L’art et l’amour de la sagesse: «Mercure couronnant Philosophie, mère des Arts»

Atteindre l'intérieur: ce que l'art traditionnel offre comme réflexion sur nous-mêmes

Par Eric Bess
10 juin 2022 16:17 Mis à jour: 10 juin 2022 16:17

Il y a 2500 ans, Socrate a détourné les poètes de sa République utopique. Il affirmait que les poètes étaient trop dangereux, car ils créaient des illusions qui éloignaient les citoyens de la vérité.

L’antidote qu’il proposait était un roi philosophe : un chef sage qui censurerait les poètes et les guiderait dans leurs créations.

Le roi philosophe ne permettait pas aux poètes de raconter des histoires de dieux malicieux, comme celles des poèmes d’Homère. Au lieu de cela, le roi philosophe guiderait les poètes à présenter les dieux avec dignité et honneur afin que leurs actions soient un exemple à suivre pour les citoyens.

Mais le roi philosophe ne censurerait pas seulement la poésie. Tous les arts seraient sous le contrôle du philosophe. Par exemple, le roi philosophe guiderait les musiciens pour qu’ils composent des morceaux martiaux afin d’endurcir les guerriers et de les préparer à la guerre, plutôt que des airs sentimentaux qui pourraient les adoucir et les empêcher de servir et de protéger leur pays.

Avec la critique de Socrate par Nietzsche au XIXe siècle, Socrate a été perçu comme quelqu’un qui censurait les idées et les émotions, et limitait donc le potentiel humain. Nietzsche a suggéré que l’artiste est celui qui, ayant enduré les épreuves du destin, peut créer et façonner sa propre œuvre d’art, un moi dont il peut être fier à sa mort.

Ces deux penseurs avaient deux approches différentes de l’art. Socrate suggérait que la vérité artistique se situait au-delà de l’expérience humaine et existait dans le monde du divin rationnel ; Nietzsche, en revanche, suggérait que la vérité artistique était relative à l’expérience humaine et aux liens que nous établissons finalement entre nous.

Ces points de vue divergents conduisent à la question de savoir si la beauté est objective ou subjective. La vraie beauté existe-t-elle au-delà de la perception sensorielle et sert-elle de critère pour juger ce qui est beau et ce qui ne l’est pas ? Ou bien la beauté est-elle fondée sur nos expériences subjectives, c’est-à-dire relatives au monde qui nous entoure ?

Mercure couronnant Philosophie, mère des Arts, 1747, par Pompeo Batoni. Huile sur toile, 120 cm par 89 cm. Musée d’État de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg, Russie. (Vladimir Terebenin/Musée de l’Ermitage)

Le couronnement de Philosophie

Le peintre italien Pompeo Batoni apporte ce qui me semble être une réponse artistique à cette question. En 1747, Pompeo Batoni a peint Mercure couronnant Philosophie, mère des Arts.

À l’extrême gauche de la composition, le dieu Mercure, vêtu de jaune avec son casque ailé et tenant son caducée (bâton), amène notre regard dans le plan du tableau. Il désigne un ange à l’extrême droite de la composition. L’ange s’apprête à couronner une femme nommée Philosophie d’une couronne de laurier.

Le point de mire est Philosophie. Elle est vêtue modestement, mais la couronne d’or qu’elle porte sur la tête et le sceptre qu’elle tient à la main révèlent son statut royal. Elle tient un des livres de Platon dans sa main, et son autre main est ouverte comme si elle était prête à donner ou à recevoir quelque chose. Elle amène notre regard vers le bambin sous elle, que l’on peut supposer être l’enfant de Philosophie.

Détail montrant le bambin représentant l’art dans Mercure couronnant Philosophie, mère des Arts, 1747, par Pompeo Batoni. Huile sur toile; 120 cm par 89 cm. Musée d’État de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg, Russie. (Vladimir Terebenin/The State Hermitage Museum)

L’enfant est assis parmi des instruments artistiques : des pinceaux, un buste, un compas et une lyre. L’enfant tient une torche à l’endroit le plus sombre de la composition, et la position de la torche ramène notre regard vers l’ange derrière Philosophie.

