AFRIQUE

La vie entre l’espoir et le désespoir dans la « ville syrienne » de Turquie

janvier 18, 2016 12:10, Last Updated: janvier 18, 2016 12:10
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MERSIN, Turquie – « Je n’aime pas la nourriture syrienne, j’aime la nourriture turque », déclare Abd Almajed, un garçon syrien de six ans au sourire espiègle. Il semble s’être bien adapté à sa nouvelle vie en Turquie.

Lui et sa famille ont fui en Turquie en 2012 après qu’une frappe aérienne a eu détruit leur maison à Idlib, Syrie, tuant son père et sa sœur. Sa mère et son frère aîné qui ont survécu à l’attaque ont été grièvement blessés et hospitalisés pendant deux mois.

Abd Almajed, qui avait alors deux ans, a été sauvé par miracle grâce à une cuillère qu’il tenait dans sa main. Il n’a subi aucune blessure.

« Il était 7 heures du matin », explique sa mère Ahdaab (nom de famille omis pour des raisons de sécurité). « Je préparais le petit-déjeuner pour les enfants. Nous avons entendu le son des avions de guerre du gouvernement qui volaient au-dessus de la ville. Peu après, ils ont commencé à larguer des bombes. »

La maison s’est complètement effondrée lorsqu’elle a été frappée par une bombe. La famille était coincée sous les décombres pendant quelques heures jusqu’à l’arrivée d’une équipe de secours.

« Pendant leurs recherches, l’équipe de secours a entendu un bruit étrange qui venait de sous les décombres, c’était Abd Almajed qui cognait sur un morceau de métal avec sa cuillère. C’est comme ça qu’ils l’ont trouvé avec sa mère », explique sa grand-mère qui habitait alors à Alep. Cette dernière a également réussi à fuir en Turquie avec les autres membres de la famille.

Après la convalescence d’Ahdaab, ils ont fui à Mersin, une ville côtière en Turquie. La mère et ses fils vivent avec la grand-mère et six autres membres de la famille dans une petite maison d’un quartier pauvre de Mersin.

« Je parle turc et arabe », annonce fièrement Abd Almajed. Il va dans une école turque de son quartier. « J’adore mon école et mes amis », dit-il.

Tandis qu’Abd Almajed fait preuve de résilience, sa mère Ahdaab et les autres membres de la famille souffrent encore de traumatismes causés par la guerre.

« Chaque soir, lorsque je pose ma tête sur l’oreiller, j’entends l’intense sifflement des missiles. Ensuite, je vois la maison s’effondrer. Chaque soir, encore et encore », décrit Ahdaab avec les larmes aux yeux.

Bien que la famille se sente en sécurité en Turquie, elle se bute à un autre défi : la pauvreté.

« Tout le monde dans cette maison est déprimé. Nous avons tous maigri », relate Ahdaab.

Son frère qui habite avec eux veille sur toute la famille. Il a un diplôme universitaire et gagne 800 livres turques (380 $) par mois. Ils dépensent 270 $ pour le loyer et les comptes. « Mes sœurs et mon autre frère cherchent également du travail, mais c’est difficile », explique Ahdaab.

Il y a 2,5 millions de Syriens en Turquie et le pays est devenu celui qui accueille le plus de réfugiés dans le monde, selon l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR).

Perte d’espoir et pauvreté grandissante

Il est très difficile pour un Syrien de trouver du travail en Turquie. Le gouvernement turc refuse d’accorder aux Syriens le statut de réfugié, c’est une des principales raisons qui les poussent à continuer leur chemin vers l’Europe.

« Après cinq ans, les réfugiés syriens en Turquie – dont 80 % vivent à l’extérieur des camps – ont épuisé leurs ressources. Ils n’ont pas le droit de travailler légalement et ceux qui travaillent légalement sont exploités et sous-payés, ce qui augmente les tensions sociales entre les réfugiés et leurs hôtes », indique un rapport de Human Rights Watch de septembre 2015.

Il y a 2,5 millions de Syriens en Turquie et le pays est devenu celui qui accueille le plus de réfugiés dans le monde, selon l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR). Le pays a été assez généreux envers les réfugiés syriens, dépensant 11 milliards de dollars depuis le début de la guerre civile en 2011. Il a également établi un régime de protection temporaire pour les réfugiés et construit 25 camps qui abritent environ 250 000 personnes.

La Turquie a reçu du financement de l’Union européenne pour soutenir l’immense population de réfugiés. Afin de tenter d’empêcher les réfugiés d’aller vers l’Europe, le ministre turc des Affaires européennes a annoncé le 11 janvier que son pays planifiait octroyer des permis de travail aux réfugiés syriens.

