Les entreprises à mission ont le vent poupe. Le gouvernement français envisage, dans le cadre de la loi PACTE, de créer un nouveau statut afin de favoriser leur développement. Au-delà des bonnes intentions et des projets louables, il est important de bien mesurer la rupture que pourrait représenter ce nouveau statut d’entreprise. Celui-ci est susceptible de renforcer le pouvoir d’action des entrepreneurs politiques dans des proportions telles que la puissance publique et les marchés financiers auront beaucoup de mal à les contrôler.
Qu’est-ce qu’une entreprise à mission ?
L’idée au cœur des entreprises à mission est d’élargir le champ d’action de l’entreprise. La notion de lucrativité ne disparaît pas, mais l’entreprise se donne pour objectifs d’associer la recherche du profit à des missions d’intérêt général. Son action n’est plus guidée par la recherche du profit et la performance économique, mais par des objectifs sociaux et environnementaux : protection de l’environnement, lutte contre les formes abusives de travail, revitalisation d’une région…
Cette mission d’intérêt général est incorporée au cœur des statuts de l’entreprise et de son objet social. Elle devient de ce fait opposable aux actionnaires. Dans la pratique, il existe plusieurs modèles d’entreprises à mission qui ouvrent différents champs des possibles en matière de définition des objectifs sociétaux poursuivis, d’évaluation de la performance et de capacité d’opposabilité des orientations stratégiques.
DanoneWave, plus grande entreprise à mission américaine
De nombreuses entreprises à l’étranger ont fait le choix d’adopter ce nouveau statut. Aux États-Unis, c’est notamment le cas de « DanoneWave », filiale de Danone qui possède le statut de « Public Benefit Corporation ». Il s’agit d’ailleurs de la plus grande entité économique à disposer de ce statut dans le pays, avec 6 milliards de dollars de chiffre d’affaires et plus de 6 000 salariés. La mission de DanoneWave est de nourrir « les citoyens, les communautés et le monde » grâce à des produits alimentaires sains. Cette mission se décline en deux grands objectifs : la promotion de pratiques alimentaires bonnes pour la santé et la création d’un modèle de production durable afin de limiter les impacts sur les parties prenantes, les communautés et l’environnement. Pour s’assurer de la qualité de la mission poursuivie et de sa durabilité, DanoneWave a développé un comité de supervision composé de personnalités externes qui analysent les résultats, proposent des orientations stratégiques et veillent à l’intégration des attentes des parties prenantes dans le projet stratégique.
DanoneWave souhaite bénéficier à l’horizon 2020 du label B-Corp, une certification accordée au entreprises se fixant des objectifs extra-financiers sociaux ou environnementaux, et qui conforment à des critères stricts en matière de comptabilité et de transparence. Ce label lui permettra d’afficher une reconnaissance de sa mission d’intérêt général et de s’imposer comme une des entreprises pionnières en matière d’intégration d’objectifs d’intérêts généraux sur l’alimentation et les pratiques agricoles durables. Danone prend exactement le même chemin en France et l’entreprise vient d’ailleurs d’émettre une obligation à impact social de 300 millions d’euros. À travers ces fonds collectés sur les marchés financiers, Danone s’engage à financer des actions sociales pour le bénéfice de ses parties prenantes : amélioration de la couverture santé des salariés, prolongation du congé maternité, accompagnement des agriculteurs, financement des PME dans la santé et la nutrition… Danone finance sa mission sociale via les marchés financiers. Nul doute que si demain, un statut d’entreprise à mission devait voir le jour en France, Danone serait l’une des premières entreprises à en bénéficier.
Entreprises à mission : des implications en matière de gouvernance
En matière de gouvernance, le statut d’entreprise à mission a plusieurs conséquences dont il faut bien mesurer l’importance. La mission que se donne l’entreprise n’est pas un simple gadget de communication qui permettrait d’afficher de belles intentions et une vitrine institutionnelle propre. Étant inscrite au cœur des statuts de l’entreprise et de son objet social, elle fait l’objet d’un vote formel par l’assemblée générale des actionnaires. Ceci a trois implications majeures :
– La transformation de l’affectio societatis :
L’incorporation d’un objet social étendu ou d’une mission d’intérêt général transforme et change profondément la nature de l’affectio societatis des sociétés de capitaux tels que nous les connaissons aujourd’hui. L’objet social de l’entreprise est élargi bien au-delà de la recherche du profit. Il ne s’agit plus de partager les bénéfices ou les économies, mais bien de participer à une œuvre d’intérêt général.
De ce fait, le modèle des sociétés de capitaux se rapproche de celui des coopératives et des mutuelles que nous avons observées dans le cadre des travaux de la Chaire Alter-Gouvernance. L’entreprise à mission est en quelque sorte une coopérative ou une mutuelle dont les actionnaires acceptent de financer et de soutenir une mission d’intérêt général. Elle a un projet politique.
