La loyauté dans l’épopée médiévale « La Chanson de Roland »

Le poème exprime les préceptes fondamentaux de la chevalerie et de l'ordre féodal, c'est-à-dire l'idéal du chevalier chrétien

Par Walker Larson
21 août 2024 14:05 Mis à jour: 21 août 2024 14:05

Pour quelles choses devrions-nous être prêts à mourir ?

Le poème épique du XIe siècle La Chanson de Roland , écrit par un poète du nom de Turold, répond à cette question. Ce poème est un type de récit français traditionnel appelé « chanson de geste ». Il raconte la mort du neveu de l’empereur Charlemagne, le comte Roland, lors de la bataille du col de Roncevaux en l’an 778. L’œuvre est librement inspirée d’événements historiques et utilise le cadre des guerres de Charlemagne pour explorer la hiérarchie, la loyauté, l’esprit de croisade et le conflit entre le bien et le mal.

Bas-relief en bronze représentant la dernière bataille de Roland au col de Roncevaux. Francisco Javier Diaz/Shutterstock

Le contexte historique

Dans le poème, la figure de Roland prend des proportions légendaires et représente le chevalier et le vassal chrétien idéal. Le poème exprime les préceptes fondamentaux de la chevalerie et de l’ordre féodal. Il met notamment l’accent sur la loyauté à l’égard de son seigneur, même jusqu’à la mort. Pour le poète de la Chanson de Roland et pour son public, le dévouement total du vassal à son seigneur n’était pas considéré comme un esclavage, mais plutôt comme un privilège ennoblissant symbolisant les réalités spirituelles.

La pierre angulaire historique du poème est constituée par les campagnes menées par Charlemagne contre les Sarrasins en Espagne à la fin des années 700. Sur le chemin du retour vers l’empire des Francs, il subit une défaite cuisante : au sommet des Pyrénées, dans le col entre la France et l’Espagne, les Basques tendent une embuscade à l’arrière-garde de Charlemagne et l’anéantissent. Le comte Roland fait partie des victimes.

Sur cette base historique, Turold a construit un riche édifice poétique aussi imposant, complexe et multiple qu’une cathédrale médiévale, plein d’ombres et de lumières contrastées et reflétant une réalité multidimensionnelle.

Cette page de la Chanson de Roland, la plus ancienne œuvre littéraire française conservée, a été enluminée en 1125. Elle se trouve actuellement à la Bibliothèque Bodléienne d’Oxford, en Angleterre. MartinPoulter / CC BY-SA 4.0

Dans ce poème, Charlemagne, qui a conquis la quasi-totalité de l’Espagne, apprend que les Sarrasins sont prêts à négocier une reddition. Il envoie le seigneur Ganelon, le beau-père de Roland, pour négocier les conditions de la paix. Mais Ganelon, en colère contre Roland qui s’est porté volontaire pour cette tâche risquée, prépare sa vengeance. Il fait en sorte que Roland soit placé dans l’arrière-garde de l’empereur et aide les Sarrasins à revenir sur les termes de la paix et à tendre une embuscade à la compagnie de Roland.

Au cours de l’attaque, Olivier, l’ami de Roland, l’incite à souffler dans son cor « olifant » pour alerter Charlemagne et le gros de l’armée de la situation désespérée de l’arrière-garde. Roland considère que c’est déshonorant et continue à se battre contre des forces écrasantes. Lorsqu’il sonne enfin le cor, il est trop tard pour lui et ses hommes. La double trahison de Ganelon et des Sarrasins scelle le destin de Roland.

Comme l’explique Gérard Brault dans La Chanson de Roland : introduction et commentaires, « les deux grandes lignes de l’histoire s’articulent autour de la trahison, notion encore plus odieuse dans la société médiévale, structurée sur la base de vœux solennels d’allégeance, qu’elle ne l’est aujourd’hui ».

Dans son récit, Turold transforme les Basques attaquant en Sarrasins et leur prête une imagerie démoniaque pour représenter toutes les forces antichrétiennes du monde. Roland se bat non seulement pour sa survie, mais aussi pour la bonté et la vérité contre les forces des ténèbres. Le poème développe et élargit ce qui n’était historiquement qu’une escarmouche à la fin d’une campagne indécise en une lutte cosmique entre le bien et le mal qui affirme avec force la vision du monde chrétienne médiévale.

