Et soudain, de proche en proche, les ténors de la Silicon Valley se sont interrogés. Et si le modèle économique historique des marchands du numérique était en train d’échapper à ses concepteurs ? Un Frankestein qui ne dit pas encore son nom. En effet, la monétisation excessive de l’attention des usagers non seulement impose des dispositifs techniques et logiciels de plus en plus verrouillants, c’était connu, mais ils conduisent également au développement de pathologie addictive et c’est plus inquiétant.
Le modèle de l’audience des plateformes
Rappelons en quelques mots les principes stratégiques du modèle de l’audience, celui qui domine chez les plateformes numériques.
- Proposer des services et lorsqu’ils sont gratuits, en échange d’une donnée d’usage.
- À partir de cette donnée, analysée, en déduire une caractéristique saillante de l’usager.
- Augmenter le nombre de caractéristiques connues en multipliant le nombre de points de contact avec le numérique. Une connexion continue restera une situation idéale pour cela.
- Développer des effets de réseaux en constituant des écosystèmes de services online mais aussi offline afin de comprendre les usagers dans des dimensions spatiales, temporelles et sociales.
- Verrouiller les usagers et prévenir, limiter, rendre coûteux leur désir de changement et de sortie de ces écosystèmes.
Alors, l’on comprend assez vite que les GAFAM et autre NATU en savent beaucoup plus sur nous, sur nos pratiques culturelles, nos goûts alimentaires, nos habitudes sociales et amoureuses, nos envies de voyages, les lieux que nous apprécions, nos envies de voyages, les lieux que nous apprécions mais aussi, en creux, nous révélons nos non-usages et ce que nous ne faisons pas et donc sans doute ce que nous n’aimons pas.
Au fond, il est fort probable que les plateformes numériques en savent plus sur nous que nous n’en savons sur nous même. Et cette information, c’est de l’or pour les publicitaires ou autres tiers prêt à payer très cher pour nous comprendre, nous informer et nous solliciter.
Expérience utilisateur fluide, persuasion et addiction
Récemment, Tristan Harris (Rue89, 2016), qui a été « philosophe produit » chez Google expliquait combien il était important de concevoir des interfaces qui avait pour objectif de « faire perdre du temps ». Autrement dit, ajouter à une expérience utilisateur fluide une dimension persuasive et addictive où les notifications intempestives ne sont que les fonctionnalités visibles d’un système ayant vocation à « voler des heures » aux usagers. Et d’ailleurs cela s’apprend, c’est la captologie, et cela constitue une discipline scientifique que l’on peut découvrir au Persuasive Tech Lab de l’Université de Stanford.
La réalité d’un design ou d’une conception nativement addictive est peu connue et par nature, seuls ceux qui font, savent avec quels objectifs ils le font. Pour autant et de façon croissante, les contenus et la mise en scène de ces contenus vont de pairs.
Très souvent, cela peut prendre la forme d’une personnalisation confortable mais qui masque aussi une chambre d’écho aux frontières définies par nos propres usages. Et de ce point de vue, il y a ceux d’entre nous qui savent comment tout ceci fonctionne, ceux qui sont indifférents, et ceux qui ne savent pas, autrement dit, qui ne comprennent pas la conception de l’univers dans lequel ils évoluent. Et c’est peut-être un problème, surtout s’ils sont nombreux.
Afin de cartographier cette typologie, nous avons mené une large enquête, originale, auprès d’un échantillon représentatif de 2 335 étudiants (Suire, 2016). Cette génération Y et Z, milleniums diront certains, très largement consommatrice d’écrans, s’avère être particulièrement hétérogène et dans une fragilité psychosociologique peu documentée. Revue de détails.
Une forte intensité d’usage et de l’addiction
Ce qui marque dans un premier temps, c’est une forte fréquence d’usage. Les étudiants de la génération Y et Z sont de gros consommateurs de numérique puisque tout support confondu, ils naviguent entre 2h et 4h par jour et 13 % sont plus de 6h/jour sur Internet. Ceux qui ont entre 21 et 22 ans constituent la part la plus importante de ces gros usagers et à 60 % ce sont des hommes.
