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Le besoin de nature à l’ère digitale, entre science et philosophie

mai 15, 2018 16:01, Last Updated: mai 15, 2018 16:01
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Les plus grandes révolutions se font dans le silence. Lentement, sans que l’on s’en aperçoive, elles transforment, un à un, tous les éléments de notre quotidien jusqu’au jour où, levant les yeux sur notre existence, on se rend compte qu’on ne la reconnaît plus. Internet est entré dans ma vie en 1999. Mes parents venaient d’investir dans un ordinateur, et là, sur cet écran digital, innovation née de l’esprit et de la main de l’homme, se laissait deviner un nouveau monde de possibles. Sur le coup, j’avoue ne pas y avoir compris grand-chose, ma perplexité n’ayant d’égal que mon désintérêt. Je n’avais pas réalisé que le monde tel que je le connaissais venait de changer à tout jamais, ni que ma relation à la nature allait prendre une nouvelle dimension.

Alors que plus de la moitié de la population mondiale vit à présent en ville, dans des environnements où la technologie numérique prédomine, la relation de l’homme à la nature dans les sociétés post-industrielles est au mieux compliquée, au pire inexistante. On voit souvent la nature au travers du prisme de notre culture. On l’aime plus ainsi. Elle semble moins menaçante. À l’ère de la révolution digitale, où nous passons de plus en plus d’heures devant nos écrans de téléphone, d’ordinateur ou de tablette, se reconnecter à la nature semble être une solution au chaos moderne.

La nature comme remède : hier et aujourd’hui

La notion de nature comme remède aux maux de la civilisation n’est pas nouvelle. Les exemples de retour à la nature en réaction à un contexte urbain et/ou industrialisé abondent, depuis l’Antiquité jusqu’aux expériences actuelles de fermes urbaines et d’écovillages, en passant par le mouvement transcendantaliste et la période contre-culturelle.

La ferme de Jules Dervaes à Los Angeles. (Author provided)

Au XIXe siècle, Henry David Thoreau expliquait, dans Walden ou la Vie dans les bois, sa décision de vivre dans une cabane dans la forêt, à l’écart de la société :

« Je m’en allais dans les bois car je souhaitais vivre sans hâte, ne faire face qu’aux faits essentiels de la vie, et voir si je pouvais apprendre ce qu’elle avait à m’enseigner, et ne pas avoir à découvrir, au moment de ma mort, que je n’avais pas vécu. »

Au XXe siècle, Helen et Scott Nearing, figures emblématiques du mouvement de « retour à la terre » (back to the land) qui toucha les États-Unis dans les années 1960, décidèrent de quitter des emplois stables à New York pour vivre de manière autosuffisante dans une ferme du Vermont. Aujourd’hui, au XXIe siècle, c’est par le biais de la science que nous redéfinissons notre relation à la nature. De plus en plus de chercheurs démontrent que la santé humaine est intrinsèquement liée à la nature, et même que les bienfaits éprouvés sont proportionnels au temps passé dehors. Ils confirment aujourd’hui ce que l’homme avait toujours ressenti de manière instinctive : passer du temps dans la nature nous est vital.

J’ai grandi en ville, ou plutôt entre ville et nature, puisque toute ville possède toujours un peu de nature, par les arbres qui bordent ses avenues, les parcs disséminés ici et là. Lorsque Internet est arrivé, lentement mais sûrement, les heures de mon quotidien sont devenues des heures passées à travailler devant un écran. Le besoin de nature s’est fait plus intense, la parenthèse verte après des heures d’ordinateur plus salvatrice, une bouffée d’oxygène vitale mais limitée.

Trouver un équilibre entre le temps d’écran et le temps de nature, pas si facile. (Author provided)

Alors que l’usage des technologies numériques favorise l’anxiété, la dépression et les troubles de l’attention, de nombreuses études scientifiques prouvent qu’au contraire passer du temps dans la nature restaure nos capacités cognitives et diminue notre stress. David Strayer, chercheur à l’université d’Utah, explique que le cortex préfrontal, le centre de commandement du cerveau, sur-sollicité par l’usage d’Internet et des réseaux sociaux, est en état d’alerte quasi permanent. Cependant il se met au repos quand l’être humain est dans un environnement naturel, entraînant une diminution des ondes cérébrales Thêta, et favorisant la créativité, la connexion émotionnelle et même l’intuition.

Nos idées sur la nature : le dualisme homme/nature

Les effets de la nature sur le cerveau humain sont peut-être clairs, mais nos idées et croyances à son sujet, elles, continuent d’évoluer. Dans le cadre de ma cotutelle avec une université australienne, je suis amenée à étudier la manière dont les populations aborigènes perçoivent la nature. Leur culture n’établit pas de ligne de démarcation nette entre les notions d’environnement naturel et de foyer (maison). Le dualisme homme/nature, aussi appelé dualisme nature/culture, qui se traduit par la séparation que nous créons presque constamment, et souvent inconsciemment, entre soi et la nature est un produit du système de croyances occidentales. Car, lorsque nous pensons à ce qu’est la nature, de quelle nature parlons-nous ? D’une nature idéalisée sur laquelle nous apposons le filtre de croyances romantiques ? Ou d’une nature perçue par les sens sans le jugement de l’intellect ?

