De sa plume savante et chevronnée, c’est une facette méconnue de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale qu’Éric Branca dévoile dans son nouvel ouvrage L’Aigle et le léopard : les liaisons entre les élites britanniques et l’Allemagne nazie. S’appuyant sur une riche documentation, l’historien raconte pour la première fois ce jeu d’influence articulé par Hitler sur une classe politique anglaise majoritairement favorable à l’appeasement, quand elle n’était pas acquise au Führer, prêt à d’immenses concessions pour conquérir l’amitié d’une nation à laquelle il vouait une infinie dévotion. En triomphant des siens et en maintenant in extremis l’Angleterre dans ce conflit armé, Winston Churchill a changé la face du monde. Une victoire dont l’Empire britannique paiera le lourd tribut : son effondrement. Le « Vieux Lion » ne s’en remettra jamais. Entretien.
Epoch Times : Hitler éprouvait une admiration sans bornes pour l’Angleterre, multipliant les demandes d’entente, quitte à aller jusqu’à proposer de défendre son Empire avec ses propres forces armées. Quelles étaient les raisons de cette adulation ?
Éric Branca : Il faut sûrement y voir l’influence exercée très tôt sur lui par Houston Stewart Chamberlain, l’un de ses deux maîtres à penser, avec Dietrich Eckhart. Chamberlain (rien à voir avec le Premier ministre du même nom, resté dans les mémoires pour les accords de Munich) était anglais, mais il aimait tellement l’Allemagne qu’il en avait pris la nationalité en 1916 — en pleine Première Guerre mondiale ! – après avoir épousé Eva von Bülow, la fille illégitime que Richard Wagner avait eue avec Cosima. Son œuvre la plus notoire, Les Fondements du XIXe siècle, avait connu un succès relatif en Grande-Bretagne, mais était devenue un bestseller dans l’Allemagne du Kaiser. Au point d’éclipser tous les maîtres à penser du pangermanisme, les Ratzel, Treitschke et autres Bernhardi. Ces derniers se « contentaient », si l’on ose dire, de prôner l’unité des « Germains » dans un même ensemble politique ; Chamberlain, lui, rêvait d’une politique active de sélection raciale inspirée de l’élevage animalier, tendue à faire prospérer la race nordique (germains, anglo-saxons, scandinaves, etc.) qu’il plaçait au-dessus de toutes les autres. Ce qu’il théorisait, Adolf Hitler se donnera les moyens de le pratiquer sur une grande échelle à partir de 1933… Avec les conséquences que l’on sait. Quand Chamberlain mourra, à Bayreuth, en 1927, Hitler qui venait régulièrement prendre ses conseils, parlera de lui comme l’un des évangélistes du national-socialisme… Lui-même, on l’aura compris, en étant le messie. Mais un évangéliste qui l’avait en quelque sorte précédé !
Puis, Chamberlain ou pas, Hitler était fasciné par la manière dont les Anglais concevaient la colonisation, bien différente de l’universalisme français. La colonisation n’est légitime, martèle-t-il sans cesse, qu’en fonction de l’intérêt qu’y trouve la puissance dominante. Dans ses Propos intimes et politiques, traduits et commentés par François Delpla (Nouveau Monde, 2016) il se moque même des colonialistes allemands d’avant 1914, qu’il trouve aussi « nuls » que les Français. Il oppose leur idéalisme au réalisme des Britanniques : « Les Anglais ont travaillé pendant trois cents ans à s’assurer la domination du monde. S’ils l’ont conservée si longtemps, c’est qu’ils ne se sont pas mêlés de laver le linge sale de leurs assujettis. Nous, en revanche, ce qui nous plairait, ce serait de frotter un nègre jusqu’à-ce qu’il devienne blanc — comme si quelqu’un qui n’éprouve pas le besoin de se laver lui-même pouvait avoir le désir de se faire savonner par un autre ! ». Il dit cela en 1941, alors que c’est la guerre à mort avec l’Angleterre. Cette fascination ne le quittera pas, même dans ses derniers jours, comme le prouvent les propos alors recueillis par Bormann… En fait, toute la géopolitique hitlérienne s’articule autour de cette fascination pour l’impérialisme britannique : aux Anglais, ne cesse-t-il de répéter, la domination des « peuples inférieurs » hors du continent ; à l’Allemagne, celle de toute l’Europe jusqu’au Caucase. Et comme, pour la première fois depuis le début du siècle, les Anglais sont confrontés à un Allemand qui non seulement ne revendique rien outre-mer, mais aussi et surtout, leur reconnaît une vocation naturelle à y dominer, on comprend pourquoi cette dialectique a rencontré, en Grande-Bretagne, un certain écho, pour ne pas dire un écho certain ! C’est cette convergence explosive que j’étudie dans mon livre.
