Pendant les fêtes de fin d’année, il y a de fortes chances que vos proches lisent un best-seller sur leur téléphone, leur liseuse ou leur tablette. Depuis l’arrivée de l’iphone en 2007 et de Kindle sur le marché des liseuses en 2010, les nouveaux supports ont changé le rapport que nous entretenons aux livres. La plupart des journaux, y compris le New York Times, qui existe depuis 166 ans, sont passés au numérique, et certains n’existent plus qu’en version web. Dans le monde scientifique, les articles paraissent de plus en plus sous forme numérique, et parfois ne sont plus du tout publiés sur papier. Pourtant, du côté de la littérature, le format papier montre une résistance étonnante.
Des inventions révolutionnaires
La révolution digitale que nous vivons aujourd’hui peut être comparée à deux autres moments cruciaux dans l’histoire de l’humanité : l’invention de l’écriture, il y a 6000 ans, avec les inscriptions cunéiformes gravées dans des tablettes d’argile, en Mésopotamie puis, au XVe siècle, l’invention de l’imprimerie typographique par Gutenberg, avec l’utilisation des caractères métalliques mobiles.
Ces inventions suscitèrent pourtant beaucoup de doutes à l’époque de leur apparition. Platon considérait l’écriture comme une menace pour la mémoire humaine, tandis que les moines s’inquiétaient de voir disparaître leur fonction de copistes. En 1492, l’abbé Johannes Trithemius écrivit même les louanges de ce travail dans De laude scriptorum manualium, qu’il fit tout de même imprimer en 1494. Et, dans les deux cas, nous savons aujourd’hui que les craintes des contemporains de ces inventions étaient fondées.
En effet, notre capacité à retenir des informations n’est plus du tout la même qu’avant l’invention de l’écriture, et l’invention de l’imprimerie a signé la fin des scriptoriums des moines copistes.
Naturellement, l’omniprésence des écrans et la révolution qu’elle provoque a aussi ses détracteurs, et là encore, leurs critiques s’appuient sur des éléments fondés scientifiquement. Dans le réseau de recherche E-READ, au sein duquel nous travaillons, nous essayons de comprendre la fonction de la lecture à l’âge digital, tandis que la recherche ne cesse de pointer les effets négatifs des écrans.
Addiction aux écrans
L’utilisation des smartphones chez les adolescents est parfois comparée à l’addiction aux drogues. Bon nombre d’enquêtes, partout dans le monde, tendent à montrer que toute une génération a grandi constamment connectée, vérifiant son portable jusqu’à 75 fois par jour. Ces « digital natives » comme on les nomme, seraient, d’après une récente étude italienne, moins autonomes et moins heureux que leurs prédécesseurs. Ils vivent de nouvelles formes d’anxiété sociale dénommées FOMO (« Fear Of Missing Out » ou « peur de manquer un événement ou une nouvele importante ») ou « vamping » (une pratique qui consiste à échanger des textos jusque tard dans la nuit.
La première victime de ces pratiques connectées – encourageant une connexion continue qui favorise la distraction – c’est la lecture immersive, celle qui nécessite un certain niveau de concentration, qu’il s’agisse de littérature, d’essais ou de textes scientifiques.
Avons-nous la possibilité de contrer les regrettables effets secondaires de la révolution digitale ? La bonne nouvelle, c’est qu’il y a une solution, qui consiste – entre autres – à modifier nos habitudes pour lire plus de fiction et à sanctuariser des moments de solitude.
Expérimenter la solitude
Avec ses collègues de l’Université de Rochester, Thuy-vy Nguyen a découvert que la solitude pouvait mener à réduire son niveau de stress et à se détendre. Dans le cadre de cette expérience, les chercheurs définissent la solitude ainsi : « être seul pendant un certain temps, sans accès à aucun appareil connecté, sans interactions avec les autres, sans stimuli externes, sans activité particulière. » Dans les quatre études menées par ces équipes, l’expérience de solitude durait 15 minutes et les sujets devaient s’asseoir seuls, ne pratiquant aucune activité.
Pendant une des sessions de l’expérience, on proposait aux sujets de lire un article intitulé « Glamorous Crossing : How Pan-Am Airways Dominated International Travel in the 1930s » (L’art du voyage glamour : le succès de Pan-Am dans les années 1930). Avec cette variante, les résultats étaient les mêmes que dans l’expérience sans lecture : les personnes qui avaient expérimenté ce moment de solitude étaient simplement plus détendus.
La lecture, quand elle a lieu dans une « solitude fertile », renforce la résilience des lecteurs et les rend moins perméables à la pression sociale et aux sollicitations, en particulier celles qui émanent des médias sociaux. Mais si la lecture nous fait du bien en général, lire de la fiction est, semble-t-il, encore plus bénéfique.
Révéler ce qu’il y a de meilleur en soi
Les chercheurs ont en effet réussi à prouver récemment que la lecture de fiction avait des effets positifs sur la cognition sociale, les compétences sociales et l’empathie. Le psychologue Raymond Mar et ses collègues ont ainsi découvert que plus les gens lisaient de fiction – quels que soient les genres choisis – plus leur score était élevé quand ils étaient soumis à des tests destinés à mesurer une forme d’empathie.
