Deux hommes, embarqués sur leur bateau à moteur, jettent un dernier coup d’œil inquiet à l’horizon, laissant derrière eux une large épave enfoncée dans les eaux de la lagune de Lagos. A leur bord, ils ont à peine pris soin de recouvrir des barils de pétrole volé avec un vieux tapis.
Les vents salés de l’océan Atlantique ont déjà décapé la peinture du monstre d’acier. Il y a bien longtemps qu’il a terminé sa longue course à travers les mers du globe, ici, au large de Lagos, mégalopole du Nigeria de 20 millions d’habitants. Dans un paysage digne des décors de « Mad Max » et de sa science-fiction futuriste, le géant semble endormi au milieu des eaux polluées du port.
Mais telle une carcasse en décomposition, ses entrailles grouillent de vie: son squelette, vidé de toute substance, sert de cachette au trafic illégal de pétrole, une économie parallèle extrêmement lucrative au Nigeria. Oladele a à peine trente ans, mais a déjà passé la moitié de sa vie sur les eaux. Les dizaines de bateaux qui entourent Lagos n’ont aucun secret pour lui. Il les utilise pour stocker l’essence achetée illégalement aux immenses tankers qui se rendent dans le port. Elle sera ensuite revendue au marché noir au Bénin et au Togo, les pays voisins.
« Tous les tankers de pétrole le font. Ils déclarent 10 tonnes, mais en réalité ils en apportent 12 », confie Oladele à l’AFP. « On les stocke dans des barils, tout au fond des épaves, et on les sort habituellement pendant la nuit », explique le jeune homme. Ces « agents intermédiaires » peuvent gagner entre 80 et 200 euros par voyage. « C’est un gros business » conclut Oladele avec une certaine fierté.
Un trafic parmi tant d’autres, le long des 850 kilomètres de côtes du Nigeria transformées en véritable cimetière marin. La lagune, et les milliers de criques et cachettes qui bordent toute la côte sud de l’Afrique de l’Ouest, forment un labyrinthe communicant entre tous les pays frontaliers: l’idéal pour les circuits de crime organisé et trafics parallèles. Le Nigeria, avec une production de 2 millions de barils par jour, est le premier producteur d’or noir du continent. Toutefois, par manque d’infrastructure, seule une infime partie est raffinée sur place.
Le reste est exporté, et l’essence réimportée… Tout comme l’immense majorité des produits finis consommés par les 190 millions de Nigérians. Des centaines de porte-containers et tankers attendent au large, des jours, parfois des semaines entières, avant de pouvoir charger ou décharger leurs cargaisons dans le plus grand port d’Afrique de l’Ouest. Sur leur route, certains bateaux ont chaviré sur les dunes de sables immergées créées par l’érosion et les très violents courants marins qui caractérisent le Golfe de Guinée.
Les épaves elles-mêmes accélèrent ce processus: elles creusent et aspirent des sillages de sable sous la mer. Bien qu’il soit difficile de le prouver, certaines compagnies internationales profitent également de la léthargie des autorités pour faire couler discrètement ces géants d’acier et éviter de payer les sommes astronomiques de démantèlement légal et conforme aux normes environnementales. Certaines communautés autour de Lagos, mais aussi les marins eux-mêmes, exploitent ces carcasses au péril de leur vie et au prix d’une terrible pollution en dépeçant leur précieuse ferraille de manière artisanale.
Un membre d’équipage interrogé par l’AFP a expliqué être resté pendant 15 mois suivant le chavirement de son porte-conteneurs, se succédant jour et nuit avec trois autres collègues pour démanteler l’épave. Le cuivre et le bronze contenus dans les hélices peuvent se revendre jusqu’à 20 millions de nairas (55.000 dollars), assure-t-il. « Les gens viennent se servir et voler les ressources encore disponibles », raconte-t-il, sous couvert d’anonymat. Un trafic très important, où tout le monde récupère sa part. Dans le port de Lagos, les autorités affirment travailler au démantèlement des centaines d’épaves qui obstruent les voies maritimes.
« Mais ces opérations coûtent une fortune », explique Taibat Lawanson, professeur spécialiste en gestion urbaine à l’Université de Lagos (Unilag). « Le gouvernement fédéral et le gouvernement de l’Etat de Lagos se renvoient la balle pour savoir à qui en incombe la responsabilité. » Des grappes de soldats de la marine nationale, certains en T-shirts de treillis, d’autres torses nus sous les 40 degrés ambiants, se prélassent au soleil et tuent le temps sur les ponts des bateaux confisqués.
En effet, l’armée nigériane arpente et est censée protéger les côtes du pays, selon Tunji Adejumo, chercheur en architecture urbaine et écologie à Unilag. « Et malgré tout, beaucoup de ces transporteurs internationaux refusent d’assumer leurs responsabilités et parviennent à s’enfuir en laissant leurs épaves dans nos eaux », regrette l’universitaire. « Elles détruisent nos paysages, se dégradent au fur et à mesure du temps et causent de graves problèmes sur l’environnement », s’emporte M. Adejumo.
Toutefois, certains savent voir la beauté en toute chose. La plus célèbre de ces épaves, échouée sur la célèbre plage du Phare, est presque devenue une attraction touristique. Et des passionnés de plongée, ou de pêche en eau profonde, se réjouissent devant tant de beauté et de mystères sous-marins. Du moins, jusqu’à l’heure du couvre-feu. Avant que le cimetière ne retombe dans l’obscurité et qu’Oladele n’embarque dans son bateau à moteur.
D.C avec AFP
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