Créé pour combler un double manque (d’« éclairages pertinents », et « d’outils pédagogiques » adaptés), le Conseil scientifique de l’éducation nationale a pour tâche d’éclairer, de nourrir, et d’outiller, le travail pédagogique. Pour mener à bien cette triple tâche, qui risque d’être plus difficile que ne l’ont imaginé ses promoteurs, il lui faudra affronter cinq défis, qui n’ont rien d’anodin.
1. Trouver sa place parmi les autres institutions ou organismes ayant une mission d’éclairage et de recommandation
Le premier défi, pour le nouveau Conseil, est de trouver, et de prendre, sa juste place. Car paradoxalement, si les praticiens manquent, selon le ministre, d’éclairages pertinents, l’éducation nationale, comme institution, ne manque pas de conseillers ! Elle était déjà dotée d’un Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO), et d’un Conseil supérieur des programmes.
Elle dispose par ailleurs d’une Inspection générale, et d’une Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance. Si donc l’on veut s’épargner la création d’un « Conseil chargé de la coordination des conseils », il faudra être capable de faire réellement jouer la « complémentarité » entre ces instances, que le ministre appelle de ses vœux. Ce premier défi exigera diplomatie, et réalisme.
Par ailleurs, certaines « expérimentations », mises en place par le précédent ministère, paraissent se situer dans ce qui sera le champ de travail du nouveau Conseil. Ainsi, dans le cadre de l’action « innovation numérique pour l’excellence éducative » du « programme d’investissements d’avenir », l’expérimentation ProFan (cf. BO 41 du 10/11/16) a pour fonction de « promouvoir de nouveaux contextes d’apprentissage et d’enseignement ». En travaillant à l’interface entre communauté éducative, monde économique, et recherche, ProFan a déjà le mérite d’associer chercheurs et acteurs de terrain.
De façon semblable, les 22 projets sélectionnés en 2016 par le programme de recherche et développement e-FRAN ont pour objectif d’expérimenter de nouvelles manières d’enseigner et d’apprendre, dans un cadre scientifique rigoureux, en associant établissements scolaires, collectivités territoriales, entreprises, unités de recherche, associations, centres de formation. Pour le moins, une coopération s’impose entre le « Conseil » et les personnes et groupes de pilotage responsables de ces actions.
2. Ne pas se cantonner à un champ réduit d’« avancées »
Le deuxième défi concerne le choix des « résultats de la recherche de pointe » à valoriser. Le diagnostic sur lequel repose la création du nouveau Conseil a le mérite de souligner l’importance de la pédagogie, naguère vilipendée, en laquelle on voit, de fait, un levier essentiel pour une meilleure réussite des élèves.
Toutefois, si la pédagogie est mise au centre, ce n’est pas pour devenir prisonnière d’un groupe de disciplines (ex : les neurosciences) devenant dictatoriales. Le défi est ici de « nourrir la réflexion pédagogique » avec tous les apports utiles, sans en oublier.
On a pu à cet égard s’interroger sur la composition du Conseil, du point de vue non des personnes, mais des disciplines et courants de recherche qui y sont, ou non, représentés. Car la nature et le poids des disciplines retenues apportent une réponse de fait à la question de savoir de quoi le travail pédagogique a vraiment besoin pour être éclairé, nourri, et outillé, de façon efficace.
Sans doute a-t-il besoin, entre autres, des « dernières avancées de la recherche », mais en n’écartant aucune discipline potentiellement contributive. Mais aussi, comme l’indique à juste titre le texte présentant le Conseil, du « savoir-faire empirique des professeurs ». Et peut-être d’autres choses encore ! Le défi sera de ne méconnaître aucun des champs dignes d’intérêt, quand bien même ils ne seraient pas « scientifiques », au sens étroit du terme. Tout en se gardant de croire qu’il suffira d’éclairer l’action éducative pour la rendre plus consistante et moins incertaine.
3. Se donner les moyens de repérer et de suivre les « expérimentations de terrain » prometteuses
Le troisième défi concerne la reconnaissance et le suivi des « expérimentations de terrain » que l’on jugera digne d’être « mises à la portée de tous » pour « nourrir la réflexion pédagogique ». Le travail du Conseil sera ici, en quelque sorte, d’identifier celles qui ont fait leurs preuves. Mais, en pédagogie, la notion de preuve est ambiguë.
Le président du nouveau Conseil est un farouche partisan de l’idée d’une « éducation fondée sur la preuve ». Toutefois, l’on peut s’interroger sur la possibilité même d’apporter une preuve, s’agissant de pratiques (cf. Hadji et Baillé, 1998 : Recherche et éducation, « La démarche de preuve en 10 questions »). Pour le courant de l’« evidence-based education » (pratique éducative basée sur les preuves), la réponse va de soi. Cependant, la prudence ne s’impose-t-elle pas ?