La coopérative Limagrain, dont l’une des vocations principales est de fournir des semences de qualité aux agriculteurs, pourrait donc demain être concurrencée par une entreprise à mission située sur le même créneau, sans être pour autant gouvernée de manière démocratique par les acteurs qui bénéficient des services apportés. Soulignons qu’aucune coopérative agricole française n’est en mesure de lever 300 millions d’euros sur les marchés afin de financer des projets d’intérêts généraux, comme vient de le faire Danone. Cet exemple illustre bien les capacités d’action auxquelles pourront prétendre demain les entreprises à mission, fortes du positionnement de leurs affectio societatis sur des projets d’intérêt général.
– L’évaluation de la participation à l’intérêt général :
Compte tenu de la transformation de l’objet social de l’entreprise et de son élargissement considérable, il est logique que le mode de l’évaluation des performances des entreprises à mission change également. Il n’est plus possible d’évaluer la performance de ces entreprises sur de simples critères et standards financiers, car les objectifs poursuivis sont de natures différentes, et leur réalisation s’inscrit dans une perspective de long terme.
Cette mesure de la performance des entreprises à mission impose une métrique (des normes et des outils) qui est aujourd’hui à définir. Le label B-Corp est en phase de construction, mais il est loin de faire l’unanimité. Il faudra des confrontations et des convergences avec les autres normes et dispositifs d’évaluation, en particulier pour les entreprises à mission qui souhaiteront être cotées sur les marchés financiers.
Cette évaluation de la performance est beaucoup plus sensible qu’il n’y paraît, en particulier pour les pouvoirs publics. Certaines missions d’intérêt général pourraient finir par être sous-traitées par des entrepreneurs politiques sans que cela n’ait été formellement décidé. Lorsqu’Emmanuel Faber, PDG de Danone, affiche son ambition d’assurer la souveraineté alimentaire et de développer les droits à une alimentation durablement saine, il empiète directement sur les prérogatives du politique. À la différence des pouvoirs publics, qui sont mandatés et évalués par les citoyens, qui dira si, oui ou non, Danone remplit sa mission ? Qui va mesurer et évaluer sa contribution à l’intérêt général ? Est-ce Larry Fink, le patron du BlackRock (le plus grand fonds de pension au monde), qui va remercier et féliciter Emmanuel Faber pour sa contribution à l’intérêt général ?
– L’opposabilité et les devoirs fiduciaires des mandataires sociaux :
Le statut d’entreprise à mission (c’est d’ailleurs l’objectif recherché) implique une importante perte d’influence des actionnaires. Ceux-ci auront beaucoup de mal à sanctionner les projets stratégiques peu rentables. Il leur sera en effet difficile d’engager des procédures judiciaires ou de simplement contester les orientations stratégiques des dirigeants jugées insuffisamment performantes sur le plan économique. Si une entreprise à mission opte pour des investissements peu lucratifs pour les actionnaires mais bénéfiques pour les parties prenantes ou l’environnement, ses dirigeants et mandataires sociaux ne pourront pas être attaqués en justice par les actionnaires pour avoir failli à leur mission de recherche du profit. Il ne faut pas négliger les difficultés qu’engendrera cette perte d’influence des actionnaires. Qui évaluera la pérennité du projet économique de l’entreprise et sanctionnera éventuellement les dirigeants insuffisamment compétents ?
L’entreprise à mission fait donc évoluer la nature des devoirs fiduciaires des administrateurs et des mandataires sociaux. Ces derniers ne doivent pas avoir en tête la satisfaction des intérêts financiers des actionnaires, ni d’autres parties prenantes d’ailleurs, mais bien faire en sorte que l’entreprise remplisse sa mission d’intérêt général. Ce glissement n’est pas neutre car la poursuite d’une mission d’intérêt général est, contrairement à la quête du profit, particulièrement difficile à évaluer et à sanctionner.
À l’image de certaines grandes coopératives ou mutuelles dont le contrôle échappe totalement aux adhérents et aux bénéficiaires, il est donc envisageable que plus personne ne soit en mesure de contrôler et gouverner les entreprises à mission. Sans revenir sur les méfaits de la gouvernance actionnariale de ces trente dernières années sur le tissu social et l’environnement, il faut néanmoins reconnaître le rôle de discipline que peuvent jouer les marchés financiers à l’encontre de certains dirigeants. L’entreprise à mission supprime cette capacité disciplinaire des marchés financiers, pour le meilleur comme pour le pire.
