Au tout début de sa carrière, Ashley Sumrall, spécialiste des cancers du cerveau, a traité un patient qu’elle n’oubliera jamais. Perdre un patient n’est pas rare pour un oncologue, surtout quand il s’agit du cerveau: 90% des patients perdent leur bataille contre ce type de cancer.
Mais le cas de David l’a particulièrement marquée. Ancien collaborateur de la Maison Blanche, il était arrivé chez elle après des années de traitements expérimentaux sans succès. Son gliome continuait de progresser. Au départ, David est un patient plutôt difficile: il commence par refuser les stéroïdes qu’elle veut lui prescrire, car ils détruisent les muscles. Mais au fil du temps, la femme médecin devient presque une intime non seulement de David, mais aussi de sa famille.
« C’est un peu un cliché mais c’est vraiment une maladie qui affecte toute la famille. On traite une personne et son conjoint ou la personne qui s’occupe d’elle, ses enfants… Et on finit par se lier à toute la famille », dit à l’AFP Ashley Sumrall, professeure à l’institut anticancéreux Levine en Caroline du Nord. Relativement peu d’études ont été réalisées sur l’anxiété, la dépression et le « burnout » chez les médecins.
Un médecin se suicide tous les jours aux Etats-Unis, selon un rapport publié en 2018 par l’Association américaine de psychiatrie, soit 28 à 40 pour 100.000. Plus du double du taux moyen dans la population. « Les médecins, en général, tardent à demander de l’aide pour leur santé mentale et physique par rapport à d’autres », relève Bill Eley, cancérologue et doyen adjoint de l’école de médecine de l’université Emory à Atlanta.
« Quand on est oncologue, les gens meurent et on les accompagne. Mais nous sommes mal préparés à endurer le stress physique, psychologique et spirituel que cela implique », ajoute-t-il. La pression qui pèse sur les médecins a été étudiée, en particulier le système de mesure de la performance utilisée par les hôpitaux américains.
Mais les facteurs de stress pesant sur les cancérologues sont plus forts que chez leurs confrères d’autres spécialités, souligne Michelle Riba, psychologue et directrice du programme de « PsychOncologie » au centre anticancéreux de l’université du Michigan. « Nous développons des relations longues et nous représentons souvent leur seul espoir de survie. Nous n’avons pas le droit à l’erreur. La pression est aussi forte que dans une cocotte-minute », explique-t-elle.
« Les tragédies se suivent, les patients défilent, et nous ne prêtons pas beaucoup d’attention à la gestion du deuil, de la tristesse et de la souffrance en nous », ajoute Bill Eley. A cela s’ajoute la souffrance infligée par les médecins aux patients, effet inévitable des terribles traitements de chimiothérapie.
Bill Eley garde en mémoire une femme de 28 ans atteinte d’un cancer rare, un sarcome. A cause du traitement, elle ne pouvait plus avaler et sa bouche bavait constamment. Aujourd’hui la chimiothérapie reste un pilier de la lutte contre le cancer mais d’autres traitements comme l’immunothérapie sont apparus, plus tolérables et qui allongent la durée de vie.
Paradoxalement, cela rajoute un niveau de complexité dans la relation médecin-patient… puisque celle-ci peut désormais s’étendre pendant de longues années, pour certains, dit M. Eley qui, à un certain stade de sa carrière, ne s’intéressait plus à rien dans sa vie personnelle. « Pendant quelques années, j’étais comme insensible, apathique », raconte-t-il. « Mais je m’en suis sorti grâce à un collègue qui m’a aidé à reprendre goût à la vie ».
Quant à Ashley Sumrall, elle reste en contact à ce jour avec la veuve de David. Leurs enfants ont à peu près le même âge que les siens. « Mon équipe perd une cinquantaine de patients par an. Nous voyons cela comme des opportunités pour aider les autres à accomplir leur transition en douceur vers leur prochaine phase. Notre douleur est minuscule, comparée à la leur ».
D.C avec AFP
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