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Le cyberespace, lieu de « schizophrénie » identitaire

avril 30, 2018 12:58, Last Updated: avril 30, 2018 12:58
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Le récent scandale des Cambridge Analytica, des données personnelles de Facebook siphonnées par une entreprise pour des campagnes électorales nous interroge sur notre identité numérique et les liens qu’elle entretient avec notre identité réelle. En effet, en fonction des publications que vous voyez, que vous allez aimer, l’algorithme vous proposera des contenus similaires et, à force d’y être exposés, votre vote et vos convictions profondes peuvent se trouver altérés. Ce cas illustre l’influence du cyberespace sur la construction de nos identités, numérique et « réelle ».

Cyberespace : entre réel et virtuel

Dans ce papier, nous avons fait le choix de traiter du concept de cyberespace. Si ce mot un peu désuet évoque surtout de la science-fiction utopiste des années 80 (le terme ayant été utilisé la première fois par le romancier William Gibson), il est en réalité utile pour comprendre Internet et ses différents lieux comme un espace où notre esprit – et notre être – peut être projeté pour vivre des expériences bien réelles.

Quelques penseurs contemporains se sont attachés à explorer la frontière entre le « réel » et le « virtuel » à une époque où le développement des technologies digitales nous pousse à nous questionner sur la nature des expériences que l’on vit au quotidien. Par exemple, en post-phénoménologie, c’est-à-dire l’exploration des contenus de la conscience et de la manière dont on appréhende l’existence, Don Ihde expose que nous expérimentons le monde de manière intuitive, avant même de le penser, de le concevoir sous forme de concepts. La recherche en psychologie semble également aller dans le sens de cette proposition. Dans ce cas, la distinction entre ce qui relève du « réel » et du « virtuel » tient-elle encore ? Si on se base sur la philosophie et la psychologie contemporaines, il est possible d’envisager que ce que l’on vit dans le « virtuel » est au premier abord – instinctivement – « réel » et a de réelles répercussions sur nous et sur notre corps. Autrement, pourquoi sursauterait-on devant un bon jeu vidéo d’horreur ?

Néanmoins, si notre perception des choses dans le cyberespace devait être parfaitement identique à notre perception dans le monde hors ligne, il est avéré que nos comportements online et offline diffèrent.

Une ou des identités numériques ?

Nous avons débattu dans un récent papier de l’identité numérique et avons proposé une définition de ce concept.

Tout d’abord rappelons que les gens se comportent de manière différente sur Internet et dans le « monde réel ». Par exemple, combien d’entre nous ont déjà téléchargé illégalement une musique ? Ou combien ont déjà regardé un film sur un site pirate de streaming ? Combien de chercheurs ont-ils déjà téléchargé un article scientifique hacké sur la plateforme Sci-Hub ?

La même proportion a-t-elle déjà volé un livre, un DVD ou un disque chez un distributeur ?

Le phénomène des haters sur Twitter est aussi symptomatique de ces différences comportementales.

Grâce à son ubiquité, sa liberté et son anonymat, le cyberespace permet de se sentir protégé. De par sa nature immatérielle, il semble souvent distancier les internautes des normes sociales ou des lois. Le cyberespace brouille les perceptions des distances. Ainsi, nous pouvons nous sentir proches de l’être aimé grâce à Skype même si nous sommes loin de lui, mais nous nous sentons éloignés des autorités morales ou pénales lorsque nous regardons un film en streaming.

La liberté du cyberespace permet à tout un chacun de développer plusieurs identités à la fois. Dans notre définition de l’identité numérique nous séparons l’identité personnelle et l’identité sociale. Cette dernière comprend notre e-reputation et nos publications.

Nous ne nous dévoilons pas de la même façon en fonction des plateformes sur lesquelles nous sommes, et du contexte. Par exemple, nous ne publierons pas du tout le même contenu sur LinkedIn et sur Facebook ; encore moins sur Meetic. Le web est un espace ouvert mais composé d’un ensemble de lieux distincts, presque imperméables.

Ainsi sur chaque espace du web nous allons révéler une partie de nous qui est spécifique à un contexte particulier et cela peut être pratiquement simultané. Le « monde réel » nous autorise aussi ce jeu identitaire mais il est régi par le temps et l’espace. Nous ne pouvons pas avoir deux identités en même temps au même endroit. Hors ligne, nous sommes un et indivisible. Alors qu’en ligne, il suffit d’une microseconde pour changer de contexte social et être quelqu’un d’autre, un autre soi.

