Le marché de l’art contemporain s’emballe dangereusement

19 novembre 2015 13:31 Mis à jour: 19 novembre 2015 13:31

Liu Yiqian répond parfaitement à ce qu’on appelle, en Chine, un nouveau riche. Cet ancien chauffeur de taxi s’est hissé en haut de l’échelle sociale chinoise grâce à de bons placements en bourse. Récemment, le milliardaire a réalisé un coup de maître : s’offrir pour 170 millions de dollars le Nu Couché de Modigliani.

Une autre toile, Les Femmes d’Alger de Picasso, s’est vendue à 179 millions de dollars en mai dernier chez Christie’s, à New York. En 1997, cette toile ne valait « que » 32 millions.

Ces sommes donnent déjà le vertige. Derrière ces envolées, des analystes s’inquiètent désormais de voir surgir « une bulle de l’art » ; une situation favorisée par le fait que de nombreux investisseurs de pays émergents, dont la Chine, se servent de ce marché pour dissimuler des capitaux.

Le monde opaque de l’art contemporain

Durant des siècles, l’art répondait à ses propres exigences : les normes religieuses, culturelles, la juste proportion… Les rois, nobles et le clergés commandaient des œuvres aux artistes et jouaient un rôle régulateur dans leur diffusion. Au milieu du XXe siècle, les riches fortunes de ce monde sont devenues les nouveaux mécènes de ce milieu.

Jusqu’à ce que, quelque part au milieu du XXe siècle, l’argent devienne le langage universel. D’après Mélanie Gerlis, éditorialiste au The Arts Newspaper, « au-delà d’un certain point, la valeur de l’argent devient aussi abstraite qu’une toile de Jackson Pollock ». Bien qu’on puisse supposer à juste titre que le goût et la culture de l’art existent toujours, les transactions des toiles dictent aujourd’hui de la façon la plus directe la valeur d’un tableau, et donc de son artiste.

« Au-delà d’un certain point, la valeur de l’argent devient aussi abstraite qu’une toile de Jackson Pollock » – Melanie Gerlis

Le dernier Modigliani s’était vendu presque 70 millions de dollars en 2010. Y a-t-il vraiment une raison pour laquelle le peintre du Nu Couché soit coté 170 millions aujourd’hui ? Bien que la course au trophée soit un sport commun aux salles d’enchères, rien ne semble justifier une telle envolée. On pourrait parler de coup de cœur… à ceci près que le cas de Liu Yiqian n’est pas isolé. Au cours d’une vente privée, un collectionneur suisse aurait déboursé 300 millions de dollars pour un Gauguin de 1892, intitulé Quand te maries-tu ?.

Le monde de l’art est des plus opaques. Les intermédiaires sont nombreux et un acheteur désirant la discrétion n’aura aucun problème pour arriver à ses fins. Les toiles transitent dans un secret soigneusement maintenu. « Il arrive que les tableaux ne soient jamais exposés, car ils peuvent être stockés dans des coffres à température et hygrométrie constantes en Suisse ou au Luxembourg. Certaines ventes d’objets d’art se traduiraient par le simple transfert de tableaux d’un coffre à un autre », indique Kenneth Rogoff, professeur d’économie et de sciences politiques à l’université de Harvard et ancien économiste en chef du FMI.

Inflation et bulle de l’art

D’après l’Observatoire de l’art contemporain, « l’art est un outil de diversification efficace, dans la mesure où il est séparé de la structure du capital économique. Pour le dire simplement, le marché de l’art est un marché d’initiés où l’offre est limitée, et la demande fortement liée à l’expansion économique d’un pays ».

Une observation partagée par Kenneth Rogoff. Pour les pays émergents, le marché de l’art constituerait ainsi la « dernière grande opportunité d’investissement déréglementé ». Or, les investisseurs ne manquent pas dans ce domaine, avec un nombre croissant de Chinois accédant à la classe moyenne. Mais l’opacité du marché de l’art est encore plus intéressante dans le fait qu’elle permet la fuite des capitaux. « Il est extrêmement difficile d’évaluer la fuite des capitaux, à la fois en raison d’un manque de données et parce qu’il est difficile de faire la différence entre fuite des capitaux et activité normale de diversification », précise Kenneth Rogoff.

Le principe : un Chinois fortuné indique officiellement la vente d’une de ses toiles à un prix largement en dessous du prix réel payé par un acheteur occidental complice. L’acheteur reverse la différence sur un compte bancaire étranger. Dans le passé, cette pratique a été observée dans des pays à la gouvernance instable, ou chez les cartels de drogue mexicains qui cherchaient à blanchir leur argent. Mais avec le nombre croissant de riches chinois cherchant à faire sortir leur fortune du pays, le phénomène est d’une tout autre ampleur.

Depuis la chute de la bourse de Shanghai en août et le ralentissement économique, un grand nombre de Chinois tentent de transférer leur argent à l’étranger. Or, les autorités chinoises surveillent de près les mouvements des capitaux et interdisent de sortir plus de 50 000 dollars par an du pays. Plusieurs parades sont envisageables par les grandes fortunes et l’art ne fait pas exception.

La fin de la fête

« L’ironie, c’est que s’il y a des pays comme la Chine qui contribuent à l’explosion du marché de l’art, d’autres pays pourraient vite y mettre un terme », indique Melanie Gerlis. Les salles d’enchères enregistrent aujourd’hui une forte baisse des ventes depuis l’épisode de Shanghai. Alors que les enchères de Christie’s en mai étaient évaluées à 705 millions de dollars, les enchères durant lesquelles le Nu Couché a fait une percée en septembre n’ont représenté que 491 millions. Récemment, le directeur général de Sotheby’s Tad Smith, à New York, expliquait la baisse par des « incertitudes macro-économiques » et un « ralentissement asiatique », tandis que Brett Grovy, président de Christie’s, évoque les « turbulences » du marché.

Le contexte global n’est pas rose non plus. Les prix du pétrole découragent les acheteurs potentiels en Russie et au Moyen-Orient, où la construction de musées est une aubaine pour les ventes. Aux États-Unis, les marchés traditionnels souffrent également des taux d’intérêts élevés et de la réduction des assouplissements quantitatifs.

Ainsi, Liu Yinqian pourrait être l’exception qui confirme la règle. Dans un contexte de prix hauts et de fuite des acheteurs, d’après Kenneth Rogoff, « la fin de la bulle de l’art ne sera pas belle à voir ».

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