« J’ai de l’espoir. S’il n’y a pas d’espoir, il n’y a pas de vie »- Maher Nasher Alneam

La majorité des réfugiés se trouve à l’extérieur des camps, ils sont répartis à travers le pays et habitent dans les grandes villes. Mersin, située sur la côte méditerranéenne orientale, est un des centres les plus populaires parmi les réfugiés syriens. Environ 350 000 réfugiés habitent à Mersin, ce qui est considérable pour une ville de 1 million d’habitants.

Mersin, une ville située sur la côte méditerranéenne du sud de la Turquie. Un point central pour les réfugiés syriens. (Emel Akan/Epoch Times)

« C’est une très belle ville et j’aime le climat ici. C’est comme la Floride », affirme Maher Nasher Alneam, un propriétaire d’un magasin d’origine syrienne à Mersin. Maher détient un passeport américain, mais il préfère vivre à Mersin pour être plus près de son pays et de sa famille.

Il veut retourner en Syrie lorsque la guerre sera terminée. « J’ai de l’espoir. S’il n’y a pas d’espoir, il n’y a pas de vie », commente-t-il.

La ville sert également de porte vers l’Europe. Beaucoup de Syriens utilisent Mersin comme point de départ pour entreprendre le périlleux voyage par bateau sur la Méditerranée dans l’espoir d’atteindre l’Europe pour commencer une nouvelle vie.

« Tous mes amis que j’avais à l’école sont maintenant en Europe. C’est très étrange. Ils y sont allés en bateau », raconte Shadi Mustafa Al Ahmad

Selon l’UNHCR, plus d’un million de réfugiés du Moyen-Orient et de l’Afrique sont arrivés en Europe en 2015, 80 % d’entre eux ont abouti en Grèce en passant par la Turquie.

La plupart des Syriens qui fuient vers l’Europe sont bien éduqués (86 % ont des études secondaires ou universitaires), selon l’UNHCR. La plupart des réfugiés veulent obtenir l’asile en Allemagne en raison des meilleures perspectives d’emploi et d’éducation.

« Tous mes amis que j’avais à l’école sont maintenant en Europe. C’est très étrange. Ils y sont allés en bateau », raconte Shadi Mustafa Al Ahmad, un Syrien de 30 ans qui habite à Mersin. Shadi et son frère jumeau ont étudié en génie électrique à Damas.

« Crois-moi, il y a tellement de Syriens riches et éduqués qui vont en Europe par bateau. Ils prennent le risque », explique Shadi. Les trafiquants ont approché les frères également.

« Comme nous sommes jeunes, ils sont surpris de nous voir ici. Ils nous demandent pourquoi nous sommes encore en Turquie. Ils nous offrent de l’aide pour fuir vers l’Europe. Même notre agent immobilier nous a offert de l’aide. Nous ne voulons cependant pas être des immigrants illégaux, c’est trop risqué », raconte Shadi.

Shadi Mustafa Al Ahmad et Hadi Mustafa Al Ahmad, deux frères jumeaux, sont des réfugiés et vivent à Mersin. (Emel Akan/Epoch Times)

Les frères, après leurs études, ont travaillé dans le domaine de la musique au Liban. En raison de l’attitude de plus en plus négative envers les réfugiés syriens au Liban, ils se sont rendus à Mersin en 2014.

Ils ont trouvé du travail au noir dans un café comme serveurs. Ils travaillaient trop, étaient sous-payés et ont récemment été mis à pied.

« Nous travaillions pendant 12 heures, la nuit de 20 h à 8 h. On nous payait 35 livres [17 $] par jour. Nous étions comme des robots faisant la même chose chaque nuit. Nous étions épuisés », affirme Shadi.

Ils aimeraient tous les deux demeurer à Mersin, mais ils ne savent pas combien de temps ils pourront survivre sans travail. Ils espèrent que les choses changeront rapidement. « Je rêve toujours de retourner après la guerre et de reconstruire la Syrie avec mes amis », partage Shadi.

Les femmes et les enfants sont les plus durement touchés

La vie est encore plus dure pour les femmes syriennes, particulièrement les veuves. Elles sont coincées dans un monde de pauvreté, de solitude et de peur, indique un rapport de l’ONU.

Les femmes syriennes sont extrêmement préoccupées de savoir comment elles vont vivre et soutenir leurs familles alors qu’elles sont seules dans un pays étranger. Les femmes sont vulnérables au harcèlement et certaines se sont même tournées vers la prostitution en désespoir de cause.