Cette très forte consommation conduit à des comportements pathologiques et à commencer par des usages numériques dès le réveil (nous n’avons pas posé de question sur les usages nocturnes mais il y a peu de doute qu’ils existent surtout si le smartphone est dans la chambre). En effet, 75 % des répondants déclarent consommer un écran (fixe ou mobile) encore au lit. Que font-ils alors ? Pour 46 %, il s’agit de vérifier ce qui s’est passé dans son réseau social (SMS et appels) avant de faire le point sur l’activité sur ses réseaux sociaux numériques.
Et c’est là que le problème survient. Cette consultation frénétique de ses écrans est-elle volontaire ou est-elle subie ? Vient-on chercher un shoot de notifications et de likes ou vient-on seulement faire un rapide point des contenus essentiels ? Et bien, pour 51 % de notre population, ce comportement est associé à une addiction forte. Un étudiant sur deux, supposés natifs du numérique est aujourd’hui dans une dépendance à l’égard de ses écrans numériques et ce taux est relativement stable pendant toute la période des études. Cette population déclare, en conscience, être en dépendance.
Souhaiteraient-ils qu’il en soit autrement ? On peut le penser, car dans le même temps ils sont 57 % de ces addicts à vouloir se déconnecter et 33 % à envisager une digital detox lorsqu’on leur pose la question. Il y a bien une dépendance forte aux écrans et aux contenus. Ces drogués du numérique sont à 52 % des femmes et 48 % des hommes et cette différence n’est pas significative. 44 % d’entre eux ont moins de 20 ans.
Déconnexion raisonnée et « ethics by design »
Face aux addictions, il risque y avoir de la schizophrénie de toute part. De façon fondamentale, derrière le marketing numérique de la rétention, de la fidélisation et de l’influence, il y a la recherche d’une maximisation du temps qu’accorde l’usager au contenu. Et l’on touche une limite, puisqu’ils sont nombreux à déclarer souffrir d’une addiction et d’un usage compulsif sans forcément mettre en avant une utilité immédiate pour les contenus consommés. Ainsi, l’éphémère nourrit l’éphémère qui nourrit l’inutile et telle est une réalité croissante des services numériques et de leur mise en scène à travers les écrans.
Que faire alors ? Évidemment l’industrie numérique ne s’en laissera pas compter et une douce pression politique et sociétale dessinera probablement une nouvelle frontière business. Celle de « vendre » de la (dé)-connexion raisonnée, du « time well spent » comme le dit Tristan Harris. Du garantie 100 % non addictif et respectueux de notre bonne santé mentale. Après le « privacy by design » c’est la montée du « ethics by design ». Mais du coté des usagers ? Il faudrait aussi commencer à se sevrer et ce n’est jamais simple lorsque l’on est seul et même peut-être se déconnecter ? Pas simple non plus lorsque nos vies professionnelles s’entrelacent à nos vies personnelles qui s’entrelancent au numérique.
Migrer vers des zones blanches exemptent de toute couverture réseau ? Oui cela va arriver et déjà c’est une tendance observable même si peu de territoires ont compris qu’ils pouvaient tirer une valeur nouvelle de l’absence de couverture réseau. Ensuite on peut décliner à l’envie : des cafés « no laptop », des hotels « no wifi », des territoires « no networks », etc. Ou encore un bon vieux Nokia 3310 ? Oui c’est également une option.
Dans tous les cas, c’est une élite qui comprend le mieux ces enjeux qui le fera en premier, ou qui le fait déjà, mais dans un contexte où l’Internet s’embarque aujourd’hui dans le mondre objet, le futur d’un numérique pour tous, inclusif proposant d’égales opportunités, n’en restera pas moins incertain.
Raphaël Suire, Professeur des Universités en management de l’innovation, Université de Nantes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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