À l’inverse, le Führer était animé par une haine ontologique de la France, qu’il qualifie dans Mein Kampf d’ « ennemie héréditaire », dont la politique étrangère œuvre depuis des siècles à faire de l’Allemagne un pays « désuni et morcelé ». En occultant l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine en 1871 ou encore le rôle de son futur ministre des Finances, Hjalmar Schacht, qui en 1914, sous le gouvernement du chancelier Hollweg, concevait un plan de réparation rocambolesque dans le but de ravaler la France à statut de puissance de troisième zone si elle était vaincue, peut-on parler d’inversion accusatoire ?
Sans aucun doute. Mais comme je viens de le dire, l’obsession raciale domine tout chez Hitler. Au-delà des griefs historiques que vous avez évoqués, il y a chez lui la conviction qu’à partir de la Révolution, l’universalisme français est un danger mortel en ce sens qu’il implique ce qu’il abhorre le plus : le métissage. Dans Mein Kampf, il a des phrases terribles sur la France qui, dit-il, « met sourdement en danger l’avenir de la race blanche en Europe ». C’est une obsession qui l’habitera jusqu’au bout, et qui explique ses plans de dépècement de la France si l’Allemagne avait gagné la guerre. On en reste toujours à l’image d’une France divisée en deux, voire en trois, entre la zone dite libre, la zone occupée, et la zone côtière. Mais il s’agissait là de mesures provisoires, liées à la situation militaire. En cas de Pax germanica, il avait d’autres projets en tête : l’Alsace Lorraine rattachée au Reich depuis 1940, bien évidemment, mais aussi une partie de la rive gauche du Rhône offerte à l’Italie ; une principauté flamande autonome à cheval sur la France et la Belgique ; une autre zone prenant la France du Nord et de l’Est en écharpe depuis la Somme jusqu’au Jura, qui aurait été vouée à la colonisation agricole ; enfin et surtout, il envisageait la constitution d’un vaste espace tampon entre l’Allemagne et la France, recoupant peu ou prou la Lotharingie carolingienne. Mais aussi, à quelques détails près, la « Grande Bourgogne » du XVe siècle, celle de Charles le Téméraire qui s’étendait des Flandres à la Provence… Sans compter l’autonomie projetée de la Bretagne et peut-être du Pays basque !
Une large part de la classe politique anglaise de l’époque était favorable à l’appeasement avec Hitler. En son sein, quelle était la proportion d’appeasers, d’une part, et de partisans d’Hitler, ou à tout le moins de germanophiles, d’autre part ?
