier quand Mao est devenu le nouveau phare de la révolution, à l’heure où l’URSS et le stalinisme ont commencé à pâlir et à être dénoncés, les révolutionnaires du monde entier se sont trouvés une nouvelle idole, Mao.

Par exemple les Black Panthers aux États-Unis se servaient du petit livre rouge en remplaçant à chaque fois le mot chinois par l’expression africain américain. On pourrait parler aussi du Pérou, avec le Sentier lumineux, du Cambodge avec les Khmers rouges ou encore des Naxalites4 en Inde…

Une fois la guerre d’Algérie finie, les réseaux du FLN vont immédiatement muter pour se concentrer sur la cause palestinienne. Georges Habache, un marxiste d’origine grecque, va créer le Front populaire de libération de la Palestine et organiser les premiers attentats suicides au Proche-Orient comme celui de l’aéroport de Tel Aviv (en collaboration avec « l’Armée rouge japonaise »: les Japonais exécutent 27 touristes qui attendent leurs bagages, pour la majorité des pèlerins catholiques venus d’Amérique latine). En 1970, Georges Habache déclarait sans détour : « Notre meilleure amie est la Chine. La Chine veut qu’Israël soit effacé de la carte parce qu’aussi longtemps qu’Israël existe, il restera un avant-poste impérialiste agressif en terre arabe. »5 Aujourd’hui, rien n’a changé : le FPLP a participé avec le Hamas au massacre du 7 octobre, toujours avec des armes chinoises et iraniennes.

Quelles conséquences les campagnes politiques et la terreur qu’elles impliquent ont-elles pu avoir sur la société chinoise ?

Les régimes communistes évoluent souvent selon un rythme binaire, à deux temps : un temps de conquête, idéologique et territoriale, basée sur la violence et la soumission, puis un temps de repli idéologique et politique. Quand le régime communiste a épuisé ses forces, il doit se régénérer. Quand il a repris suffisamment de force, il peut alors attaquer de nouveau. C’est ce que disait Staline, et Mao avait exactement le même système de fonctionnement.

Évidemment il ne faut pas généraliser, mais cette violence constante a certainement eu plusieurs impacts sur la société, j’en citerai deux : la désespérance et le cynisme. Simon Leys parle de la désespérance, sans utiliser ce terme, dans son livre Ombres chinoises. Il explique par exemple que chaque début de campagne de lutte politique est marqué par une vague de suicides : à chaque campagne, un certain nombre de victimes sont épargnées de la peine de mort, même si gravement torturées, pour pouvoir être « réutilisées » dans les prochaines campagnes, un moyen pour les chefs locaux d’avoir toujours sous la main un quota acceptable « d’ennemis du peuple » à punir quand le Parti lance une nouvelle campagne… Sachant très bien le sort qui va bientôt être à nouveau le leur, ces victimes préfèrent souvent se donner la mort dès les premiers signes d’une nouvelle campagne politique.

Je trouve aussi très juste le témoignage de Desmond Shum, un Chinois qui a écrit le livre La Roulette Chinoise sur la corruption des élites en 2022. Il décrit l’éducation des Chinois comme une course de rats où seuls les plus forts peuvent survivre, en écrasant les plus faibles, ce qui est propre au matérialisme dialectique. La confiance ne peut exister dans les relations interpersonnelles, car elles sont basées uniquement sur les avantages qu’on peut tirer de l’autre à un moment précis.

Prenons comme exemple la campagne des Cent fleurs : « Que cent fleurs s’épanouissent que cent écoles rivalisent ». La campagne des Cent fleurs intervient dans un moment de libéralisation, donc plutôt de repli. Mao invite les intellectuels, les commerçants, les industriels à s’exprimer, à faire part de leurs préoccupations et de leurs griefs contre le régime. Il va ensuite cibler et exterminer tous ceux qui ont osé parler, soit entre 300 000 à 400 000 personnes tuées. Ce genre de persécution va totalement démoraliser la population.