Scène de la Chanson de Roland, par Wolf von Bibra. Burg Brennhausen, Bavière, Allemagne. CSvBibra / CC BY-SA 4.0

L’état d’esprit médiéval

Le paradigme hiérarchique appliqué à la création est au cœur de cette vision médiévale du monde. Les gens comprenaient la création comme une « grande chaîne d’êtres », avec Dieu au sommet. Les êtres supérieurs ressemblaient davantage à Dieu et les êtres inférieurs lui ressemblaient moins. Les anges se situaient au-dessus des humains, les humains au-dessus des animaux, les animaux au-dessus des plantes, etc. Les êtres supérieurs avaient un certain degré d’autorité sur les êtres inférieurs.

Les sociétés humaines médiévales visaient à refléter la hiérarchie inhérente à l’univers. À l’époque de Charlemagne, le féodalisme reposait sur un système profondément hiérarchisé de droits et d’obligations. Comme l’indique L’âge de la chevalerie, « Charlemagne a créé une hiérarchie de nobles puissants. De même qu’ils juraient fidélité au roi, les hommes de moindre importance rendaient hommage aux nobles ».

Ce réseau de serments d’allégeance s’étendait jusqu’aux serfs qui travaillaient sur les terres d’un chevalier ou d’un seigneur local. « Les individus à tous les niveaux de la société étaient liés par des vœux d’hommage et de fidélité », écrit Gérard Brault. « Le seigneur local offrait sa protection en échange de la propriété de toutes les terres, d’un pourcentage des récoltes et des animaux domestiques, et de divers services. »

Comme le suggèrent les mots de Gérard Brault, la relation entre le seigneur et le vassal était inégale mais réciproque. Il s’agit là d’un point important : chaque partie recevait quelque chose du lien du serment. Dorothy Sayers explique dans l’introduction de sa traduction du poème que le rite de l’« hommage » comprenait l’enlacement des mains du vassal dans celles du seigneur, suivi d’un baiser mutuel entre le seigneur et le vassal qui symbolisait la réciprocité de la relation. « La vassalité était, du moins à l’origine, un lien personnel de service et de protection mutuels entre un seigneur et son dépendant. »

Par ce rituel, le vassal s’engageait à servir le seigneur de diverses manières, notamment par le biais de la dîme et du service militaire. En retour, le seigneur s’engageait à protéger le vassal dans la vie et à le venger dans la mort, à maintenir la justice entre lui et ses autres vassaux et à le récompenser pour ses bons et loyaux services.

Comme l’explique Gérard  Brault, cette conception de la féodalité et de la relation personnelle entre le seigneur et le vassal est au cœur du poème. Roland se consacre entièrement au service de Charlemagne et à l’expansion de son royaume. De plus, le dévouement de Roland est directement lié à sa loyauté envers Dieu. L’une de ces relations est analogue à l’autre. L’engagement de Roland à se battre jusqu’à la mort pour Charlemagne se fond parfaitement dans son engagement à se battre jusqu’à la mort pour le Christ.

En fait, il n’est pas tout à fait certain que Roland fasse la distinction entre les deux dans son esprit. Pour lui, toute autorité humaine légitime représente l’autorité de Dieu. La hiérarchie humaine imite la hiérarchie divine. Ce principe nous aide à comprendre les paroles de Roland à la strophe 79 de La Chanson de Roland :

 Ah ! Que Dieu nous l’octroie ! Nous devons tenir ici, pour notre roi. Pour son seigneur on doit souffrir toute détresse, et endurer les grands chauds et les grands froids, et perdre du cuir et du poil. Que chacun veille à y employer de grands coups, afin qu’on ne chante pas de nous une mauvaise chanson ! Le tort est aux païens, aux chrétiens le droit. Jamais mauvais exemple ne viendra de moi. 

De même, l’archevêque Turpin encourage les guerriers francs en infériorité numérique en leur faisant comprendre que le service fidèle de Charlemagne – même jusqu’au don de leurs dernières gouttes de sang – sera un service rendu à toute la chrétienté et leur vaudra une récompense céleste.

