EUROPE

La nouvelle fée électricité

novembre 15, 2017 8:00, Last Updated: novembre 14, 2017 21:43
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Vous pouvez désormais acheter votre électricité chez Total. Pas à la pompe bien sûr, mais en vous abonnant. Vous recevrez chez vous du courant à chaque instant et une facture de temps en temps, tout comme de la part d’autres fournisseurs. Pourtant Total ne possède pas de centrales électriques comme EDF. Elle ne produit donc pas son électricité. Mais ce n’est pas nécessaire car les kWh peuvent s’acheter sur des marchés de gros et être revendus au détail aux particuliers, un débouché ouvert à la concurrence depuis 10 ans.

L’électricité réputée différente des autres marchandises en est devenue une. Voyons comment, car dresser les électrons à l’économie ne s’est pas réalisé par enchantement d’un coup de baguette magique.

Des réseaux et des circuits

Remontons d’abord le courant de l’électricité qui arrive dans les prises de votre logement. Elle vient de parcourir un réseau de distribution et un réseau de transport, un ensemble de fils et lignes électriques qui irriguent le territoire, un peu comme le réseau routier avec ses chemins vicinaux et ses autoroutes. Les autoroutes de l’électricité sont directement branchées sur des centrales de tous types. Peu importe ici qu’elles aient été alimentées par du gaz, du charbon, de l’uranium enrichi ou encore le souffle du vent car tous les électrons se ressemblent physiquement.

Haute tension… (Mon Œil/Flickr/CC BY)

Mais attention, ils ne circulent pas sur le réseau comme des voitures. La vitesse de la charge électrique ne dépasse pas le kilomètre-heure. L’électricité que vous recevez chez vous c’est un peu comme l’eau d’un long tuyau plein : l’eau qui sort instantanément par la pomme d’arrosage quand vous ouvrez le robinet n’est pas celle qui entre. C’est la pression qui se transmet très vite, pas l’eau.

Avant la libéralisation, ce circuit était maîtrisé par une seule et même entreprise, Electricité de France. Elle produisait l’électricité, la transportait, l’acheminait et la commercialisait. Aujourd’hui, il y a toujours au milieu de ce circuit un seul opérateur de réseau, RTE pour la haute tension et Enedis pour la moyenne et basse tension, mais à l’amont coexistent plusieurs producteurs et à l’aval plusieurs fournisseurs.

De la concurrence aux deux bouts

Pourquoi l’ouverture à la concurrence s’est-elle limitée aux deux bouts et n’a-t-elle pas concerné les réseaux ? Tout simplement parce que le transport et la distribution de l’électricité sont des monopoles naturels. Une unique entreprise est préférable à plusieurs car les économies d’échelle sont telles qu’un seul opérateur permet de minimiser le coût.

Inutile d’introduire la concurrence qui ferait moins bien. Songer à d’autres monopoles naturels plus évidents comme un tunnel en montagne ou un réseau de remontées mécaniques pour le ski : installer deux infrastructures côte à côte desservant la même demande locale conduirait à un gaspillage et le péage et l’abonnement seraient d’un montant plus élevé.

L’électricité au tableau. (Frédéric BISSON/Flickr/CC BY)

Pour qu’une telle chaîne qui combine des activités en concurrence et d’autres en monopole fonctionne il faut créer deux machineries. La première est un système de régulation, avec une autorité et des règles pour faire en sorte que les réseaux soient accessibles sur un pied d’égalité aux différentes entreprises rivales qui produisent l’électricité à l’amont ainsi qu’aux entreprises rivales qui le vendent aux consommateurs finals à l’aval. Le régulateur, la Commission de Régulation de l’Énergie en France, doit également veiller à ce que ces réseaux restés en monopole recouvrent leurs dépenses sans réaliser de surprofit.

La mise en place d’un marché de gros de l’électricité, ou bourse de l’électricité, est la seconde machinerie. On serait même tenté de parler ici de tringlerie tellement la chose est compliquée. Voyons cela de plus près.

Une bourse de l’électricité

Aujourd’hui, les transactions boursières pour échanger des devises ou des actions se règlent en microsecondes. Elles s’échangent entre vendeurs et acheteurs en un éclair. Rien de tel pour les marchés électriques : les ordres sont passés la veille pour le lendemain. EDF ne peut pas annoncer qu’elle est vendeuse, disons de 100 MWh, et Total de les acheter dans la seconde qui suit.

De l’électricité achetée ailleurs. (Yann Gar/Flickr/CC BY-SA)

L’absence de marché spot réellement instantané de l’électricité s’explique par les caractéristiques bien particulières de cette commodité : elle ne se stocke pas (ou plus précisément pas à un coût raisonnable contrairement au pétrole ou au charbon) et la consommation et la production doivent s’équilibrer à chaque instant (sinon la lumière des ampoules faiblit ou les lignes électriques s’échauffent).

EDF peut en revanche annoncer qu’elle est prête à offrir demain pour chaque heure des volumes à différents prix, par exemple entre 12h et 13h 10 000 MWh à 31 € l’unité 7 000 MWh à 35 €, et 500 MWh à 150 € et Total peut s’engager à acheter à la même heure du lendemain 1 400 MWh à 33 €.

Quand le gestionnaire du marché empile les déclarations de tous les vendeurs et de tous les acheteurs pour une même heure, il obtient une courbe d’offre et une courbe de demande et leur intersection détermine le prix et le volume d’équilibre pour cette heure de la journée du lendemain. Il fait de même pour les autres heures.