C’est quelque chose qui va être reproduit sous Deng Xiaoping : il va instrumentaliser la jeunesse puis tout de suite la réprimer quand il aura obtenu ce qu’il voulait. Cela va conduire à un désengagement, puis à un cynisme assez important, notamment chez les jeunes de cette époque.

Concernant Deng Xiaoping, est-ce que vous pouvez revenir sur sa politique ? Quels sont les points clés à comprendre ?

Derrière le besoin de reprendre des forces économiquement après la Révolution culturelle, la nature fondamentale et les objectifs du PCC, eux, n’ont jamais changé. D’ailleurs l’ouverture économique (il faudrait plutôt parler de décentralisation politique et fiscale orientée vers des zones économiques spéciales, prélude à l’afflux massif d’investissements étrangers), a été initiée à la fin de l’ère Mao et Zhou Enlai. Et cette ouverture n’est pas pensée pour se rapprocher de nous, comme certains Occidentaux ont voulu le faire croire. C’est exactement le contraire : pour pouvoir nous vaincre, le régime a besoin de nos investissements et de nos technologies…

La politique de l’enfant unique est certainement l’un des crimes les plus horribles du régime et de Deng Xiaoping en particulier. C’est un crime moins visible, par exemple, que le massacre des étudiants sur la place Tian’anmen, dont on va beaucoup plus parler. Mais c’est un crime contre l’humanité absolument impensable, qui aura des conséquences désastreuses pour la Chine : on dit que Deng Xiaoping a été l’artisan du destin chinois en mettant en œuvre l’ouverture, l’essor de l’économie, mais d’un point de vue démographique, il est vraiment le bourreau du destin chinois. (…) Les chiffres officiels que j’ai retrouvés, qui sont ceux du régime et qui datent des années 2010, parlent de 336 millions d’avortements forcés et 119 millions de stérilisations forcées, dans des conditions souvent inimaginables.

Pour mettre en place cette politique, Deng Xiaoping a recruté des fonctionnaires du planning familial. Ils avaient pour charge de surveiller les femmes, de tenir à jour des calendriers pour surveiller qu’elles n’avaient pas un deuxième enfant, allant jusqu’à fouiller les poubelles pour voir si des papiers hygiéniques usagés étaient bien présents. C’est devenu aussi une source de corruption très importante, et donc de revenus, pour ces fonctionnaires, ce qui explique la résistance de ces derniers à la fin de cette politique.

Souvent dans les campagnes, les directives du Parti ont été appliquées avec une brutalité absolument inouïe : des avortements forcés au 8e mois de grossesse, avec des bébés vivants et qui sont tués à la naissance. J’ai lu de nombreux témoignages bouleversants, recueillis par un intellectuel chinois, Ma Jian, jusque dans les années 2010. Sans parler des infanticides par les parents, notamment de bébés de sexe féminin… Dans les campagnes reculées, comme dit le proverbe chinois, avoir une fille, c’est cultiver le champ du voisin : parce que la fille va partir vivre avec son époux et sa famille, donc c’est une perte pour les parents de la jeune mariée. Quand on a plusieurs enfants, on peut le supporter, mais quand on a qu’un enfant et que c’est une fille, cela veut dire qu’on va finir ses jours seuls. Pour une famille de paysans chinois, c’est presque impossible. Donc la politique de l’enfant unique a poussé soit à des abondons, soit à des infanticides, ce qui explique le ratio si déséquilibré entre les hommes et les femmes aujourd’hui, un autre problème majeur de la société chinoise.

Pour revenir à des temps plus récents, l’une des plus importantes campagnes de persécution du PCC, si ce n’est la plus importante et qui continue à ce jour, est celle du Falun Gong. Est-ce que vous pouvez nous en parler ?

Après la révolution culturelle des années 1970, il y a eu ce qu’on appelle en Chine la fièvre du Qi gong : différentes méthodes d’exercices énergétiques issus de la tradition chinoise ont rencontré un très grand succès. Parmi ces méthodes, le Falun Gong a commencé à être enseigné à partir de 1992. Il combine des exercices physiques et des enseignements moraux, basés sur la compassion, la tolérance.