Des entrepreneurs politiques hors de contrôle : l’hypothèse Bayer-Monsanto
L’Union européenne vient de valider le rapprochement de Monsanto et de Bayer, faisant émerger un nouveau leader mondial des semences et des pesticides. Qu’adviendrait-il si cette entreprise décidait de devenir une entreprise à mission ? Rien d’irréaliste : comme d’autres entreprises dont l’activité et la performance sont basées sur d’importants investissements en matière de recherche et développement, Bayer-Monsanto souffre de la pression des marchés financiers, qui exigent de la rentabilité à court terme. Cette situation freine d’autant les projets stratégiques de long terme.
Dans ce contexte, l’entreprise aurait tout intérêt à changer de statut et devenir une entreprise à mission. Elle pourrait par exemple inscrire au cœur de ses statuts sa volonté de « mettre les sciences du vivant au service du progrès sociétal et environnemental ». Cette entreprise, dont les activités et les avancées scientifiques sont d’ores et déjà difficilement contrôlées par les pouvoirs publics, écarterait ainsi la pression et la régulation des marchés financiers. Qui plus est, certains fonds de pension, voire certains fonds souverains, ont la capacité de rentrer dans le capital d’une hypothétique entreprise à mission Bayer-Monsanto. Celle-ci aurait ainsi des moyens juridiques et financiers d’ampleur inégalée pour mener des projets de recherche et développement dans le domaine des semences et des pesticides.
La capacité de Danone à lever 300 millions d’euros d’obligations à impact social illustre bien les capacités de financement dont pourraient bénéficier demain les entreprises à mission.
Les entreprises sont prêtes à endosser le rôle d’entrepreneurs politiques
Dans sa lettre envoyée aux entreprises dans lesquelles il détient des participations (pour un montant totalement invraisemblable de 6 000 milliards de dollars), Larry Fink, patron de BlackRock, se félicite des performances économiques des entreprises qui constituent son portefeuille. Il constate également que
« de nombreux gouvernements ne parviennent pas à préparer l’avenir, sur des questions allant de la retraite aux infrastructures en passant par l’automatisation et la formation professionnelle. Par conséquent, la société se tourne de plus en plus vers le secteur privé et demande aux entreprises de répondre à des défis sociétaux plus larges. En effet, les attentes du grand public envers les entreprises n’ont jamais été aussi grandes. La société exige que les entreprises, à la fois publiques et privées, se mettent au service du bien commun. »
On comprend ainsi que le plus grand fonds de pensions au monde invite les dirigeants d’entreprises à se comporter comme de véritables entrepreneurs politiques qui doivent se positionner sur les enjeux de sociétés et se mettre au service du bien commun. Le fond de pension qu’il dirige et prêt à apporter son concours à cette mutation du capitalisme. Nul doute que Larry Fink applaudirait des deux mains l’éventuel projet de Bayer-Monsanto de basculer vers le statut d’entreprise à mission pour « mettre les sciences du vivant au service du progrès social et environnemental ».
Il faut garder en tête que la financiarisation de la gouvernance des entreprises constitue à l’heure actuelle un frein pour que les entreprises s’investissent dans des projets d’intérêts généraux. Le statut d’entreprise à mission pourra permettre de contourner cette difficulté. Il donnera aux entrepreneurs politiques de nouveaux moyens juridiques et financiers pour déployer leurs projets politico-économiques parfois à grande échelle et sur des missions régaliennes. Mais certains lanceurs d’alerte s’inquiètent de cette mutation du capitalisme. C’est le cas d’Edward Snowden, qui souligne qu’une entreprise
« ne devrait jamais se voir attribuer le travail d’un gouvernement. Ils poursuivent des objectifs complètements différents. »
En leur permettant de s’arroger les prérogatives du politique et de contourner les marchés financiers, le statut des entreprises à mission pourrait être l’outil juridique d’un tel glissement.
Dans cette perspective, la vigilance est plus que jamais de mise. Hier, aucun citoyen n’avait décidé qu’il fallait génétiquement modifier les semences ou utiliser du glyphosate. Demain, sous couvert de remplir des missions d’intérêt général dont les résultats seront particulièrement difficiles à évaluer, des entreprises à mission ingouvernables pourraient imposer des technologies encore plus puissantes et disruptives, en dehors de tout débat et contrôle démocratique.
Bertrand Valiorgue, Professeur de stratégie et gouvernance des entreprises – co-titulaire de la Chaire Alter-Gouvernance, Université Clermont Auvergne et Xavier Hollandts, Professeur de Stratégie et Entrepreneuriat, Kedge Business School
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Comment pouvez-vous nous aider à vous tenir informés ?
Epoch Times est un média libre et indépendant, ne recevant aucune aide publique et n’appartenant à aucun parti politique ou groupe financier. Depuis notre création, nous faisons face à des attaques déloyales pour faire taire nos informations portant notamment sur les questions de droits de l'homme en Chine. C'est pourquoi, nous comptons sur votre soutien pour défendre notre journalisme indépendant et pour continuer, grâce à vous, à faire connaître la vérité.