Dans le cadre d’une autre expérience, le professeur de psychologie Dan Johnson a mis en évidence le fait que que les participants qui lisaient un extrait de roman décrivant les difficultés sociales d’une femme arabe de confession musulmane montraient, après leur lecture, une empathie plus grande pour les personnes arabes de confession musulmane en général, et se montraient plus enclins à lutter contre les préjugés touchant des personnes aux caractéristiques proches du personnage principal de cette fiction.
Grâce à ces effets sur l’empathie, la lecture pourrait bien contrebalancer les effets dévastateurs de la haine et de l’indifférence qui sévissent sur le Net. Dans des expériences liées à un projet actuel de l’Institut d’études avancées de Paris, nous cherchons à démontrer que les gens qui lisent de la littérature éprouvent de la compassion pour les personnages qui sont moralement bons et pas pour ceux qui sont malveillants. A l’Institut Max Planck pour l’esthétique empirique de Francfort, nous avons mené une expérience dans ce sens, avec différentes versions d’un même texte littéraire.
Dans l’une des versions, le protagoniste est un médecin bénévole qui travaille sur le continent africain, et dans l’autre, il s’agit d’un nazi qui a fui en Afrique du Sud. Dans les deux versions, nous n’avons changé que quatre phrases, qui se rattachaient toutes à la moralité du héros. Nous n’avons quasiment rien changé d’autre dans le texte, ni sur le fond, ni sur la forme. Cent-vingt allemands ont participé à l’expérience, un groupe lisant la version avec un protagoniste connoté comme « bon » et l’autre avec un protagoniste « méchant ». Il leur fallait ensuite évaluer la valeur esthétique et morale du texte, et répondre à un certain nombre de questions associées aux sentiments d’empathie/de sympathie. Bien que les résultats de cette étude n’aient pas encore été publiés, ils montrent très clairement que l’évaluation de la sympathie éprouvée envers le protagoniste est directement liée à ses qualités morales.
Ainsi, la littérature peut être vue comme un laboratoire moral capable de renforcer notre capacité de traiter les relations sociales.
Mais comment faire pour que les plus jeunes – nos digital natives – puissent lire sans être constamment interrompus par les divers réseaux sociaux auxquels ils participent, ou par d’autres outils de communication envahissants ? Voici quelques conseils.
Apprendre à lire (vraiment)
Pour s’assurer que la littérature regagne (ou gagne tout court – une place centrale dans les projets de lecture des uns et des autres, l’enseignement de la littérature à l’âge digital mérite d’être sérieusement révisé. Tandis qu’en Europe, les approches centrées sur le texte et les auteurs tendent à dominer, de nouvelles études montrent le besoin de mettre en place des approches « expérientielles », dans lesquelles on se concentre davantage sur ceux à qui le texte s’adresse – par exemple, les étudiants.
La recherche tend à démontrer que le fait d’être attentif à ce que les étudiants aiment (plutôt que de leur imposer des textes) et de les aider à choisir le bon livre pour les accompagner à un moment-clé de leur vie provoque une implication bien plus forte de la part des jeunes lecteurs.
C’est de cette façon que nous parviendrons à faire en sorte que la littérature de fiction prenne toute sa place au cœur de la vie des lecteurs adolescents et optimiser les bénéfices qu’ils peuvent en tirer, à la fois dans le cadre de leur vie sociale et pour leur développement personnel.
Par ailleurs, le papier pourrait bien se révéler un allié de taille dans cette affaire. La recherche prouve en effet que ses propriétés matérielles sont mieux adaptées au fonctionnement de notre mémoire que les supports digitaux. Le psychologue Rakefet Ackermann, qui est aussi un membre du réseau E-READ, explique ainsi que malgré les immenses avancées technologiques de ces dernières années, les étudiants préfèrent toujours apprendre sur des formats papier que sur des écrans d’ordinateur. Elle a démontré que, même si les performances restaient bonnes pour ceux qui avaient étudié à partir d’un document numérique, elles étaient encore meilleures pour ceux qui avaient étudié sur papier. ce sont en effet nos capacités de méta cognition qui sont affectées par la lecture sur écran. Ce type de lecture nous prépare moins bien à évaluer notre compréhension du texte – ou à évaluer à quel point on a mémorisé son contenu.
Ce que nos expériences autour de l’attrait du livre papier ont démontré, c’est que ceux qui lisent sur un support papier sont plus impliqués dans leur lecture, tandis que ceux qui utilisent des outils numériques ont tendance à lire de façon plus superficielle.
Notre objectif n’est pas du tout d’opposer les pratiques de lecture sur écran et sur papier, ni de dire qu’il faut arrêter de lire sur des écrans. Nous devons simplement adapter les outils que nous utilisons en fonction de nos besoins et les développer dans le but délibéré de faire de la lecture une composante essentielle de nos habitudes sociales et culturelles. Car mieux nous comprendrons comment nous lisons sur écran, mieux nous pourrons sauvegarder le précieux passé dont nous avons hérité.
Massimo Salgaro, RFIEA Fellows 2017-2018, IEA Paris, Researcher in Literary theory, University of Verona et Adriaan van der Weel, Researcher Book and Digital media studies, Leiden University
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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