Cette méthode va rencontrer un très grand succès. D’après les chiffres du ministère de la Santé de 1996, il y avait près de 100 millions de personnes qui le pratiquaient. Pourtant le 20 juillet 1999, le dirigeant Jiang Zemin va interdire la pratique et lancer une persécution implacable contre ses pratiquants, à l’échelle nationale. C’est vraiment un évènement politique majeur qui va marquer, jusqu’à aujourd’hui, l’évolution du régime chinois tout en démontrant, encore une fois, que sa nature est restée la même.

Mais pour le comprendre, il faut revenir à la situation post-Tian’anmen, en 1989. Deng Xiaoping est obligé de désavouer Zhao Ziyang, qui a essayé de discuter avec les étudiants et il doit donc le remplacer. Un choix difficile autant qu’imprévu. Jiang Zemin est choisi par défaut. De nombreuses anecdotes montrent que Deng Xiaoping méprisait Jiang Zemin, c’est pourquoi il a lui-même et très vite choisi son successeur, Hu Jintao. Et c’est pourquoi Jiang Zemin, de son côté, a tout fait pour placer ses fidèles aux postes clé du régime et ainsi garder le pouvoir, même après l’arrivée de Hu Jintao.

Deng Xiaoping a tout faire pour geler la situation et les tensions entre les réformateurs et les dogmatiques, entre la ligue de la jeunesse communiste et les enfants des hauts dignitaires du PCC, les princes rouges, qui se considèrent comme les vrais et seuls héritiers dignes du régime. Bien que ce soit Deng Xiaoping qui ait mis en avant ces cadres issus de la Jeunesse communiste, plus réformateurs, il a toujours penché au moment clé du côté des dogmatiques, il a toujours utilisé les réformateurs comme des pions.

Hu Yaobang, le réformateur qui était au pouvoir avec Zhao Ziyang, le disait même ouvertement à des journalistes occidentaux, il n’avait pas de réel pouvoir. C’étaient les vieux dignitaires du régime qui contrôlaient tout derrière le rideau…

Parce que le régime a vraiment tremblé durant les évènements de Tian’anmen, Deng Xiaoping a tout fait pour geler la situation sur la scène intérieure : entre la ligne dure de Li Peng et Jiang Zemin qui fragilisera la croissance de 1989 à 1993, et la ligne plus ouverte sur l’économie incarnée par le réformateur Zhu Rongji à partir de 1993, un an après la célèbre visite de Deng Xiaoping à Shenzhen en 1992 pour sauver « la réforme et l’ouverture » des griffes de Li Peng. Le vieux Deng intouchable, il fallait attendre sa mort pour voir les lignes bouger. L’ambassadeur français à l’époque, Claude Martin, le dit très clairement dans son récit autobiographique, La diplomatie n’est pas un dîner de gala : « À la mort de Deng, la vraie bataille pour la succession commencerait. » (6) Et effectivement, la mort de Deng Xiaoping en 1997 devait laisser exploser une situation restée figée trop longtemps.

Alors comment la question du Falun Gong s’inscrit-elle dans cette lutte de pouvoir ? Il faut comprendre que le Falun Gong était alors un phénomène sans précédent dans la société chinoise : en l’espace de quelques années seulement, 5 à 7 ans, il était passé de quelques pratiquants à plus de 70 millions, entre 70 et 100 millions de pratiquants selon les estimations du régime lui-même. C’est donc un phénomène absolument colossal et incontournable. Alors forcément, il va rapidement se retrouver lui aussi au centre de différentes tensions, entre réformateurs, qui vont se montrer souvent favorables au Falun Gong, qui vont le soutenir et en faire la promotion comme le ministre de la Santé de l’époque à la télévision, et les dogmatiques, fidèles à l’orthodoxie marxiste-léniniste, qui ne vont pas supporter cette forme de retour à une tradition chinoise que le Parti avait tout fait pour éradiquer.

