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Le facteur et le juge face « aux Américains »

juin 23, 2018 20:28, Last Updated: juin 23, 2018 20:28
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Dans un village français après la guerre, Jacques Tati met en scène un facteur des Postes Télégraphes et Téléphones. Jour de fêtes. Sur la place du village, est projeté un film louant les prouesses de la poste américaine, la US Postal : des avions remplis de sacs postaux décollent jour et nuit, des milliers de lettres sont triées automatiquement par des machines. Notre facteur ne se laisse pas impressionner pour autant : il est prêt à relever le défi.

‘François à l’Americaine’ par Laurent Durieux pour Nautilus Art Prints.

Faisant appel à son génie gaulois, il accroche son vélo à l’arrière d’un camion pour tamponner ses lettres, il fiche une lettre sur les dents d’une fourche pour ne pas perdre de temps dans la distribution du courrier à domicile. Pourtant, le spectateur sent bien que la riposte du facteur français au défi américain va être difficile. On l’entend maugréer sans cesse « les Américains, les Américains »

S’agissant maintenant non plus de la Poste, qui a su, entre temps, se transformer et défier DHL mais de la lutte contre la corruption par les entreprises d’agents publics à l’étranger, le juge français se trouve, en forçant bien sûr le trait, dans la situation du facteur abasourdi devant cette poste américaine affichant des moyens insolents.

Inégaux devant la lutte contre la corruption

Pour lutter contre la corruption qui vient fausser la concurrence internationale, « les Américains » ont en effet déployé en 1977 un outil juridique, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) ; au départ la loi fédérale est appliquée aux seules entreprises américaines (des pots de vin versés par Lockheed à des responsables politiques allemands pour des achats d’avions de combat sont à l’origine de cette loi), puis, en 1998, cette loi fédérale a été étendue aux entreprises étrangères.

Les motifs d’ouverture d’un dossier de corruption par le DOJ (Department of Justice) hors du territoire américain peuvent être des plus ténus comme une opération contestée libellée en dollars ou comme un échange de courriels transitant par un serveur américain. Des investigations intrusives sont alors conduites au sein même des entreprises qui se retrouvent dans l’obligation de coopérer. Des fonctionnaires travaillant dans les services de renseignement (dont le FBI et la CIA qui ont à leur disposition des unités dédiées) coordonnent leurs efforts avec le Ministère de la Justice pour aboutir à fixer des amendes dont le montant est considérable. Enfin, des poursuites pénales peuvent aussi aboutir à des incarcérations de cadre identifié comme agent corrupteur.

Robert F. Kennedy Department of Justice Building à Washington. (w :User :Coolcaesar/Wikipedia, CC BY-SA)

Une redoutable machine judiciaire

Plusieurs entreprises françaises (dont Alstom) ont expérimenté à leurs dépens l’efficacité de cette redoutable machine judiciaire. Depuis 2008, les entreprises européennes ont non seulement versé 6 milliards de dollars pour violation de la FCPA mais doivent aussi financer elles-mêmes des « moniteurs » en charge de contrôler sur place que leurs nouvelles pratiques seront bien conformes à la loi fédérale américaine.

Enfin, le système judiciaire américain s’auto-nourrit en réaffectant une partie des amendes infligées pour renforcer ses moyens à la fois techniques et humains. Un feed-back positif se met alors en place : l’augmentation du volume de dossiers traités aboutit à de fortes amendes, lesquelles amendes renforcent les moyens et les salaires, ce qui motive d’autant les fonctionnaires en charge des dossiers.

Le législateur français face au « rouleau compresseur normatif » américain

Face à cet arsenal juridique, des parlementaires français, (Lellouche PR –Berger PS), dans une alliance bipartisane, ont conduit, en février 2016, une mission d’information sur l’extra-territorialité du droit américain et se sont inquiétés de la domination de la loi américaine sur les échanges internationaux, rouleau compresseur normatif selon l’expression du député Lellouche.