« Nous observons une augmentation des activités criminelles comme les meurtres, les enlèvements et même la prostitution, la plus importante activités criminelles parmi les réfugiés syriens de Mersin », indique le journaliste Huseyin Kar de l’agence de nouvelles IHA qui couvre le sujet des réfugiés syriens et la sécurité publique à Mersin.

La pauvreté force également les femmes à choisir entre envoyer leurs enfants à l’école ou au travail.

« Les femmes syriennes proviennent d’une société traditionnelle et conservatrice. C’est une insulte qu’une femme doive travailler. Ainsi, les femmes n’ont pas d’entreprise ni de vie sociale. Naturellement, ce sont les enfants qui sont envoyés travailler », explique Arzu Kaymak, qui suit des études supérieures en administration publique à l’Université de Mersin et qui a fait des recherches sur les réfugiés syriens.

Les enfants syriens vendent de l’eau dans la rue, quêtent ou ramassent des déchets. Certains travaillent dans les usines de textile, ce qui contrevient à la loi.

Une classe dans le centre d’éducation temporaire de Mezitli (Emel Akan/Epoch Times)

Tout comme les adultes, la vaste majorité des enfants syriens en Turquie habite à l’extérieur des camps de réfugiés. Seulement 25 % d’entre eux sont allés à l’école en 2014 et 2015, selon Human Rights Watch.

La Turquie a fait plusieurs démarches positives en assouplissant les lois pour permettre aux enfants syriens d’avoir accès à une éducation officielle. Elle a également commencé à accréditer un système parallèle de « centres d’éducation temporaires » qui offre un programme en langue arabe. Il y a 11 centres d’éducation temporaires à Mersin.

Epoch Times a visité l’un de ces centres à Mezitli, un quartier qui s’est transformé en « Petite Syrie », particulièrement pour les familles syriennes des classes moyenne et riche. Le centre à Mezitli peut accommoder 1300 étudiants.

Mezitli, un centre d’éducation temporaire, qui offre un programme en arabe, à Mersin. (Emel Akan/Epoch Times)

Les étudiants peuvent apprendre l’arabe, le turc et l’anglais, le programme est approuvé par le ministère de l’Éducation du gouvernement syrien intérimaire, un cabinet de membres de l’opposition syrienne en exil en Turquie.

« Les enfants syriens sont étonnamment plus résilients que les adultes. Ils semblent être passés à autre chose », affirme Nupelda Akaslan, une enseignante turque qui enseigne la langue turque au centre d’éducation de Mezitli.

Les enseignants syriens ont plus de difficulté, plusieurs souffrent de dépression. « Une enseignante syrienne a fait une crise nerveuse aujourd’hui, ce qui est courant ici. Elle a crié, puis s’est effondrée. Ils ont besoin de compassion », estime Mme Akaslan. Les enseignants turcs et syriens au centre d’éducation s’entendent bien, ajoute-t-elle.

Le président du centre, Suat Gunes, a créé une page Facebook pour faire la promotion du centre qui a reçu des messages d’appui de la communauté locale. Les diplômés des centres d’éducation peuvent être admis dans les universités turques. L’UNICEF débourse les salaires des enseignants syriens.

Il y a aussi beaucoup d’organisations caritatives bien établies qui viennent en aide aux réfugiés syriens de Mersin. Le Syrian Social Gathering est l’une d’entre elles. Il a été fondé par quelques hommes d’affaires syriens pour soutenir l’éducation des enfants syriens.

« Nous enregistrons les réfugiés syriens, nous leur rendons visite régulièrement, nous recueillons des données et présentons nos services. Nous tentons d’aider les familles pauvres et nous assurons que leurs enfants ont accès à l’éducation », mentionne Mohammad Zein, président du Syrian Social Gathering.

Malgré les efforts du gouvernement turc et des ONG, l’éducation ne rejoint toujours pas 75 % des enfants réfugiés.

« Bien que les écoles turques soient gratuites, certaines familles sont tellement pauvres et désemparées qu’elles ne savent même pas comment enregistrer leurs enfants à l’école. En outre, certains enfants sont les principaux gagne-pain des ménages alors ils doivent travailler », explique Arzu Kaymak.

Défis pour les soins de santé

Le Syrian Social Gathering et les autorités turques ont aussi mis sur pied des centres médicaux pour les réfugiés syriens. Ces centres embauchent autant des médecins turcs que syriens.

« Les centres médicaux sont essentiels, mais ils ne sont pas adéquats », affirme la Dre Ful Ugurhan, présidente de l’Association des médecins de Mersin.