Il va donc y avoir une montée des tensions, des attaques contre le Falun Gong qui vont exploser le 20 juillet 1999 avec son interdiction totale, et surtout la volonté de briser, de détruire les pratiquants qui voudraient persister dans leur foi. Face à la résistance du mouvement, et peu importe qu’elle soit totalement pacifique, la nature du Parti reprend le dessus : les pratiquants sont désignés comme des ennemis du peuple, ils doivent être totalement soumis ou détruits. Soumis spirituellement par le renoncement public à leur pratique, sinon détruits physiquement par la torture, le meurtre et le prélèvement d’organes. Le régime reproduit alors le même fonctionnement qu’après les évènements de Tian’anmen : les fonctionnaires les plus zélés dans la persécution sont promus par Jiang, les plus timides sont réprimandés. C’est ainsi que Jiang Zemin va renforcer sa faction au sein du régime pour contrer Hu Jintao, une faction dont on n’aura pas fini d’entendre parler : Zeng Qinghong, Bo Xilai, Zhou Yongkang…

Un fait intéressant à noter si l’on garde en tête la persistance de la nature du régime : la soumission doit être validée par une forme de rite où le pratiquant « transformé » doit prouver sa sincérité en persécutant à son tour ses anciens camarades : il faut que la personne renie sa foi et ensuite qu’elle pousse les autres à se renier eux-mêmes. C’est dans la continuité de ce que je disais plus haut, pousser une personne vers la violence extrême valide sa conversion et un retour en arrière devient impossible.

D’après le rapporteur spécial des Nations unies, Manfred Nowak, deux tiers des prisonniers présents dans les prisons chinoises et victimes de tortures étaient des pratiquants de Falun Gong en 2005. Le nombre vérifié de pratiquants décédés sous la torture dépasse les 5000 aujourd’hui. Mais en 2006, les premiers témoignages faisant état de prélèvements forcés d’organes sur les pratiquants ont commencé à sortir de Chine. On parle bien de prisonniers maintenus en prison et exécutés à la demande en fonction du besoin du marché des greffes d’organes. Le trafic d’organes existe depuis longtemps, que ce soit en Chine ou ailleurs dans le monde, mais à une telle échelle et organisé par l’État lui-même, c’est du jamais vu.

Et les chiffres ne sont certainement pas de petits chiffres, même s’il est impossible de donner une estimation précise. Avant 1999, il y avait 150 institutions de transplantation en Chine continentale. En 2007, plus de 1000 hôpitaux avaient demandé des permis au ministère de la Santé pour pouvoir continuer à pratiquer des greffes d’organes. Le Premier hôpital central de Tianjin comporte un bâtiment entier de 17 étages, 500 lits pour 36 000 mètres carré, entièrement dédié à la transplantation d’organes. Les sites Internet de ces hôpitaux invitent ouvertement les étrangers au tourisme de transplantation.

En Occident, il est difficile de concevoir qu’une telle pratique puisse avoir lieu, encore aujourd’hui. Mais si on se penche sur l’histoire du Parti, cela n’a vraiment rien de nouveau, si ce n’est l’aspect industriel qui s’est développé. Durant le Grand bond en avant, à la fin des années 1950, l’une des plus terribles famines de l’histoire a eu lieu, entre 30 et 40 millions de morts. Le matérialisme scientifique du Parti a conduit à interdire que les cadavres soient enterrés, à interdire les proches de pleurer leurs morts : le corps sans vie du défunt était devenu une matière première pour faire de l’engrais. On laissait pourrir les corps dans des bacs en béton pour les transformer en compost pour les champs. Des diplomates français ont été témoins de ces pratiques.

Alors que Xi Jinping vient de passer deux jours en France, comment analysez-vous son attitude actuelle qui semble plus conciliante ?

