Toutes les langues, tous les locuteurs, toutes les compétences linguistiques et tous les répertoires linguistiques n’ont pas le même poids. Les langues ont un statut régi par bien des inégalités.
Une même langue peut être parlée dans plusieurs pays, qu’ils soient limitrophes ou non, et un même pays peut être plurilingue, que ce soit officiel ou non. En tant qu’enjeu identitaire, tributaire de dimensions historiques et hautement politiques, le statut d’une langue est l’expression de rapports de force entre groupes sociaux.
La circulation des langues, leurs dominations et leurs marginalisations éclairent des relations de natures diverses entre les groupes ethniques, y compris des dynamiques religieuses.
La grammaire, le dictionnaire monolingue et le manuel de langue sont autant de marques tangibles de l’existence d’une communauté linguistique. Cependant, nos apprenants, dans le cadre de leur parcours scolaire ou professionnel, ont-ils la possibilité d’être véritablement confrontés à des langues minoritaires ou régionales, parlées dans des sociétés variées, des plus développées aux plus traditionnelles ?
Toutes les langues ont une vocation universelle
On le rappellera bien volontiers : il n’y a pas des langues « élues pour être apprises » et des « langues vouées à disparaître » ; toutes les langues, y compris lorsqu’elles sont faiblement diffusées, sont à la fois « communautaires » et « modernes », toutes les communautés linguistiques aussi peu importantes numériquement soient-elles, véhiculent à leur façon les principes d’universalité.
La logique de la perspective de préservation du patrimoine culturel implique que les ressources électroniques (corpus, lexiques, glossaires représentatifs des usages et des genres discursifs) se multiplient pour les langues minoritaires et marginalisées. Or, dans l’ordre linguistique mondial certaines langues sont sur-exposées et d’autres sous-exposées. Certaines langues observées et étudiées sont omniprésentes, d’autres cherchent leur place dans l’univers notamment pédagogique et scientifique, ou disparaissent.
Prendre conscience de la hiérarchie des langues
Il convient d’être particulièrement attentif à la hiérarchie des langues. Un tel projet nécessite qu’on s’intéresse aux divers types d’exigences qui marquent l’enseignement/apprentissage des langues étrangères, en termes de compétences et de besoins, ressentis ou réels, que l’on peut avoir en langues en fonction de son âge, des codes et héritages linguistiques et culturels de sa société, de ses contextes économique et éducatif respectifs, sans oublier les attentes institutionnelles.
La mondialisation bouleverse la compartimentation des langues entre langues proches et lointaines. Alors que, après l’anglais, la deuxième langue étrangère est le plus souvent une autre langue d’Europe occidentale, il est indéniable que, pour des raisons liées à l’histoire récente, les dernières années ont vu l’essor de l’enseignement, en particulier au niveau universitaire, de certaines langues orientales (chinois, japonais, coréen et arabe) typologiquement très différentes et traditionnellement perçues comme « exotiques ».
Si nous assimilons le monde à la scène d’un théâtre où les individus tiennent des rôles exécutés selon des règles précises, et que nous considérons la classe et ses interactions pédagogiques comme les éléments d’une scène théâtrale située dans un cadre spatial et temporel précis, se soulève la question de savoir ce que deviennent les statuts traditionnels de l’environnement éducatif.
Que deviennent les langues autres que l’anglais ? Que deviennent les enseignants et leurs classes ? Que deviennent les méthodes, grammaires et dictionnaires, pièces maîtresses classiques de l’enseignement des langues étrangères ? Dans l’appropriation des langues étrangères, au-delà des mutations des langues et cultures à acquérir), n’assiste-t-on pas à une redistribution des rôles et des identités de l’apprenant) et d l’enseignant) ?
À l’heure où il n’existe plus de cloisons étanches entre apprentissage guidé et apprentissage non guidé, dans un univers digital gagné de plus en plus par l’immatériel et par l’éclatement des lieux et des moments d’apprentissage des langues, on observe dans l’utilisation spontanée de toute langue des séquences d’interaction relevant d’une sorte de pédagogie spontanée (ainsi : les diverses corrections et explications improvisées par le natif, présent réellement ou virtuellement, attentif aux difficultés de son interlocuteur sans viser un apprentissage formel).
Par ailleurs, nous connaissons une multitude de situations où le processus d’apprentissage de la langue étrangère est à la fois guidé et non-guidé. C’est le cas des classes dites bilingues où on apprend une langue étrangère alors que ce ne sont pas véritablement des classes de langue et qui apportent une nouvelle dynamique de pratiques de socialisation linguistique dans l’enceinte de l’établissement scolaire.
Il est difficile de ne pas prendre en compte la multiplicité des situations multilingues dans les régions les plus diverses du monde, avec en présence, de langues nationales, régionales, communautaires et locales.
De même, il est opportun d’évoquer les références partagées qui donnent du sens au monde, structurent l’univers d’appartenance et permettent de s’y positionner, éléments difficiles à identifier et à mesurer de façon empirique.
Un tel champ couvre aussi nécessairement ce que les locuteurs disent, pensent des langues qu’ils parlent, ou de la façon dont ils les parlent et de celles que parlent les autres, ou de la façon dont les autres les parlent. Une langue ne se définit plus seulement par le système linguistique singulier qui lui est propre (sons, règles, unités à maîtriser), mais aussi par le capital que sa maîtrise représente pour ceux qui la parlent ou qui l’apprennent.
Les langues apparaissent pleinement comme des instruments appelés à légitimer, ou non, un ensemble de locuteurs. À l’instar du territoire, de la religion ou de toutes les caractéristiques observables d’un individu, la langue proche ou lointaine, audible ou inaudible, constitue un vecteur essentiel de notre identité.
Thomas Szende, professeur des universités, Institut national des langues et civilisations orientales
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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