Ce 11 mai 2023, à l’occasion de la Quinzaine du commerce équitable, le principal label de la filière, Fairtrade–Max Havelaar France, a dévoilé ses chiffres de vente pour l’année 2022. Malgré l’inflation et les tensions sur les marchés internationaux qui ont provoqué un recul en volume de vente (5%), le chiffre d’affaires des produits labellisés « Fairtrade » a progressé de 7% par rapport à 2021, atteignant 1,3 milliard d’euros et plus de deux milliards d’euros si on prend en compte l’ensemble de la filière équitable.
Hormis les bananes, la progression s’applique aux principales catégories de produits : + 19%, par exemple pour le chocolat, ou + 11% pour le thé. Observable aussi bien à l’échelle de la France que du monde, ces hausses ont permis de maintenir le niveau de soutien aux producteurs tant dans les pays du « Sud » qu’au niveau local et d’amortir l’impact des crises sanitaire et financière.
Le commerce équitable fait ainsi, dans une certaine mesure, figure d’exception. La croissance de la consommation durable, par exemple l’agriculture biologique, a en effet été freinée après la crise du Covid. Le commerce équitable bénéficie, lui, d’une forte croissance presque ininterrompue depuis son émergence dans les années 1960-1970. Son déploiement à travers la grande distribution à la fin des années 1990 et la multiplication plus récente des systèmes de certification l’ont catalysée.
Avec une large gamme de produits distribués dans 143 pays et permettant le paiement d’un prix supérieur au prix du marché à plus de deux millions de producteurs dans 70 pays, le développement du commerce équitable a tout d’une « success story ». Il fait pourtant également l’objet de critiques : en s’ouvrant aux entreprises « conventionnelles » et en s’intégrant dans les circuits « mainstream », il en aurait finalement repris les principales caractéristiques pour maximiser les volumes de vente, se détournant de ses ambitions d’origine.
La réalité semble plus nuancée. Dans un article récent, publié avec des collègues britanniques dans le Journal of Management Studies, nous avons examiné les principaux changements dans les critères de certification de Fairtrade International (représenté en France par Max Havelaar France) et les réactions suscitées alors parmi les acteurs pionniers du commerce équitable, comme Artisans du Monde ou Ethiquable en France. Nous montrons comment le mouvement a su dépasser, sans pour autant éliminer, les divergences de points de vue entre les acteurs qui le composent de façon à allier croissance des ventes et maintien d’une certaine légitimité morale.
Le commerce équitable, réformiste ou radical ?
Parmi les évolutions d’importance, décision a été prise en 2005 d’élargir la certification aux grandes plantations dans lesquelles les producteurs travaillent comme ouvriers salariés. Initialement, elle était réservée aux coopératives dont les producteurs sont propriétaires. Plus récemment, en 2014, une certification spécifique, le « Fairtrade Sourcing Program » (FSP), a été introduite pour des produits dont uniquement certains ingrédients (par exemple le cacao ou le sucre) ont été produits selon les standards du commerce équitable.
Chaque changement a suscité des critiques parmi la base du mouvement et en particulier au sein des organisations pionnières. Au lancement du programme FSP elles ont ainsi dénoncé une dilution des idéaux d’origine, un risque de confusion pour le consommateur, et un impact négatif pour les plus petits producteurs. Certaines organisations ont même cessé d’utiliser la certification Fairtrade pour privilégier des certifications avec un agenda alternatif plus marqué comme celle de la World Fair Trade Organization ou du Symbole des Producteurs Paysans (SPP) qu’Ethiquable a contribué à développer.
On retrouve là une dualité de lectures assez typique pour les initiatives marchandes émergeant des mouvements sociaux : là où une tendance « réformiste » se réjouit du développement au-delà de la niche initiale et de la maximisation de l’impact social, une tendance plus « radicale » dénonce les compromis effectués et la dilution de l’ambition d’alternative au marché conventionnel présente initialement.