Bien évidemment, en chaque heure du jour d’après la production et la consommation ne seront pas exactement celles prévues la veille. Tout un montage est organisé pour faire face à ces aléas et injecter ou soutirer de l’électricité au dernier moment afin d’assurer l’équilibre du système électrique.

Des marchés emboîtés

Les brusques variations du côté de l’offre et de la demande donnent ainsi des sueurs froides à l’opérateur du réseau de transport de l’électricité. Les éclipses solaires qui font brusquement chuter la production photovoltaïque en Allemagne ou les soirées de finales de championnat de football en Europe lorsque tous les postes de télévision s’allument et s’éteignent au même moment sont des événements particulièrement redoutés. Les pires étant ceux non prévus comme une chute de température exceptionnelle ou une panne de centrale électrique fortuite. Ces besoins de flexibilité en puissance ou en flexibilité sont parfois eux-mêmes couverts par des marchés. Ils rémunèrent, par exemple, l’effacement de grands consommateurs prêts à différer leur consommation ou la capacité de producteurs prêts à injecter de l’électricité en urgence au cas où.

Une construction si sophistiquée de marchés emboîtés afin de pouvoir installer la concurrence vaut-elle finalement la peine ? Oui, sans aucun doute si on raisonne à l’échelle de l’Europe continentale et pour l’allocation de court terme des capacités disponibles à la couverture des besoins. L’intérêt des bourses d’électricité en gros et de leurs marchés annexes est en effet de répondre à la demande d’électricité en faisant appel aux installations des producteurs qui produisent au moindre coût.

Le prix qui s’affiche la veille pour telle heure du lendemain est en effet égal au coût variable de l’unité marginale, c’est-à-dire la dernière centrale appelée quand on empile les offres par coût variable croissant. Cette formule ramassée chère aux économistes de l’énergie implique par exemple que les centrales à gaz seront d’abord toutes appelées avant les centrales à fioul dont le coût variable est beaucoup plus élevé.

Si seulement la moitié du parc de centrales à gaz est nécessaire pour satisfaire la demande à un instant donné, elle implique aussi que ce seront les centrales à gaz aux plus bas coûts variables qui seront sélectionnées. En deux mots la bourse sélectionne les meilleures offres des différents concurrents.

En réalité, c’est encore plus compliqué puisqu’il s’agit de minimiser l’ensemble coût de production et de transmission. Par exemple pour fournir telle ville, ce n’est pas forcément une installation d’éoliennes produisant à coût marginal quasi nul qui doit être sélectionnée. Si elle est très éloignée de la zone de consommation, il sera peut-être plus efficace de faire appel à une centrale à gaz plus coûteuse à exploiter mais qui est plus proche. Acheminer de l’électricité de plus loin est en effet plus coûteux à cause des pertes en ligne, une partie de l’électricité se dissipant en chaleur. Il peut également arrivé que des congestions apparaissent en quelques points du réseau, conduisant également à modifier le principe d’appel des centrales par coût croissant.

Pylône. (JPC24M/Flickr/CC BY-SA)

Du monopole à l’Europe de l’énergie

Les nostalgiques de l’électricité publique en monopole diraient qu’EDF pouvait aussi à l’époque seule dans son coin allouer sa production en tenant compte des caractéristiques des centrales et des réseaux pour satisfaire la demande au moindre coût. C’est juste à condition de supposer que l’entreprise et ses dirigeants étaient tous mus par la recherche de l’intérêt général, une hypothèse avancée par Marcel Boiteux. (Cet ancien patron d’EDF avançant même qu’il servait mieux la France électrique que ses ministres de tutelle trop préoccupés par diverses autres considérations.) Une telle hypothèse est difficile à admettre par les économistes depuis que le plus fameux d’entre eux, l’écossais Adam Smith, a fondé leur discipline sur l’intérêt égoïste des hommes.

En tout état de cause une EDF vertueuse n’aurait pu étendre son monopole à l’ensemble de l’Europe pour y minimiser à court terme le coût de production et de transmission des électrons. C’est pourtant chose faite aujourd’hui car les différentes bourses de l’électricité du continent sont couplées à des systèmes d’enchères pour gérer le transport de l’électricité à travers les frontières.

Un grand consommateur ou un fournisseur d’électricité en France peut acheter pour demain son électricité d’Allemagne ou de Belgique rendue dans l’Hexagone sans devoir réserver et payer par ailleurs un passage au-dessus du Rhin ou à travers les Ardennes.

En résumé, l’Europe s’est dotée d’un système efficace de marchés électriques pour allouer au mieux les électrons sur son territoire qui devient progressivement une vaste plaque de cuivre. C’est une prouesse technique doublée d’une réussite économique. Nous verrons la semaine prochaine que cette belle construction dont Total tire parti chancelle aujourd’hui. En attendant notez que la volonté de cette compagnie de faire jeu égal avec EDF et Engie ne trouve pas sa source dans les perspectives de croissance et de profit liées à l’alimentation électrique de votre résidence mais dans celles offertes demain par le véhicule électrique. En plus de recevoir chez vous l’électricité de Total vous pourrez bientôt recharger votre voiture dans ses stations-service.

François Lévêque, Professeur d’économie, Mines ParisTech

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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