ISTANBUL – Sur la place Taksim, dans le centre d’Istanbul, un garçon dégingandé aux yeux fatigués porte une pancarte en anglais dans une main et un passeport dans l’autre. Il s’appelle Adnan et il se place au même endroit tous les jours, près de l’entrée du parc Gezi, où ont eu lieu des manifestations violemment réprimées en 2013. La pancarte dit qu’il est syrien et il montre son passeport aux touristes qui lui semblent venir d’autres pays arabes. D’ailleurs, je le vois souvent suivre des touristes sur quelques mètres en essayant d’engager une conversation rapide et généralement vaine en arabe. Les touristes occidentaux sont plus généreux, mais Adnan m’a dit qu’il était en concurrence avec presque tous les jeunes qui traînent dans le parc, au soleil de cette fin d’été. Il pointe un doigt sur sa poitrine et dit simplement « Homs », en faisant des gestes et en sifflant pour imiter les bombes. Quiconque a vu des photos de la destruction de Homs sait qu’il a peu de chance de pouvoir rentrer chez lui avant longtemps.
Alors que le monde regarde, médusé, les images des réfugiés agglutinés dans de frêles embarcations au large de la côte sud-ouest de la Turquie, des centaines de milliers de jeunes comme Adnan vivent en marge de la société dans les villes turques. Aujourd’hui, il y a plus de réfugiés syriens à Istanbul que dans tous les pays de l’Union européenne combinés. Et si les organisations humanitaires saluent l’exceptionnelle propreté et la bonne gestion des camps de réfugiés turcs, environ 90 % des Syriens présents en Turquie vivent en dehors des camps et tentent de se faire une place dans un pays étranger dont ils ne parlent pas la langue. Qui plus est, sur ces plus de deux millions de réfugiés actuellement dans le pays, près de 55 % ont moins de 18 ans. C’est pourquoi le récent accord entre la Turquie et l’Union européenne (UE) est non seulement lâche, mais son application aurait de dangereuses conséquences.
L’accord promet de l’argent, un allègement des restrictions de visa pour les Turcs et un renouvellement de la candidature de la Turquie à l’UE, en échange de quoi la Turquie devra redoubler d’efforts pour contenir les réfugiés entre ses propres frontières. Le fait qu’un pays au bord de la guerre civile basculant dans l’autocratie puisse se servir de la menace d’un afflux de réfugiés pour renouveler sa candidature, alors même que ses efforts de démocratisation passés ont été rejetés, en dit long sur la peur qu’a l’UE d’une immigration de masse.
Il fut un temps, au début des années 2000, où l’économie turque s’améliorait et où le parti de Recep Tayyip Erdogan, l’AKP, était sur la voie d’une réforme démocratique. Pourtant, l’UE snobait alors la Turquie pour des raisons internes et les dirigeants turcs ont commencé à se tourner vers d’autres partenaires politiques et économiques et à abandonner nombre de réformes fragiles déjà adoptées. Si l’UE avait accueilli la Turquie il y a dix ans, ce pays serait totalement différent aujourd’hui. Ces jours-ci, cependant, la répression des médias et des manifestations et la violente bipolarisation de la vie politique ont conduit à une lente fuite des Turcs instruits. « Nous essayons tous de partir », m’a dit un professeur assistant dans une université d’Istanbul. Les meilleurs médecins ouvrent des cliniques à Londres et aux États-Unis. Des collègues au Royaume-Uni disent recevoir souvent des candidatures d’universitaires turcs qui cherchent un poste à l’étranger.
Alors que les Turcs ayant un niveau élevé d’instruction tentent de quitter le pays, des Syriens déracinés essayent de se faire une place en marge des villes turques. Avant le début de la guerre, la Syrie était connue dans tout le monde arabe pour son système éducatif et plus de 90 % de la population était alphabétisée. Adnan rêvait d’être ingénieur. D’autres jeunes Syriens que j’ai rencontrés voulaient être enseignants ou médecins. Une jeune femme nommée Mariam a eu de la chance : elle parle parfaitement l’anglais et a trouvé un emploi de serveuse dans un petit restaurant dont le propriétaire est un Turc arabophone originaire d’Hatay, près de la frontière syrienne. Mariam étudie également le génie civil dans l’une des universités anglophones d’Istanbul. Elle est cependant une exception et elle en est consciente. Elle m’a dit que deux de ses camarades d’école avaient été mariées à des Turcs par leur famille.
