ENTRETIEN – Frédéric Lauze est secrétaire général du Syndicat majoritaire des Commissaires de la Police Nationale (SCPN). Il analyse pour Epoch Times les causes de l’expansion du narcotrafic en France. L’ancien parachutiste livre également son regard sur les politiques menées ces quarante dernières années pour tenter de l’endiguer.
Epoch Times : Frédéric Lauze, Grenoble a été le théâtre de multiples épisodes de violences avec des armes à feu souvent en lien avec le trafic de stupéfiants. À l’inverse de Paris, Marseille ou Lyon, Grenoble n’est pas une grande ville mais une ville « de taille moyenne ». Comment et pourquoi a-t-elle été gangrénée par le narcotrafic ?
Frédéric Lauze : Grenoble est une ville importante, elle se trouve quand même à la 17e place des villes les plus peuplées de France avec 160 000 habitants. Historiquement, il y a toujours eu à Grenoble de la criminalité organisée, notamment d’origine italo-sicilienne, mais aussi lyonnaise et évidemment grenobloise.
Mais aujourd’hui, on constate que c’est une ville où la sécurité se dégrade. Le narcotrafic s’y est très bien implanté, les règlements de comptes ont explosé et la violence gratuite prospère. La manière dont a été abattu l’employé municipal Lilian Dejean le prouve. Il y a un réel dysfonctionnement qui ne relève pas du simple fait divers, mais d’une dégradation de la sécurité, plus particulièrement en lien avec le trafic de stupéfiants.
Grenoble, comme bien d’autres villes, est gangrenée par le narcotrafic pour des raisons locales et nationales. La municipalité ne s’empare pas des questions de sécurité, elle les minore ou ne les traite pas.
Par exemple, la mairie ne veut pas développer la vidéoprotection sous prétexte que cela porterait atteinte aux libertés, et s’oppose également à l’armement de la police municipale. Une opposition qui n’est pas sans conséquence puisque dans le cadre de la coproduction de sécurité, la police nationale ne peut pas ainsi compter pleinement sur l’appui des autorités municipales comme c’est le cas dans d’autres grandes villes… Toutes ces postures idéologiques favorisent l’insécurité.
Concernant les causes nationales, je dirais qu’il y en a plusieurs : dans un premier temps, on peut souligner l’augmentation de la demande des stups. Il faut bien comprendre que s’il y a une offre, c’est parce qu’il y a une demande ! Ensuite, je crois que nous vivons dans un pays où l’autorité s’est délitée et le sentiment d’impunité règne. Contrairement à ce que certains affirment, la France n’est pas un pays répressif, ultra sécuritaire avec des lois qui se multiplient. Certes, de nouvelles lois sont votées, mais elles sont peu ou pas appliquées… laissant le champ libre à un narcotrafic devenu extrêmement rentable avec des réseaux très bien organisés.
À cela s’ajoute une ouverture totale des frontières qui n’a pas été sans conséquence. Même si la mondialisation a été un outil formidable pour la croissance économique et la libre circulation des biens et des personnes, sa conception trop libérale a profité à la criminalité organisée. Par conséquent, le narcotrafic s’organise, il a toujours un temps d’avance sur un pays qui n’a plus de frontières.
Et la coopération judiciaire et policière internationale n’est pas assez développée. Certains États ne luttent pas suffisamment contre ce trafic et le blanchiment. Je crois que cette problématique mériterait d’être traitée au niveau européen voire international avec l’organisation de G8 ou de G20, au regard des enjeux sécuritaires financiers que posent la criminalité organisée et de leurs conséquences. Les narcotrafiquants sont prêts à tout, même à tuer.
Depuis des années en France, l’essentiel des règlements de compte vient du narcotrafic. Par ailleurs, tout ce qui tourne autour du trafic d’armes et de toutes les infractions annexes est nourri par cet écosystème lié au grand banditisme et au narcotrafic. Et la réponse pénale n’est pas à la hauteur de cet enjeu de souveraineté qui menace la France.
Car ce n’est pas qu’un enjeu de sécurité, c’est un enjeu de souveraineté avec un risque de déstabilisation et de corruption. Il existe des points de deal physiques ou numériques qui amassent entre 60 et 80.000 euros par jour. Ainsi les trafiquants bénéficient de fortunes colossales, tout est dit.
Certains observateurs et politiques ont critiqué le laxisme de la politique du maire, Éric Piolle en matière de sécurité. Quel regard portez-vous sur le bilan de l’élu écologiste ? L’armement de la police municipale pourrait-il représenter un moyen efficace pour lutter contre le narcotrafic et l’insécurité de manière générale ?
Le maire de Grenoble ne veut pas voir le constat qui est fait par tout le monde, c’est-à-dire une progression de la délinquance, du trafic d’armes et de stupéfiants depuis une trentaine d’années et préfère conserver ses postures idéologiques. C’est évidemment problématique.