Ce qui surprend néanmoins dans le cas du commerce équitable, c’est la coopération continue entre ces deux tendances. Les critiques des tenants d’une ligne plus radicale sont principalement restées confinées à l’intérieur du mouvement et n’ont entravé ni la croissance des ventes de produits certifiés ni sa réputation morale auprès de l’opinion publique.
En cela, le commerce équitable se distingue d’autres initiatives au sein desquelles les divergences de vues entre réformistes et radicaux ont mené à des conflits ouverts, parfois au détriment de l’ensemble des acteurs du mouvement. Dans le domaine de la microfinance par exemple, la participation de grandes banques commerciales, moins soucieuses d’accompagner les emprunteurs précarisés hors de la pauvreté et appliquant des taux d’intérêt élevés, a provoqué de fortes dissensions en interne.
Le créateur de la première institution de microcrédit, le prix Nobel de la paix 2006, Muhammad Yunus, a rapidement pris ses distances par rapport à la « microfinance commerciale » et a appelé à dénoncer les banques dont il avait initialement souhaité la participation. Que ce soit pour la microfinance ou pour d’autres initiatives marchandes à finalité sociale, les acteurs réformistes qui s’allient aux acteurs économiques conventionnels sont régulièrement taxés de « dérive de mission » par les tenants d’une ligne plus radicale.
Une coopération permanente avec les acteurs pionniers
Comment se fait-il, dès lors, que le commerce équitable ait pu allier une croissance continue sans voir sa légitimité morale remise en question, du moins ouvertement, par les acteurs pionniers et la base du mouvement ? Selon notre analyse, l’organisme de certification Fairtrade International, regroupant les différents acteurs nationaux tels que Max Havelaar France, a su déployer différentes stratégies pour poursuivre la croissance du secteur sans se mettre à dos les acteurs pionniers.
Premièrement, il a su légitimer l’augmentation des revenus des producteurs comme objectif prépondérant, là où les ambitions initiales du commerce équitable étaient plus diverses. Avec des ventes de produits du commerce équitable qui augmentent, les producteurs voient leur revenu grimper. Cet objectif prioritaire s’est donc révélé plus compatible avec la croissance des ventes que, par exemple, celui de plaider politiquement pour un commerce plus juste.
Deuxièmement, l’organisme a su poser des garde-fous rassurants pour les acteurs originels. Il a ainsi affirmé que certains principes tels que le « juste prix » n’étaient pas négociables. L’évolution de la gouvernance de Fairtrade International qui est désormais détenue et gouvernée à 50% par les producteurs a également agi comme un signal de confiance pour limiter les craintes de « dérive de mission ».
Enfin, Fairtrade International et ses membres nationaux ont su cultiver une culture de coopération permanente avec les acteurs pionniers, tel que reflété par la rédaction de chartes et l’organisation de campagnes de sensibilisation communes aux divers acteurs et tendances. En France par exemple, la plate-forme Commerce équitable France regroupe à la fois Max Havelaar France, d’autres systèmes de certification plus récents, des entreprises ainsi que des organisations pionnières telles qu’Artisans du Monde. Cette dynamique de partenariat a notamment permis à la France de se doter d’une loi sur le commerce équitable.
Il faudra faire face à de nouveaux défis à ne pas minimiser, comme la concurrence croissante de labels « durables » pas toujours exigeants. Néanmoins, le cas du commerce équitable semble démontrer qu’il est possible d’allier une croissance des ventes avec le maintien d’une exigence éthique forte. Cela passe par une coopération entre acteurs réformistes et radicaux malgré les divergences de vues inévitables. Il semble évident que c’est cette coopération, plus que des querelles intestines, qui est la plus susceptible de favoriser le développement de la filière et d’accroître l’impact sur les premiers intéressés, à savoir les producteurs tant dans les pays du Sud qu’au niveau local.
Article écrit par Benjamin Huybrechts, Full professor, IÉSEG School of Management
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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