Tous les partisans d’Hitler étaient des appeasers, mais tous les appeasers n’étaient pas des germanophiles, encore moins des nazis ! Comme les Munichois français, certains pouvaient être des patriotes sincères pour qui les concessions faites à l’Allemagne n’étaient qu’un moyen de gagner du temps pour s’armer. Chamberlain était de ceux-là, comme Daladier en France. Halifax, en revanche, était à mi-chemin entre cette position qui se voulait « habile » et une fascination croissante pour le modèle hitlérien. En 1937, il avait été somptueusement reçu par Hitler et les plus hauts dignitaires du Reich, Göring en particulier, qui l’avait invité à chasser dans son fief de la Schorfheide, au nord de Berlin. L’Anglais avait été comme envouté par cet accueil, et il avait noué, à cette occasion, des relations qu’il tentera de mettre à profit, en 1940, pour négocier une paix séparée avec l’Allemagne, à l’insu de Churchill… Puis il y avait les amis de Mosley, regroupés au sein de la BUF (British Union of Fascists), le parti fasciste britannique qui, eux, rêvaient d’une alliance anglo-allemande pour se partager le monde. Sans parler des extrémistes encore plus radicaux de la Ligue nordique, ou de ceux qui voyaient dans un rapprochement avec l’Allemagne, un bon moyen de faire des affaires, en multipliant les relations entre le capitalisme anglo-saxon et l’industrie allemande. C’était, en particulier, le but de l’Anglo-German Fellowship (Fraternité anglo-allemande), parrainée par les plus grandes multinationales anglo-saxonnes de l’époque, de Shell à Unilever…
En cas de défaite britannique, Hitler souhaitait réinstaller sur le trône britannique l’ex-roi Edouard VIII. Quelle était la nature des relations de l’ex-monarque avec le IIIe Reich ?
Plus encore qu’Halifax, des relations de fascination… Sans parler de ses liens familiaux, puisque l’un de ses principaux « officiers traitants », en Allemagne même, n’était autre que son cousin Edward de Saxe Cobourg Gotha, arrière-petit-fils de la reine Victoria et lui-même cousin de l’ex-Kaiser, Guillaume II. N’oubliez pas que, jusqu’en 1917, date à laquelle la famille régnante d’Angleterre a abandonné son patronyme allemand pour s’appeler Windsor, le futur Edouard VIII, alors prince de Galles, s’appelait lui-même Saxe-Cobourg-Gotha. Or, le Saxe Cobourg-Gotha-allemand, le « cousin Edward », était le président d’honneur de l’Anglo-German Fellowship, mais aussi… officier de la Wehrmacht, membre de la SA et, pour ne rien gâter, de la SS. Quand il est venu à Londres, en 1936, pour les obsèques de George V, l’ambassade de Grande-Bretagne à Berlin a dû insister pour qu’il vienne en uniforme de la Wehrmacht… et non de la SS !
Après sa nomination au poste de Premier ministre le 1er septembre 1939, suivie deux jours plus tard de la déclaration de guerre de l’Angleterre à l’Allemagne suite à son agression contre la Pologne, on lit que Churchill se trouvait sous le feu des critiques, comme celles du Duc de Westminster, qui appelait devant les notables à un nouveau Munich et fustigeaient les journaux « contrôlés par la gauche et les juifs ». Vous dites que Churchill était hanté par l’éventualité d’un rapprochement entre la minorité hitlérienne de la classe politique britannique et la majorité acquise à l’apaisement. Sa position au sein du gouvernement était-elle à ce point fragile ?
Plus que fragile. Et ultra-minoritaire au sein de la classe politique britannique. En tout cas jusqu’à Munich. Tout a radicalement changé quand Hitler est entré à Prague, le 15 mars 1939, et que les critiques formulées par Churchill contre la politique d’apaisement sont enfin devenues audibles. Mais Cassandre n’avait pas gagné pour autant. Quand Chamberlain, revenu de ses illusions, se décide à l’appeler au gouvernement comme Lord de l’Amirauté, le jour la déclaration de guerre, Churchill conquiert certes une position stratégique, mais nullement la première. C’est Halifax qui continue à être l’homme fort du gouvernement. Et en mai 1940, il s’en faut d’un cheveu pour que ce dernier ne soit pas nommé à Downing Street à la place de Chamberlain, discrédité par l’invasion de la France, qu’il n’avait pas vu venir… Pour beaucoup, Churchill n’était qu’un pape de transition ». Les gens « sérieux », ceux de la City, à commencer par Montaigu Norman, le gouverneur de la Banque d’Angleterre – ami personnel de Schacht, le patron de la Reichsbank, au point d’être le parrain d’un de ses petits-fils — attendaient impatiemment l’heure d’Halifax.