Ce n’est pas le rôle premier de la police municipale de lutter contre le narcotrafic, mais elle peut y contribuer, notamment par sa présence sur le terrain et la complémentarité qu’elle apporte à la police nationale.
N’oublions pas aussi que les temps ont changé. Depuis une quinzaine d’années, une dizaine de policiers municipaux ont été tués. Je pense à Aurélie Fouquet, assassinée par des braqueurs en 2010 à Villiers-sur-Marne ou à Clarissa Jean-Philippe, tuée par un terroriste à Montrouge.
Les narcotrafiquants ou les terroristes ne font pas la distinction entre la police nationale et la police municipale. Je crois donc qu’il est impensable qu’un policier municipal ne soit pas armé en 2024.
Le trafic de drogues génère énormément d’argent. Dans un entretien accordé à Epoch Times en avril, l’expert Michel Gandilhon affirmait qu’ « entre 2010 et 2017, le chiffre d’affaires du marché des drogues illicites a doublé en France ». Une augmentation liée à une « forte hausse de la demande ». Pour quelles raisons la demande de stupéfiants a-t-elle augmenté ?
Beaucoup de travaux de recherche et d’enquêtes font effectivement état d’une consommation très importante d’anxiolytiques dans notre pays, d’une augmentation des arrêts-maladies et d’une consommation de stupéfiants assez répandue. De nos jours en France, il y a environ 5 millions de consommateurs occasionnels de stupéfiants, 2 millions et demi de consommateurs réguliers de cannabis et à peu près 600.000 pour la cocaïne, sans compter toutes les drogues de synthèse.
Tout cela vient du fait que certains vont rechercher du plaisir et en même temps tenter d’échapper à leur réalité, sans prendre en compte les ravages psychiques et physiques générés par la drogue qui est aussi un problème majeur de santé publique.
Nous sommes aussi un pays avec plusieurs façades maritimes notamment, atlantique et méditerranéenne. Et de l’autre côté de la Méditerranée se trouvent les pays du Maghreb dont certains sont producteurs de ces stupéfiants. Ces mêmes produits peuvent arriver sur notre territoire grâce aux multiples portes d’entrée que sont les ports, comme celui du Havre ou de Marseille. Mais aussi la Guyane.
Je constate que chez nos voisins allemands, belges, espagnols et néerlandais, la légalisation du cannabis est débattue ou a déjà été votée. Fort heureusement, en France, nos dirigeants ont tenu bon.
Lors d’une intervention sur le plateau de Cnews le 9 septembre sur l’insécurité, vous critiquiez « le raisonnement juridique et législatif des politiques » qui tend à « judiciariser un travail qui relève aussi de l’éducation, des mœurs et d’un discours politique ». Considérez-vous que les politiques soient déconnectés des enjeux sécuritaires ?
Je pense que nos dirigeants sont déconnectés des enjeux sécuritaires, car l’insécurité réelle constatée par les chiffres a nettement augmenté ces quarante dernières années et en même temps, ils n’ont fait que complexifier le travail des policiers, la procédure pénale, notamment avec un droit européen qui ne favorise pas l’efficacité, et qui marginalise les victimes.
Traiter les problématiques de sécurité en faisant des lois est indispensable, mais aujourd’hui, l’application des lois et l’effectivité des peines ne sont plus recherchées. Beaucoup de place a été accordée aux lois, alors qu’il y a tout un travail à effectuer qui ne relève pas du droit. Le continuum de sécurité en amont et aval du travail policier doit être renforcé.
Par exemple, plus précisément au niveau du pilotage opérationnel de la police que les patrouilles doivent davantage effectuer en fonction des réalités spatio-temporelles de la délinquance. L’articulation entre la police et la gendarmerie doit être encore améliorée, mais aussi celle entre la police et les outils dont disposent les maires en matière de prévention de la délinquance (centres de supervision urbaine, police municipale, Conseil pour les droits et devoirs des familles), idem avec la justice.
Mais, au nom du principe d’indépendance de la justice, que personne ne veut d’ailleurs remettre en cause, on s’interdit de réfléchir à un continuum judiciaire et on continue à avoir une politique pénale menée par le garde des Sceaux et une politique de sécurité menée par le ministre de l’Intérieur, chacun de leur côté. Il n’y a pas de stratégie et in fine, la délinquance continue d’augmenter.
Quelles politiques éducatives faudrait-il mettre en œuvre pour faire baisser de manière significative l’insécurité ?
Il y a des questions politiques liées à l’immigration ou à l’éducation, etc. – que je ne peux pas clairement aborder. Néanmoins, tout en étant un défenseur d’une politique pénale plus ferme avec des peines de prison courtes et moins d’aménagements de peines, je reste un partisan d’une politique de prévention plus ambitieuse.