Nos croyances concernant la nature nous en éloignent. (Author provided)

William Cronon, dans son essai « Going Back to the Wrong Nature », dénonce la perception erronée que la société occidentale se fait de la nature. Érigée comme une antithèse de la civilisation, la nature devient un espace sauvage et pur vers lequel l’homme, fuyant la société, se tourne pour se ressourcer, trouver du repos et se reconnecter à soi. C’est une nature qui commence là où la ville s’arrête, une nature qui nous est étrangère et au sein de laquelle nous ne sommes que de passage, une nature qu’il nous faut quitter pour retourner à la maison. Cette conception de la nature exacerbe la séparation entre l’homme et son environnement. Comme l’explique Cronon :

« Si nous nous permettons de croire que la nature, afin d’être vraie, doit également être sauvage, alors, notre présence même en son sein représente sa chute. L’endroit où nous sommes est l’endroit où la nature n’est pas. »

Pensez-vous réellement en tant qu’être humain faire partie de la nature ? De nombreuses personnes répondraient oui. Maintenant, pensez-vous que la ville dans laquelle vous vivez soit partie intégrante de la nature, qu’il n’y ait aucune différence entre cette ville et la nature ? Peut-être plus difficile à concevoir. Vous avez peut-être conscience que la ville que vous habitez a été construite sur un environnement naturel, qui perdure sous l’asphalte des routes et des rues, que tout ce qui constitue cette ville, votre logement y compris, provient de matériaux et composants naturels, que, de même que le béton n’est qu’un assemblage de matériaux d’origine minérale (sable, chaux, argile…), le plastique, lui, est issu de matières premières telles que le pétrole, le gaz naturel et le charbon ?

Et pourtant, il nous est difficile d’accepter que la ville et la nature puissent ne faire qu’un, que la ville puisse être une extension de la nature, de même que la nature fait partie de la ville. Il nous est difficile d’accepter que notre foyer soit avant tout cet environnement naturel au sein duquel nos maisons sont construites.

Le trouble de déficience en nature : un mal moderne ?

Le professeur australien Glenn Albrecht dénonce la détresse chronique que l’être humain éprouve face aux transformations que les paysages naturels ont subies depuis la révolution industrielle. Il a créé le terme Solastalgie pour décrire cette sensation que quelque chose ne va pas, cette impression de ne pas être à notre place, ou, comme il le dit lui-même, cette impression d’avoir le mal du pays alors même que nous sommes à la maison. Du latin solacium (soulagement, apaisement) et algia (douleur, souffrance), ce néologisme évoque notre besoin viscéral de quiétude (qui ne semble pas trouver d’excipient dans un milieu urbanisé), ainsi que le lien que nous avons perdu avec la nature.

Le bain de nature, une solution à bien des maux. (Unsplash/Joseph Barrientos, CC BY-SA)

Le journaliste américain Richard Louv, lui, parle de « trouble de déficience en nature » (nature-deficit disorder), et dénonce la tendance croissante des jeunes générations à passer plus de temps enfermées devant des écrans, que dehors à découvrir leur environnement naturel. Alors que la consommation d’anxiolytiques, de somnifères et d’antidépresseurs ne cesse d’augmenter pour palier à l’anxiété et au stress quotidiens, il se pourrait bien que le mal moderne soit un manque de nature.

Alors que mes recherches de thèse me poussent à remettre en question les croyances fondamentales concernant la nature et notre identité en relation à elle, l’avancée de mon travail ne me permet pas encore d’apporter de réponses claires à ce sujet. Cependant, prendre du temps pour aller marcher en forêt, se baigner dans la mer, ou simplement lire un livre dans un parc sont autant de moyens de renouer avec la nature. Des chercheurs japonais ont démontré que marcher régulièrement dans la forêt, (ce qu’ils appellent prendre un bain de forêt ou Shinrin-yoku), entraîne une diminution du niveau de cortisol dans le sang, une baisse de la tension artérielle et active le système nerveux parasympathique, induisant une réponse de relaxation. Le monde actuel rend inévitable l’usage des technologies numériques et d’Internet, et comme il n’est pas question de revenir en arrière, il est essentiel de trouver un équilibre dans l’emploi que nous en faisons. Redécouvrir et nourrir notre lien à la nature semble être un bon point de départ.

Mélusine Martin, PhD Candidate – Histoire et Dynamique des Espaces Anglophones, HDEA (Paris IV) and Environmental Sociology (James Cook University), Sorbonne Universités

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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