La réponse du peintre à une question toujours actuelle

Alors, comment le tableau de Pompeo Batoni répond-il à la question philosophique posée précédemment ? Commençons par Mercure.

Mercure est le dieu messager gréco-romain. Il transmet les messages entre les dieux. Le bâton qu’il tient est le caducée, qui lui a été donné par Apollon, dieu du soleil, de la beauté et de la musique, après que Mercure a inventé la lyre. Déjà, nous pouvons voir le lien de Mercure avec le divin, l’art et la beauté.

Mercure demande à l’ange de mettre la couronne sur la tête de Philosophie, une récompense qui vient d’en haut. Philosophie regarde au-dessus de Mercure pendant qu’il donne ses instructions à l’ange, ce qui nous rassure sur le fait que Philosophie se concentre sur le messager divin et donc sur le message divin.

Il est intéressant de noter que la couronne de laurier est placée juste au-dessus de la couronne que porte déjà Philosophie. Nous pouvons présumer qu’elle couvrira et ne remplacera pas sa couronne terrestre.

Philosophie tient un livre de Platon, qui était le porte-parole de Socrate. Le peintre Batoni nous fait savoir quelle philosophie il trouve bénéfique pour les arts : c’est la philosophie de Socrate qui est dans le meilleur intérêt des arts et du public.

Philosophie présente sa main comme si, à la fois, elle donnait et recevait quelque chose. Peut-être fait-elle les deux : peut-être reçoit-elle un message divin de Mercure et donne-t-elle un message divin à travers son enfant, qui représente les arts.

En ce sens, la philosophie est le moyen par lequel l’art présente un message divin. Est-ce la raison pour laquelle l’enfant tient une torche à l’endroit le plus sombre dans la composition, parce qu’il représente le message divin qui peut guider les humains hors de l’obscurité et vers la lumière de la vérité divine ?

Le peintre Batoni semble suggérer, tout comme Socrate, que le but de l’art est d’exposer des messages divins au profit de la civilisation. Le divin, et non l’expérience humaine, devient le critère absolu selon lequel la beauté est jugée, et le chemin vers le divin passe par la philosophie, c’est-à-dire l’étude de la sagesse, qui trouve sa source dans le divin.

Socrate est souvent accusé de censurer les arts parce qu’il refuse les poètes et les illusions qu’ils créent. Pourtant, nous ne pouvons pas pratiquer la sagesse sans pratiquer également le discernement. C’est-à-dire que nous devons dire oui à certaines choses et non à d’autres. En d’autres termes, la sagesse exige un certain degré de censure.

Donc, oui, Socrate peut dire non aux poètes qui créent des illusions, mais dans le dixième livre de La République de Platon, Socrate encourage les poètes à faire valoir leurs arguments et à se défendre. Selon notre interprétation du tableau de Batoni, quels poètes Socrate pourrait-il admettre dans la république ? À quels poètes Socrate répondrait-il oui ?

Ne serait-ce pas les poètes qui s’engagent de manière réfléchie dans la recherche de la vérité pour le bien de la société ? Ne serait-ce pas les poètes qui laissent l’amour de la sagesse – la philosophie – donner naissance à leur art ? Ne serait-ce pas les poètes qui recherchent et expriment ce qui est vertueusement divin ?

Les arts traditionnels contiennent souvent des représentations et des symboles spirituels dont la signification peut être perdue pour nos esprits modernes. Dans notre série « Atteindre l’intérieur : ce que l’art traditionnel offre comme réflexion sur nous-mêmes », nous interprétons les arts visuels d’une manière qui peut être moralement perspicace pour nous aujourd’hui. Nous ne prétendons pas fournir des réponses absolues aux questions auxquelles les générations ont été confrontées, mais nous espérons que nos questions inspireront un voyage de réflexion dans le but de devenir des êtres humains plus authentiques, plus compatissants et plus courageux.

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