Aujourd’hui, la politique de prévention comporte un certain nombre de lacunes parce qu’il règne dans notre pays une approche trop binaire et primaire de la sécurité. Soit vous êtes pour plus de prévention, et vous êtes catalogué comme une personne « gentille » ou humaniste, plutôt à gauche, ou au contraire, vous prônez plus de fermeté et de répression, et vous êtes étiqueté à droite. Il faut arrêter ces raisonnements stupides caricaturaux. Vous n’avez pas à préférer la prévention ou la répression, on a besoin des deux.
Mais en France, à chaque fois qu’il y a un changement de majorité, nos politiques se sentent obligés de prendre position pour l’une ou pour l’autre et détricotent ce qui a été fait par leurs prédécesseurs. En son temps, Nicolas Sarkozy avait supprimé la police de proximité instaurée par le gouvernement socialiste de Lionel Jospin en 1998. Ensuite, François Hollande, avec la ministre de la Justice de l’époque, Christiane Taubira, avait supprimé les peines planchers mises en place par la droite quelques années auparavant. C’est aberrant dans les deux cas…
Pour rentrer dans les détails, je crois qu’en matière de prévention de la délinquance, il faut changer de logiciel et s’intéresser davantage à l’échec scolaire qui est à l’origine de l’entrée dans la délinquance. C’est-à-dire mettre en place des vraies politiques de terrain plus individualisées et plus précoces, repérer les élèves décrocheurs dès l’école primaire, les retirer d’un environnement toxique et leur offrir des perspectives autres que l’enfermement dans l’écosystème du quartier.
Bien entendu, il faut mieux responsabiliser les parents et le cas échéant, les faire payer si leurs enfants sont des délinquants multirécidivistes. Comme il faut systématiser les sanctions financières à l’encontre des délinquants condamnés par la Justice. Je peux entendre que certains parents soient dépassés, mais si on laisse faire, c’est la société qui en paye le prix !
Toutes ces politiques de prévention doivent être articulées entre les mairies, les collectivités territoriales et la police nationale. Un partenariat plus opérationnel sur la prévention de la délinquance est plus que nécessaire. Dans les conseils communaux de prévention de la délinquance, il ne faut pas simplement discuter de généralités sur la drogue, la délinquance des mineurs ou la prostitution des mineurs. À un moment donné, il faut peut-être songer à échanger des noms et suivre les personnes, dans l’intérêt de la protection de la société et aussi de ces mineurs délinquants.
De son côté, la police doit davantage s’impliquer dans la prévention. Ce n’est pas réellement le cas à l’heure actuelle. Par exemple, au sein de la direction générale de la police, personne ne s’occupe de prévention de la délinquance. Pas de doctrine, de réflexion suivie. C’est surréaliste !
C’est-à-dire qu’on va s’occuper du traitement de la délinquance et de l’investigation, sans chercher à l’empêcher par des stratégies d’occupation de la voie publique, de coproduction de sécurité et à s’intégrer dans des dispositifs de prévention juvéniles de la délinquance.
La police devrait, par exemple, jouer un rôle plus important quand des jeunes sont exclus plusieurs jours de leur école. Ils pourraient éventuellement être accueillis dans des commissariats pour qu’on puisse les responsabiliser. Cette politique de prévention doit bien évidemment être accompagnée d’une politique de répression avec des jugements plus rapides.
Je tenais également à souligner l’illisibilité de la justice actuelle. Le système judiciaire n’est plus lisible et compréhensible. Si un délinquant est condamné à de la prison avec sursis, il n’est pas enfermé. C’est le sens même du sursis. Mais s’il est condamné à de la prison ferme, il doit être immédiatement incarcéré. On ne doit pas pouvoir aménager sa peine avant qu’il soit en prison. C’est ce que je préconise pour que la justice redevienne dissuasive.
Sans cette lisibilité et des peines plus compréhensibles, on encourage l’impunité et les récidives parce que les délinquants vont estimer que le système fonctionne mal et ne vont plus en avoir peur.
Le problème n’est pas juridique, mais psychologique. Il faut jouer sur la psychologie du délinquant en faisant en sorte de réduire les opportunités de passage à l’acte et la rentabilité de l’acte criminel. Le délinquant doit avoir la certitude qu’il sera sanctionné s’il commet l’acte.
In fine, je crois qu’une politique d’assimilation assumée et ambitieuse doit également voir le jour. La France doit renouer avec un narratif patriotique ouvert sur l’universel pour libérer certains jeunes d’une emprise communautaire et religieuse. Il faut leur donner l’envie de devenir français et de respecter le pays dans lequel ils sont citoyens et vivent.
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