 Charles nous a laissés ici : pour notre roi nous devons bien mourir.  Aidez à soutenir la chrétienté. Si vous mourez, vous serez de saints martyrs, vous aurez des sièges au plus haut paradis. 

Aux yeux de Turold, un martyr

Bien que nous puissions être en désaccord (comme Olivier) avec la décision de Roland de ne pas sonner du cor après l’embuscade, nous devons comprendre qu’à ses yeux, sonner du cor pour demander de l’aide mettrait inutilement en danger son seigneur, compromettrait son devoir de vassal fidèle et jetterait des taches de honte sur les Francs.

Qu’il soit jamais dit par nul homme vivant que pour des païens j’aie sonné mon cor ! Jamais mes parents n’en auront le reproche… Les Français sont hardis et frapperont vaillamment ; ceux d’Espagne n’échapperont pas à la mort.

L’allégeance radicale de Roland à Charlemagne et, à travers lui, à Dieu, jusqu’à sacrifier tout son sang pour son roi et sa foi, fait de lui un martyr aux yeux de Turold. Gérard Brault soutient que le sens central du poème est que la mort de Roland est une imitation de la passion du Christ.

Illustration de Roland tirée de L’Histoire de France, 1913. Domaine public

Dans les lignes décrivant la mort de Roland suite à ses blessures, nous trouvons quelques-unes des plus belles poésies de l’œuvre.

Un peu plus loin qu’une portée d’arbalète, vers l’Espagne, il va dans un guéret. Il monte sur un tertre. Là, sous un bel arbre, il y a quatre perrons, faits de marbre. Sur l’herbe verte, il est tombé à la renverse. Il se pâme, car sa mort approche.

Le compte Roland est couché sous un pin. Vers l’Espagne il a tourné son visage. De maintes choses il lui vient souvenance : de tant de terres qu’il a conquises, le vaillant, de douce France, des hommes de son lignage, de Charlemagne, son seigneur, qui l’a nourri.

Il contemple avec joie tout ce qu’il a fait pour le roi et la croix.

La simple clarté de ces lignes fait de ce moment une image austère qui transcende ce qu’elle décrit. Roland, du haut de sa colline, regarde non pas comme un homme qui contemple un col espagnol, mais comme un homme qui contemple la terre entière, un homme qui se trouve au seuil de la mort. Son regard sur ce monde est donc purifié. Il prend tout en compte. Il n’a jamais tourné le dos à ses ennemis et il meurt face à eux.

C’est ainsi que Charlemagne le retrouve. Charlemagne remplit son rôle de seigneur de Roland en lançant le tonnerre de la guerre sur la tête des embusqués : il venge la mort de Roland.

Dieu remplit son rôle de seigneur en récompensant les services de son vassal, Roland.

Dieu lui envoie son ange Chérubin et saint Michel du Péril ; avec eux y vint saint Gabriel. Ils portent l’âme du comte en paradis.

Ce moment est à la fois tragique et triomphant, et décrit bien l’esprit de tout le poème. Gérard Brault écrit : « Turold incarne la sagesse dans son poème par “Monjoie” [le cri de guerre franc], qui suggère souvent la joie mêlée à la souffrance, et “Ronceveaux”, où la vie est vue comme une vallée de larmes, mais avec la joie à la fin du voyage ».

Roland à Roncevaux, 1888, de Jules Jacques Labatut. Marbre. Archéodontosaure / CC BY-SA 4.0

L’engagement inébranlable de Roland envers l’honneur, le seigneur, la patrie et la foi a fait de lui un modèle de chevalerie pendant des siècles. Bien que les idéaux pour lesquels Roland s’est battu ne soient plus très répandus, tout lecteur peut encore trouver une source d’inspiration dans sa loyauté inébranlable envers ses convictions et sa confiance en la victoire, même face à la défaite.

Roland est l’un de ces grands esprits de la littérature mondiale dont la détermination, cristallisée dans un moment de bravoure extraordinaire, fait de lui un héros passionnant, qui met en lumière les idéaux médiévaux.

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