La Dre Ful Ugurhan, présidente de l’Association des médecins de Mersin (Emel Akan/Epoch Times)

La plupart des réfugiés syriens doivent encore se rendre dans les hôpitaux de la ville. « Il n’y a pas de référence par un médecin de famille dans notre système de santé. Alors les gens peuvent aller à l’hôpital sans être recommandés, ce qui provoque le chaos dans les hôpitaux. Avec l’arrivée des réfugiés syriens, la congestion s’est aggravée », ajoute la Dre Ugurhan.

« Un médecin turc reçoit en moyenne 200 patients par jour dans les hôpitaux », indique-t-elle.

Les médecins et dentistes syriens en Turquie ont ouvert illégalement leurs propres cliniques à domicile pour traiter les réfugiés. Ils annoncent leurs services sur Facebook.

« Nous recevons des avertissements au sujet de ces pratiques illégales, mais nous ne pouvons les contrôler. Cette situation pose de graves risques à la santé », déplore la Dre Ugurhan.

Les réfugiés avec des maladies chroniques sont les plus affectés. Ils ne peuvent expliquer leurs problèmes aux médecins turcs et ils ne peuvent obtenir de médicaments sans prescription. « C’est très difficile pour nos propres citoyens de comprendre notre système de santé, donc imaginez pour les réfugiés syriens. La communication est l’obstacle principal », explique la Dre Ugurhan.

Elle a récemment visité les réfugiés syriens qui habitent dans des abris de fortune à Adanalioglu, un village en banlieue de Mersin. Plus d’un millier de réfugiés se sont établis à cet endroit pour travailler sur les fermes comme travailleurs temporaires. « Les conditions de santé y sont encore pires », dit-elle. Même si le gouvernement a effectué des dépistages et des vaccinations, elle s’inquiète que les conditions de vie déplorables pourraient déclencher des épidémies.

L’hygiène publique est le plus gros problème, particulièrement parce que la plupart des réfugiés refusent d’utiliser les toilettes mobiles, ils creusent plutôt des trous. Des enfants continuent de naître dans ces conditions terribles, rapporte la Dre Ugurhan.

« Tout ce que nous voulons, c’est le respect »

« Tout ce que nous voulons, c’est le respect. S’il vous plaît, respectez les Syriens », souligne Hadi, le frère jumeau de Shadi.

« Dans notre lieu de travail, ils avaient l’habitude de m’appeler “Hé l’Arabe”. J’ai un nom et ils le savent. C’est une insulte », estime Hadi. Il dit éviter de parler arabe dans les lieux publics pour ne pas être humilié.

Hadeel Samra, une étudiante syrienne à l’Université de Mersin, se plaint du même problème. « Il y a des bonnes et des mauvaises personnes comme dans chaque société. Par exemple, dans les transports publics, certaines personnes me méprisent quand elles réalisent que je suis syrienne », remarque-t-elle.

Avec l’arrivée des réfugiés syriens, les prix du marché immobilier ont doublé à Mersin. Il y a eu des pointes de chômage également. Les Syriens sont prêts à travailler pour des salaires plus bas et sans avantages sociaux.

Le maire de Mersin, Burhanettin Kocamaz, a annoncé que le taux de chômage avait augmenté de 20 % en octobre 2015. Les gens d’ici se sentent menacés par le nombre grandissant de Syriens.

Toutes ces questions génèrent des tensions sociales entre les réfugiés et la population locale. De plus, les Turcs hésitent encore à fréquenter les magasins et les restaurants syriens.

Boutiques à Mezitli, un district de Mersin surnommé « Petite Syrie », occupé par des familles syriennes de classe moyenne et aisée. (Emel Akan/Epoch Times)

« Les réfugiés syriens ne se sentent pas les bienvenus. Ils ont besoin de sympathie. Ainsi, on les voit parfois se promener en groupe et distribuer des fleurs aux gens du coin », raconte Mme Kaymak, l’étudiante universitaire ayant travaillé sur la question des réfugiés.

« La Turquie n’a pas d’expérience dans la gestion de millions de réfugiés. Nous aurions pu mieux gérer cette crise. Malgré toutes les difficultés, notre société est encore compatissante envers les Syriens », affirme la Dre Ugurhan. « En ce moment, les gens d’ici et les Syriens vivent en paix sans se faire du mal, mais les Turcs ont peur que les Syriens restent pour toujours. »

Des années seront nécessaires pour reconstruire le pays dévasté par la guerre. Donc, des experts estiment que la plupart des réfugiés syriens vont demeurer en Turquie même après la fin de la guerre. « Les Turcs vont alors commencer à poser des questions et c’est à ce moment que les vrais problèmes vont surgir », croit la Dre Ugurhan.

Version originale : Life Between Hope and Despair in Turkey’s ‘Syria Town’

 

 

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