D’une part, l’hypercomplexité des faits éducatifs rend difficile, sinon impossible, d’isoler une méthode ou un dispositif comme variable indépendante. D’autre part, des impératifs d’ordre déontologique ou éthique rendent impossible une expérimentation au sens strictement scientifique. Et l’évaluation, même la plus rigoureuse possible, n’est jamais une mesure au sens propre.
C’est pourquoi, si une « évaluation rigoureuse des stratégies éducatives » (Stanislas Dehaene) est en soi souhaitable, le Conseil devra se garder de faire trop vite le tri entre les pratiques qui seraient scientifiquement validées, et les autres. Il faudra donner leurs chances aux innovations qui seraient jugées dignes d’un accompagnement critique.
4. Assurer véritablement une liaison entre la recherche et le terrain
Le quatrième défi est de pouvoir faire concrètement le lien entre la théorie et la pratique. Il y a là le Graal à la poursuite duquel se sont lancés tous les formateurs depuis de très nombreuses années. Le Conseil parviendra-t-il à être enfin l’acteur de l’articulation tant souhaitée ? L’ambition est clairement affichée. Il doit être celui qui transfert, et qui rend disponible, en mettant à la portée de tous les membres de la communauté éducative les résultats de la recherche de pointe. Il doit être celui qui « conjugue » l’excellence du savoir-faire empirique et le meilleur du savoir théorique.
Mais dispose-t-il pour cela des armes adéquates ? Apparemment, il pourra agir en proposant (en recommandant), trois types d’« objets ». Des savoirs : avancées et résultats de recherche. Des contenus de formation : ensemble de savoirs (théoriques) et de savoir-faire (empiriques). Et des outils : modèles de dispositifs et de pratiques.
Or l’expérience pédagogique quotidienne montre qu’il ne suffit pas de désigner un savoir pour que ceux à qui il serait utile se l’approprient ; qu’aucun contenu n’a en soi le pouvoir de s’imposer à des formés ; et que l’existence d’un outil n’entraîne pas automatiquement son usage. La recommandation est impuissante à assurer l’adoption.
Le conseil devra donc faire preuve de beaucoup de pédagogie pour faire des avancées repérées, et offertes à la communauté éducative, l’aliment d’une amélioration des pratiques. Car il ne dispose que de la parole. Avec trois types d’interlocuteurs ciblés. Les décideurs politiques, qui seront éclairés, mais dont on sait qu’ils agissent surtout en fonction des circonstances. L’ensemble de la communauté éducative, mais pour quels « bénéfices » concrets ? Et les professeurs, que l’on veut doter d’outils adaptés, mais à qui il appartiendra finalement de réaliser, ou non, l’union de la théorie et de la pratique. Ce qui nous conduit au dernier défi.
5. Contribuer véritablement au changement des pratiques
Trois pouvoirs sont, de fait, attribués au Conseil : « pouvoir consultatif » ; pouvoir de recommandation ; pouvoir d’outiller, ou plutôt de proposer (d’offrir) des outils. L’exercice de ces pouvoirs est-il de nature à permettre un réel enrichissement des pratiques pédagogiques ?
On sait que le changement de pratiques, comme tout changement, est un processus complexe. Pas plus qu’il ne se décrète, il n’est jamais directement déclenché par des avis, même les plus autorisés. Il suffit de voir combien de rapports, élaborés pourtant par de savantes commissions, sont restés lettre morte. Il faudra pouvoir prendre en compte les modalités de fonctionnement propres aux acteurs, en particulier aux enseignants.
Dans une étude sur « le rôle de l’enseignant dans l’innovation en éducation », R. Vandenbergue (1986) a mis en évidence que l’acceptation par les enseignants d’un changement proposé se fonde sur 3 critères : son instrumentalité (l’enseignant doit voir clairement ce qu’il aura à faire) ; sa congruence (est-ce crédible, compte tenu de ses expériences concrètes ?) ; et son coût (en termes de bilan effort/récompense). La « scientificité » du changement n’est jamais un argument susceptible de l’imposer.
Autrement dit, quand bien même on pourrait apporter la « preuve » de la positivité d’une pratique, il est loin d’être sûr que cela suffise à lui assurer une bonne diffusion. Il faudra avoir la capacité de convaincre les enseignants. Peut-être est-ce là, en définitive, le dernier, et plus difficile, défi à relever pour le Conseil, s’il entend contribuer à l’amélioration des pratiques. Car la rationalité seule des arguments ne suffira pas, comme l’ont monté les récentes tentatives de réforme. Il faudra sans doute trouver d’autres arguments, et ouvrir d’autres chantiers que celui du seul travail pédagogique.
Mais il serait injuste d’attendre d’un conseil « consultatif » plus qu’il ne peut donner. Souhaitons-lui déjà d’accomplir avec succès sa mission princeps, celle « d’apporter des éclairages pertinents en matière d’éducation », et ce sera déjà beaucoup.
Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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