Diviser pour régner à toujours été une stratégie du régime chinois : jouer l’Europe contre les États-Unis pour diviser l’Occident, jouer Paris contre Berlin pour diviser l’Europe, je donne de nombreux exemples dans mon livre… Peu importe que Xi Jinping semble plus ou moins conciliant actuellement, qu’il veuille briser son isolement post-Covid, ou faire un pas à droite vers l’économie. Penser que la Chine puisse jouer un rôle positif en Ukraine ou au Proche-Orient est d’une naïveté coupable, comme si l’exemple russe n’avait servi à rien. D’ailleurs cette guerre sert trop ses intérêts. Le plus grave est qu’avec cette attitude, le régime chinois garde l’initiative, il est le vrai maître des horloges. Or, dans le domaine militaire, quand vous perdez l’initiative, vous avez déjà perdu la guerre. Et il ne fait aucun doute que la Chine se prépare à la guerre, tous les indicateurs stratégiques sont au rouge.

Xi Jinping a accentué — rendu plus visible — une évolution du régime qui était déjà en germe depuis de nombreuses années. J’ai cité Desmond Shum. Pour lui, la disparition du directeur de l’aéroport de Pékin Li Peiying, avec lequel il travaillait, en 2006, marquait déjà un point de rupture dans l’attitude du régime vis-à-vis du monde des entrepreneurs. Toutes les difficultés économiques actuelles sont le fruit de choix délibérés motivés par le besoin de contrôle sur la scène intérieure, de confrontation sur la scène extérieure, aux dépends de la croissance ou de la stabilité économique.

Au fil des décennies, le régime a effectué des ajustements dans sa stratégie en fonction des ennemis qu’il a désignés comme prioritaires ou secondaires, mais sa nature et ses objectifs n’ont jamais changé. Aujourd’hui, les États-Unis sont l’ennemi numéro un, la France, déclassée depuis la crise de Suez, reste une cible secondaire : elle fait partie de cet Occident détesté, mais la maintenir dans une sorte de neutralité, en lui accordant quelques contrats, pourrait être suffisant pour le moment. Espérons malgré tout que ce ne soit pas le cas.

La persécution du Falun Gong a marqué un point d’étape important dans le retour des durs, des dogmatiques du régime… l’ouverture économique servant principalement la corruption. Le sang des pratiquants de Falun Gong a servi de ciment à la faction de Jiang Zemin et les restes de cette faction, depuis plus de dix ans, sont toujours en guerre contre le pouvoir de Xi Jinping. Il faut ajouter à cela quatre forces « anti-Xi » à surveiller : les princes rouges lésés par les campagnes anti-corruption et qui haïssent pour cela Xi – les nostalgiques de Mao qui sont encore très nombreux et qui voudraient forcer Xi à se diriger vers une nouvelle révolution culturelle – les millions de fonctionnaires qui subissent depuis dix ans des campagnes de purges très violentes – et enfin tous ces fonctionnaires «  à deux visages » qui ont été promus par Xi mais qui sont restés fidèles à d’autres factions et qui semblent prêts à trahir Xi à la première occasion, rendant ce dernier paranoïaque… Le régime est beaucoup moins stable qu’il n’en a l’air. Comme le rappelle le politologue Alex Payette, les prochains mois qui viennent risquent d’être une période « tumultueuse pour la direction du Parti-État léniniste ».

1 FALIGOT Roger. Les Services secrets chinois : de Mao à Xi Jinping. Paris, Nouveau Monde Éditions, 2015.

2 La bataille de Diên Biên Phu est un moment clé de la guerre d’Indochine qui opposa, au Tonkin, les forces de l’Union française aux forces du Việt Minh, dans le nord du Viêtnam actuel.

3 GALULA David. Counterinsurgency warfare: theory and practice. Praeger Security International, 2006.

4 La rébellion naxalite est une insurrection de maoïstes en Inde contre le gouvernement. Elle fut décrite en 2010 par le gouvernement indien comme constituant la plus grande menace pour la sécurité du pays.

5 HARRIS Lilian Craig. « China’s Relations with the PLO ». Journal of Palestine Studies, 1977, vol. 7, no 1. Consultable à https://www.jstor.org/stable/2536531

6 MARTIN Claude. La Diplomatie n’est pas un dîner de gala. La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2018. Page 585.

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