Ce ne sont pas des cas isolés. Des études montrent que, notamment dans les villes du sud de la Turquie, des filles d’à peine 14 ans sont données en mariage à des Turcs plus âgés. Des garçons comme Adnan semblent quant à eux avoir tendance à se radicaliser, influencés par des mouvements islamistes opérants dans les régions frontalières et les ghettos urbains. Des jeunes qui, dans leur pays, auraient pu terminer le secondaire et probablement aller à l’université voient leur avenir remis en question par une guerre cruelle. Les écoles privées arabophones prolifèrent, mais ce n’est pas suffisant. La politique d’ouverture de la Turquie a offert une certaine sécurité aux réfugiés, mais le pays n’était pas préparé à un exode d’une telle ampleur ni à une guerre aussi longue. Même si la guerre en Syrie prenait fin demain, des études indiquent que, tant que certaines conditions en matière de sécurité ne sont pas atteintes, la plupart des réfugiés ne rentreraient probablement pas. La reconstruction risque de prendre des années, voire des décennies, selon certains.
La Turquie a maintenant du mal à mettre sur pied des mesures concernant l’avenir de ces « invités ». Si de nombreuses personnes mettent en avant la nécessité de changer le statut juridique des Syriens en Turquie et de leur donner des permis de travail et de séjour, la population turque se montre de moins en moins accueillante. Contrairement aux Européens, les Turcs ont jusqu’à récemment fait preuve de sympathie envers les réfugiés, mais au fil du temps, ils sont de plus en plus gênés par les inscriptions en arabe qui commencent à couvrir les murs des villes turques. Un certain mécontentement causé par l’absence de solution commence à s’installer. Des heurts ont éclaté dans certaines villes, qui s’expliquent principalement par le fait que les réfugiés prennent la place des Turcs aux plus bas échelons de la main d’œuvre, car ils coûtent moins cher aux employeurs.
Tandis que des jeunes comme Adnan sont aux prises avec l’insécurité et l’indignité d’un avenir tronqué et que de plus en plus de Turcs instruits cherchent à échapper à un régime politique de plus en plus oppresseur, l’accord entre l’UE et la Turquie, qui promet un allègement des restrictions de visa pour les Turcs, risque vraisemblablement de favoriser la fuite des cerveaux de l’opposition politique, qui pourrait être remplacée par une nouvelle population d’électeurs élevés dans les ghettos. Il est impossible de prédire quels effets déstabilisateurs un tel changement pourrait avoir à terme sur la région.
La Turquie a certainement besoin d’argent pour gérer la crise. Le pays a déjà dépensé près de 7 milliards de dollars depuis le début de la guerre en Syrie et offrir un avenir aux jeunes comme Adnan et Mariam exige plus que de la bonne volonté. Les 3 milliards d’euros que demande la Turquie et qui, insiste-t-elle, devraient être alloués spécifiquement à la gestion de la crise des réfugiés ne représentent pas une somme déraisonnable. La Turquie n’a cependant pas seulement besoin d’argent. Elle a besoin d’aide et d’expertise. L’UE ne devrait pas considérer cet accord comme une manière simple de contenir la crise des réfugiés à l’extérieur de ses frontières. Tout accord final devrait impliquer une participation plus importante de l’UE dans la gestion de cette crise. Des partenariats, des engagements et un véritable partage des charges sont nécessaires pour offrir aux jeunes comme Adnan un avenir dans lequel les frêles embarcations et les armes n’auront pas leur place.
Rebecca Bryant est anthropologue à la London School of Economics et spécialiste des conflits civils, des frontières et des déplacements dans l’est de la Méditerranée.
Source : IRIN News
Le point de vue dans cet article est celui de son auteur et ne reflète pas nécessairement celui d’Epoch Times.
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