Les Japonais sont de plus en plus nombreux à se détourner des relations amoureuses. Pour de nombreux jeunes, celles-ci sont trop pénibles, trop coûteuses et prennent trop de temps. Alors que le pays fait face à un grave problème démographique, experts et sociologues s’interrogent sur les causes du manque de romance dans la conscience collective nippone.
Récemment, Shinzô Abe, Premier ministre japonais, a fait voter un budget de 732 milliards d’euros destiné à la protection sociale et a promis de rehausser les aides sociales pour encourager la natalité dans les familles. Une enveloppe record qui symbolise la volonté du Japon de s’attaquer à l’épineux problème du vieillissement de sa population.
Si le taux de fécondité se maintient au stade actuel, le pays du Soleil levant, qui compte 128 millions habitants, n’en aura que 87 en 2060 ; de plus, 40% de la population sera âgée de plus de 65 ans. D’après ces statistiques, publiées en 2014 par un groupe d’expert dirigé par la Chambre de Commerce et d’Industrie, le Japon deviendrait une société « super-vieillissante ».
Comment comprendre de tels chiffres, dans une société où beaucoup de Japonaises rêvent encore de se marier et où la coutume est de l’être avant 30 ans ? Une combinaison de freins économiques et sociaux ont été identifiés par les sociologues, et laissent présager que l’amour entre un homme et une femme ressemble à une équation complexe.
Désintérêt sentimental ?
Dans les rues de Tokyo, plus de 13 millions de personnes circulent chaque jour. Dans cette ruche urbaine, les contacts sont pourtant inexistants, on évite même de se regarder dans les yeux. Muriel Jolivet, sociologue vivant au Japon depuis plus de 40 ans, n’en est pas surprise : « Ici, on se tient à distance les uns des autres. Avoir un contact avec quelqu’un est vu comme une intrusion. D’ailleurs, on ne se serre jamais la main ».
Rien d’étonnant à retrouver cette distance dans les relations hommes-femmes. D’après un sondage récent du Japan Times, 74,3% des jeunes de 20 ans ne sont pas en couple. Une tendance inquiétante, si l’on considère que 15 ans plus tôt, ce chiffre s’élevait à 50%. Un second sondage du même journal, mené auprès de 7 000 personnes, démontre que 40% des personnes de 20 à 30 ans ne cherchent pas à être en couple à leur âge parce que c’est « Mendukosaï », « trop pénible », et qu’ils préfèrent « donner la priorité à leurs occupations personnelles ».
Les statistiques dessinent également les contours d’une société où le désir amoureux et sexuel est moindre : entre 18 et 34 ans, 61% des hommes et 49% des femmes n’ont eu aucune relation amoureuse ; de plus, 36% des hommes et 39% des femmes n’ont jamais eu de relations sexuelles. D’après une étude du planning familial datant de 2014, 65,8% des femmes de 16 à 19 ans se disent « non intéressées » ou « ayant une aversion » pour les rapports sexuels.
Sanae Kanmeyana, écrivain et auteur d’essais sur le couple, indique que « contrairement à l’Occident qui valorise l’épanouissement sexuel des individus, le Japon ne considère pas le sexe comme important. Ici, un couple qui manifesterait son désir sexuel serait embarrassant pour les autres. Le “sexless” pose peut-être des problèmes en termes de natalité, mais il est plutôt libérateur. Il n’y a pas d’obligation de désir réciproque et, comme la passion n’entre pas en jeu, les couples sont plus stables. »
Le manque de modèle dans les relations amoureuses
Pour autant, depuis les dernières décennies, les façons de vivre sa sexualité autrement se sont multipliées au Japon : gadgets, mangas X ou Love Hôtels ont fait leur apparition. Mais d’après les pédagogues, ce phénomène n’a fait que donner une fausse image de la sexualité. « Ces quarante dernières années, le sexe s’est libéré mais, dans le même temps, il est de moins en moins partagé entre les individus », remarque Tanaka Kimiko, auteur d’un best-seller sur le sexe dans les années 80. Le constat est paradoxal, mais les traditions veulent qu’au Japon les rapports sexuels entre individus soient indissociables du mariage et de la famille.
Yamada Masahiro, professeur de sociologie à l’université Cûô et spécialiste de la famille, dresse une comparaison avec les révolutions des mœurs en Europe et Amérique. « [En Occident], divers facteurs, dont le féminisme, ont poussé les jeunes à prendre leurs distances vis-à-vis de la famille traditionnelle ; ils ont alors commencé à avoir des relations sexuelles et à vivre en couple sans se marier. Et lorsqu’elles se mariaient, les femmes avaient la possibilité de continuer à travailler. La jeune génération a expérimenté toute une gamme de modes de vie, dont certains ont été acceptés par la société », analyse-t-il.
Malgré la relative occidentalisation du Japon, la société reste dominée par le modèle patriarcal. Les écoles publiques sont mixtes, mais filles et garçons sortent en groupes séparés et ont des centres d’activités différents. « L’homme au travail et la femme au foyer » reste une norme difficilement dépassable. De plus, au Japon, le nombre de naissances hors mariage est de 2%, soit l’un des plus bas du monde – diamétralement opposé aux Français, qui avec 56% de naissances hors mariage, culmine au classement.
L’indifférence au sein du couple pose également le problème d’un manque de modèle et de représentation en ce qui concerne les relations amoureuses. Akiko, consultante dynamique de 40 ans, remarque ainsi que « les enfants japonais grandissent sans exemple de tendresse, de sensualité ou d’intimité entre leurs parents ». « Difficile ensuite d’inventer d’autres rapports de couple », conclut-elle. Le planning familial japonais a découvert que 44,6% des couples mariés n’ont pas eu de relations sexuelles sur le long terme.
Le célibat, un choix économique
Cependant, le modèle familial traditionnel n’explique pas en soi le manque d’intérêt des Japonais pour le mariage. Le professeur Yamada Masahiro a enquêté sur les raisons du célibat dans la société nippone, et a remarqué qu’un « nombre croissant de jeunes japonaises ne se marient pas alors même qu’elles souhaiteraient le faire ». D’après lui, la principale raison de la baisse du taux de fécondité au Japon réside dans le fait que de plus en plus de gens n’arrivent pas à fonder une famille.
Une étude de l’Institut national de recherche sur la population et la sécurité sociale a attiré son attention : il apparaît que si les hommes célibataires ne semblent pas porter attention au revenu de leurs futures femmes, de plus en plus de femmes célibataires attendent de leur futur mari qu’il puisse gagner un salaire suffisant pour subvenir aux besoins du couple. Yamada Masihiro a mené un sondage et a conclu que deux tiers des femmes célibataires interrogées attendent de leur mari qu’il gagne 4 millions de yens ou plus par an. Or, d’après les chiffres officiels, seul un célibataire japonais sur quatre répondrait à ce critère.
Depuis le premier choc pétrolier, la croissance japonaise s’est ralentie et les revenus ont stagné pour un grand nombre de Japonais. Depuis 1990, les emplois temporaires et précaires se sont multipliés et ces derniers sont la plupart du temps occupés par de jeunes hommes. « Ce groupe d’hommes occupant des emplois atypiques voit ses rangs gonfler depuis une vingtaine d’années, et c’est-là la cause directe de la diminution des mariages », estime le professeur.
« Un fossé s’est ouvert entre les hommes jeunes ayant un emploi stable au sein du personnel d’une entreprise et ceux qui se font embaucher comme travailleurs temporaires sans aucune garantie. Cette polarisation, à son tour, a renforcé le clivage apparu dans la formation des familles », conclut-il.
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