« Le pays s’enfonce dans une crise qui s’annonce durable sur le plan institutionnel et politique », déclare Loris Chavanette

Par Julian Herrero
10 juillet 2024 13:13 Mis à jour: 11 juillet 2024 19:33

ENTRETIEN – Loris Chavanette est historien de la Révolution française. Il est également l’auteur de La Tentation du désespoir (Plon, 2024). Dans cet entretien accordé à Epoch Times, il revient notamment sur les résultats des élections législatives.

Epoch Times : Loris Chavanette,  comment avez-vous réagi aux résultats du second tour des élections législatives anticipées ?

Loris Chavanette : J’ai découvert les résultats avec une gravité triste. Triste parce que je n’ai jamais aimé voir mon pays s’enfoncer dans une crise qui s’annonce durable sur le plan institutionnel et politique, avec une France ingouvernable. La gravité aussi, parce que la prise de parole inepte de Jean-Luc Mélenchon à 20h02, revendiquant la victoire, est de nature à éveiller le sentiment de responsabilité de chacun. Ce coup d’État rhétorique du leader historique des Insoumis, ici plus flibustier de la politique que tribun du peuple, offre le pathétique visage d’une élection bâclée.

Enfin, si on le prend au premier degré, je crois qu’il faut se réjouir que la gauche reconnaisse, pour une fois, la validité d’un scrutin sans bloquer les universités et mettre le chaos dans la rue. Cela signifie-t-il que les Insoumis sont prêts à reconnaître leur défaite sans rechigner aux prochaines échéances à venir, quelle que soit l’issue du scrutin ? On peut craindre que non tant ce parti jongle avec les principes les plus démocratiques sans se soucier d’en laisser tomber ici ou là. C’est Lénine qui disait qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, je crois.

Ces résultats ne sont-ils pas la preuve que le front républicain fonctionne toujours ?

La première chose essentielle à souligner est que les députés élus sont tous légitimes, barrage ou pas. Le respect du droit et de la loi doit toujours avoir la primauté sur les émotions particulières. Plus généralement, je crains que le front républicain fonctionne comme une voiture ayant une roue de secours mal fixée et qui fait une course. C’est un expédient occasionnel et circonstancié, et non une méthode viable de faire de la politique.

On pourrait presque parler de realpolitik électorale, tant cette entente s’est faite aux forceps et paraît un écran de fumée qui cache l’abîme existant entre, par exemple, LFI et les libéraux LR ou Ensemble. Sur le fond, rien n’est moins sûr que, au chapitre des valeurs, faire de l’humour sur « un flic mort », prôner l’impunité pour les squats, être fiché S pour violences ou exciter l’antisémitisme soit si républicain que cela.

On dit que les hommes qui font l’histoire ne savent pas l’histoire qu’ils font. Les visions court-termistes n’ont jamais été la marque de fabrique des hommes et femmes d’État. Quand la réalité déplaît, l’idéologie a toujours été une puissante anesthésie.

Encore faut-il se mettre d’accord sur la réalité de notre économie et de nos fractures sociales, mais cela est presque impossible en France. Certains voient les banlieues en faillite d’éducation et d’aides, d’autres la France périphérique aux abois. Ce qui fait nation dépend du prisme avec lequel on regarde la situation.

Dans le Journal du Dimanche, vous avez publié une tribune intitulée : « Le fossé entre le pouvoir et le peuple amène toujours une crise de régime ». À quand remonte, selon vous, ce décalage entre nos élites contemporaines et les Français ?

Je faisais un constat historique factuel. Ensuite, il y a la question d’interprétation de l’histoire dans votre question. Certains diront que mai 68 a scindé la France en deux, d’autres que le mal remonte au référendum sur la Constitution européenne, en 2005. Il y a les lames de fond de la vie politique et les événements qui rendent évident le malaise.

La crise de la démocratie représentative est symptomatique, selon moi, du fait que les citoyens ne se sentent plus représentés, l’absence de tout référendum depuis des années attestant cette crainte de demander son avis au peuple. L’exemple que je prenais dans ma tribune était un gouvernement républicain, le Directoire, ne parvenant pas à convaincre qu’il était la meilleure solution pour finir la Révolution par des institutions solides, mais plus il échouait, plus il durcissait le ton et réprimait, quitte à devenir antilibéral et liberticide alors qu’il avait promis de défendre l’héritage de liberté de la Révolution.