Un seul exemple, donné par les parlementaires dans leur rapport, illustrait l’asymétrie des moyens disponibles entre le système judiciaire américain et français :

« Il faut savoir que pour toutes les entreprises sanctionnées aux Etats-Unis pour corruption, des procédures avaient été ouvertes en France. Il y avait une seule personne qui gérait ça : une seule juge qui avait 40 dossiers, qui sont chacun de la taille de celui d’Alstom, et face à elle arrivaient des avocats avec 20 dossiers ! Elle n’a jamais pu apporter la moindre preuve Elle nous l’a dit comme ça ! »

S’inspirer alors du système judiciaire américain, est-ce une fausse bonne idée ? Le mérite pour les entreprises françaises serait d’invoquer le principe de non bis in idem, on ne peut pas juger deux fois les mêmes faits. Plutôt avoir affaire au juge français qu’au juge américain.

Deux cultures juridiques distinctes

Mais la procédure du plaider-coupable n’est pas encore en résonnance avec la culture juridique française. Dans les pays anglo-saxons, contrairement à la France, la source première du droit se trouve dans les cas tranchés par le juge et non par les voies tracées par l’État (Alain Supiot, 2009).

Le juge français est encore mal à l’aise avec le credo américain qui consiste à dire que ce qui est juste est ce qui est favorable à la croissance de l’économie. Le juge doit- il être le gardien des règles de la concurrence ? Pour ne donner qu’un seul exemple, le décret d’agrément (« Modified Final Judgment »), établi le 24 août 1982 entre la Division anti-trust du Ministère de la Justice et American Telephone and Telegraph (ATT) est emblématique du rapport entre law and économics aux États-Unis.

Ce décret démantelant un monopole privé d’un million de salariés représentant 2 % du PIB américain, a été notifié à un juge fédéral de la Cour du District de Columbia pour qu’il puisse évaluer si l’accord était compatible avec l’intérêt général (« Tunney Act » du nom du sénateur démocrate Tunney, soit l’Antitrust Procedures and Penalties Act December 21, 1974) ; ce juge, le juge Green, n’a pas hésité à prendre le contre-pied à la fois de la Division anti-trust, de l’Agence Fédérale en charge des télécommunications et a résisté aux pressions venant des nouveaux entrants sur le marché et aussi du Congrès. Certes, cette pulsion étatiste du juge sera un feu de paille, mais elle illustre la place du juge dans un dossier industriel stratégique pour l’économie américaine.

Le juge français dans un système en évolution… « à l’Américaine »

Rien de comparable en France quant à la place occupée par le juge dans l’économie ; après quelques doutes et résistances, la riposte française au défi américain se traduira finalement par le vote en décembre 2016 de la loi n°2016-1691, loi dite Sapin II ; cette loi permet « une convention judiciaire d’intérêt public », une façon « à l’américaine » d’inciter les entreprises à payer des amendes mêmes lourdes plutôt que de s’engager dans un long procès. Une agence française de lutte anti-corruption (AFAC) sera également mise en place dans le cadre de cette nouvelle loi.

Si l’intention du législateur était en 2016 de s’inspirer « des Américains », les moyens à la disposition des juges restent aujourd’hui encore bien modestes et l’AFAC a plutôt une mission d’action de prévention auprès des entreprises. Le juge français peut –il relever le défi américain ?

La Société Générale a expérimenté, en juin 2018, la nouvelle culture juridique à l’américaine puisque que, pour fait de corruption d’agents publics en Libye, elle se voit infliger une amende de 500 millions de dollars, une amende fixée conjointement par le DOJ et le Parquet National Financier ; d’autre part, la toute nouvelle AFAC aura la charge de surveiller pendant deux ans la bonne conduite de la Société Générale en matière de corruption d’agents publics à l’étranger.

La riposte française n’a de sens que si les mêmes armes sont utilisées, ce qui signifie des moyens techniques et humains à la hauteur de l’enjeu et il faudrait, si l’on veut copier jusqu’au bout les américains, réinjecter en partie les amendes au sein du système judiciaire et non les verser sans affectation dans les caisses de l’État, enfin cela suppose une réorganisation complète quant à la façon de travailler entre les services de renseignement économique et le Parquet national financier, sinon il s’agit d’un mimétisme en trompe l’œil.

Jean-Michel Saussois, Professeur émérite HDR en sociologie, ESCP Europe

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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