Lors de la bataille de Dunkerque, Hitler donne son fameux Haltbefehl (ordre d’arrêt) du 24 mai 1940, sursoyant ainsi à sa victoire et consternant ses généraux qui se voyaient déjà capturer l’intégralité du corps expéditionnaire britannique. Un moyen pour le Führer, dites-vous, de tenter une nouvelle fois de s’entendre avec la Grande-Bretagne. Quelles auraient pu être les conséquences sur la suite de la guerre si le dirigeant allemand n’avait pas pris cette décision ?
Il faut toujours se méfier de l’histoire-fiction, de l’uchronie, comme on dit, mais l’exercice n’est pas illégitime s’agissant d’une période où tout s’est décidé sur le fil du rasoir. Le Haltbefehl, c’est un formidable coup de poker ; et la décision de Churchill consistant à profiter de l’accalmie, non pour négocier une paix séparée, mais pour tenter, coûte que coûte de rembarquer le corps expéditionnaire, c’est un coup de poker plus audacieux encore. Et dont le succès a décidé de tout. Dès lors qu’il avait gagné ce pari-là, sa position s’en est trouvée considérablement renforcée. Ce qui se serait passé s’il l’avait perdu ? Nul doute qu’Halifax aurait été choisi pour le remplacer. Et que, dans les jours suivant, une paix séparée aurait été conclue. Avec pour principale victime, devenez qui ? La France, bien évidemment. Et ce, vraisemblablement pour très longtemps…
Il ne fait guère de doute que si la Wehrmacht avait obtenu les mains libres à l’Ouest – c’est-à-dire, du même coup, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient sous domination britannique —, elle serait parvenue d’une manière ou d’une autre, à imposer sa loi à l’Est… Quant aux Etats-Unis, privés de la base logistique vitale fournie par les îles britanniques, on les voit mal se précipiter pour débarquer en Europe, à supposer que le parti isolationniste, déjà si puissant lors du déclenchement du conflit, n’ait pas profité de l’élection présidentielle de l’automne 1940 pour figer l’Amérique dans la neutralité. Croit-on que l’URSS qui fut à deux doigts de s’effondrer en 1941 et encore en 1942, quand les Allemands étaient à portée des pétroles du Caucase, aurait tenu très longtemps ?
Churchill a fait le choix d’une alliance avec l’Union soviétique, désireuse de soumettre l’Occident au communisme, et les États-Unis, désireux de liquider l’Empire britannique. À l’aune des intérêts anglais, comment le Premier ministre évaluait-il le péril hitlérien par rapport à ces autres problématiques ?
On peut dire sans trop simplifier que Churchill a sauvé l’Europe d’une domination hitlérienne… Mais qu’il a sacrifié l’Empire britannique auquel il tenait tant. D’où la mélancolie qui l’a submergé jusqu’à la fin de sa vie. Ses proches l’ont même entendu dire que tout ce qu’il avait fait n’avait servi à rien. Sous-entendu : puisque l’Empire n’existait plus. Churchill tenait Hitler pour un menteur et ne croyait à aucune de ses promesses. Il avait raison concernant ses engagements diplomatiques des années Trente, mais s’est sans doute trompé – et heureusement, pour nous Français ! – s’agissant de l’admiration qu’il portait à l’Empire britannique. Pensez qu’en 1942, Hitler rêvait encore à une paix séparée qui aurait permis aux Anglais de se retourner contre les Russes, après quoi il les aurait aidés… à reconquérir leurs possessions d’Amérique perdues en 1776 ! Donc à rien de moins qu’à reconquérir les Etats-Unis ! Du pur délire, certes, mais qui démontre la profondeur de son anglophilie. Plusieurs fois, on l’a même entendu dire : « Sans Churchill, les Anglais auraient choisi d’être de notre côté. Ils auraient même peut-être fait de meilleurs nationaux-socialistes que les Allemands ! ». Tout un programme auquel nous avons échappé !
L’Aigle et le léopard, d’Éric Branca, Éditions Perrin, 432 p., 23,50 €
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