C’est cette hypocrisie qui ne passe pas, parce que, en définitive, les Français se sont jetés dans les bras d’un général de 30 ans. Plus spécifiquement, comment voulez-vous que plus de 30 % du corps électoral ayant voté pour le RN, et qualifié de fasciste et de raciste, ne désespère pas de la politique…

Toute la question est donc de savoir comment convaincre les Français du choix le plus intelligent, alors même que les campagnes électorales ne sont plus que des concours de démagogie où chacun promet tout et n’importe quoi. S’ensuivent les déceptions à la chaîne et donc le désamour pour la classe politique. C’est la grande faute d’Emmanuel Macron d’avoir dissout : il a offert une tribune de choix aux démagogues promettant des dépenses en tout genre tandis que le pays est embourbé dans la crise de la dette.

Vous comparez la période actuelle à ce qu’a vécu la France après la Terreur à la fin du XVIIIe siècle. Vivons-nous actuellement une crise de régime ? Ou est-elle en train d’arriver ?

Le quinquennat, en tentant d’adapter la Constitution à la vie démocratique afin d’éviter les cohabitations, n’a fait qu’accélérer la crise de régime, car il donne de facto la prépondérance à la présidence de la République sur l’Assemblée à partir du moment où les présidentielles précèdent les législatives.

Je crois qu’il aurait fallu inverser le calendrier ne serait-ce que par souci de préserver la symbolique parlementaire et la démocratie représentative, base de notre régime. Tocqueville a une phrase géniale quand il dit qu’à force d’être soumis, on devient irréconciliables. C’est ce qu’il se passe avec la revanche du palais Bourbon sur l’Élysée. Le Parlement a trop longtemps été une chambre d’enregistrement en cas de fait majoritaire à l’Assemblée, sans oublier le recours excessif au 49-3. Maintenant, on paie les pots cassés de ce vice de rationalisation du parlementarisme.

Dans mes essais historiques, je n’ai eu de cesse de rappeler les heures glorieuses et sombres du Parlement sous la Révolution française, de Mirabeau à Robespierre, en passant par les Thermidoriens et enfin Napoléon, ce dernier anéantissant le travail parlementaire. Il faut savoir renouer avec la belle langue parlementaire française, et ce ne sont pas les Insoumis aboyeurs ni les technocrates qui élèveront le niveau de ce point de vue. Le désaccord oui, la diabolisation de l’autre, non.

Si le régime est en crise, quelles solutions s’imposent ? Certains experts et historiens préconisent le passage à une nouvelle République. Qu’en pensez-vous ?

Ce n’est ni la première crise démocratique et institutionnelle, ni la dernière. La Ve république n’est pas lettre morte mais souffrante.

Il faut faire trois choses impérieuses à mon avis. Premièrement, cantonner le chef de l’État dans son domaine strict de compétences constitutionnelles pour empêcher qu’il n’empiète sur les pouvoirs du Premier ministre. Deuxièmement, placer les élections législatives avant les présidentielles pour redorer le blason de l’Assemblée nationale. Enfin, changer la pratique des nominations politiques au sein du Conseil constitutionnel, ce qui passe par l’obligation de désigner des experts du Droit, dans chacune des disciplines juridiques.

Croire que tout passera par la volonté et la puissance d’un homme charismatique et providentiel est contreproductif, car on voit bien qu’aucune personnalité se dégage au-dessus des partis comme De Gaulle en 1958.

Je repense à cette phrase de Bertolt Brecht. Un homme dit : « Malheur au peuple qui n’a pas de héros ». Et le deuxième rétorque : « Non, malheur au peuple qui a besoin de héros. » Chez nous, peuple fier et orgueilleux, se donner à un grand homme est une vieille tradition qui tire ses racines dans notre histoire monarchique et impériale, mais le souverain reste le peuple : il faut lui faire confiance en lui demandant son avis par référendum.

Napoléon le faisait pour avoir les pleins pouvoirs, ce n’était pas sain, mais l’époque à laquelle il vécut était oh combien plus chaotique que la nôtre. Le souverain est traditionnellement celui qui a le dernier mot.

L’article 3 de la Déclaration de 1789 dispose que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » Le Conseil constitutionnel ne s’est-il pas assigné pour mission d’appliquer la Déclaration des droits ? Il n’est pas au-dessus de la nation, il lui est soumis et le Sénat est là aussi comme garde-fou de la démocratie.

Ne détruisons pas le peu d’ordre et de légitimité institutionnelle qu’il nous reste, parce que peut-être, dans cinquante ans, nous regretterons la stabilité constitutionnelle que fut la Ve. Il faut aménager et réformer, non révolutionner.

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