Identité numérique et hors ligne.

L’impact identitaire du cyberespace

Si nous souhaitons véritablement penser l’influence du cyberespace sur nos vies, il faut donc sans aucun doute se défausser de la dualité virtuel/réel, sinon, il serait aisé de considérer que ce qui se passe dans le « virtuel » reste « virtuel ». Il semble que le déroulement de nos vies puisse avoir un impact profond sur notre identité et notre vie « réelle ». Notre vie « virtuelle » pourrait influencer notre vie « réelle » jusqu’à éventuellement mener au suicide. Sans entrer dans des considérations aussi extrêmes, au regard de l’actualité ou de la recherche, on peut envisager le cyberespace comme un espace de transformation de soi. Pour démontrer de quelle manière nos aventures sur le cyberespace construisent le développement de nos identités numériques, qui influence à leur tour notre identité « réelle », nous développons deux exemples concrets, centrés sur l’intégration d’une communauté en ligne.

À cet égard, l’étude de la communauté des fans français du Japon est particulièrement éclairante. La fréquentation de sites spécialisés associée à la consommation de produits culturels japonais peut dans certains cas aboutir à une transformation complexe de l’identité, entre l’acquisition d’une culture étrangère et l’amélioration de l’estime de soi. En effet, les échanges communautaires en ligne mènent parfois au développement de ce qui s’apparente à une double culture, centrée sur un changement en termes de pratiques quotidiennes (nourriture, consommation culturelle ou parfois vestimentaire, apprentissage de la langue japonaise, etc.), de valeurs ou même de sentiment d’appartenance culturelle (certains se sentant plus « japonais » que français). La fréquentation de la communauté des fans du Japon peut avoir d’autres effets sur l’identité, par exemple, en contribuant à socialiser des personnes parfois marginalisées, leur permettant de développer une aisance sociale et un réseau d’amis précieux pour leur perception d’eux-mêmes et leur amour-propre.

L’influence de l’identité numérique sur l’identité réelle peut parfois avoir des conséquences bien plus néfastes. Par exemple, un article récent sur The Conversation expliquait comment devenir djihadiste en quelques clics. Les faits divers de français se radicalisant sur Internet sont courants. Ces dernières années, de nombreux adolescents sont partis dans des zones contrôlées par Daesh faire le djihad suite à des vidéos regardées sur Internet. Le process est simple : regarder des vidéos, les aimer ou commenter, puis les algorithmes des sites proposent de plus en plus de contenus de ce type. Enfin, vient la phase de contact avec un recruteur et le départ en terrain de guerre.

Le sentiment de présence à distance du cyberespace favorise ces liens. L’individu se sent proche des idéaux défendus et a l’impression d’être à proximité de ses camarades de lutte. D’abord son identité numérique est transformée par ses visionnages et interactions en ligne, puis sa pensée et ses actes sont bouleversés par ces idées. Ces changements vont même jusqu’au changement de nom de l’individu qui est un élément central de son identité. Dans ce type de cas, l’influence de l’identité numérique sur l’identité réelle est puissante et directe.

La socialisation de demain ?

Le cyberespace est un lieu de socialisation, un lieu véritablement vécu. Il permet aux individus d’y développer leur identité pour les autres mais aussi pour eux-mêmes. En se confrontant aux autres, en côtoyant des groupes sociaux auxquels nous n’avons initialement pas accès, en multipliant les interfaces et les lieux de rencontres, nous développons une identité de manière différente par rapport à une situation uniquement hors ligne.

Notre expérience identitaire en ligne modifie aussi notre identité réelle pour le meilleur comme pour le pire. Le cyberespace est de plus en plus fréquenté, notamment par les jeunes chez qui la socialisation est particulièrement importante. 65 % des 12-17 ans passent plus de 15 heures par semaine sur Internet, et pose la question primordiale du rôle joué par ce média dans leur développement en tant qu’individus.

François Nicolle, Assistant enseignant-chercheur ICD Paris, Propedia et Ziyed Guelmami, Associate professor @ ICD International Business School, Propedia

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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