Alors que plus du tiers de l’alimentation mondiale finit à la poubelle, le gaspillage alimentaire a indigné, choqué, mobilisé. La sociologue Marie Mourad (Sciences Po) explore dans son ouvrage, « De la poubelle à l’assiette : contre le gaspillage alimentaire », paru fin 2022 aux Éditions L’Harmattan, la manière dont s’est organisée la lutte contre ce phénomène des deux côtés de l’Atlantique. Nous vous proposons d’en découvrir un extrait consacré au rôle des emballages dans ce gaspillage.
Dans les systèmes alimentaires états-uniens et français, largement industrialisés, la grande majorité des aliments est conditionnée, transportée et vendue dans un emballage.
L’emballage joue un rôle clé dans l’usage (ou le non-usage) des aliments dans la mesure où il permet de les contenir, de les protéger, d’encadrer leur utilisation, par exemple en divisant en portions ou en facilitant le versement, ainsi que de communiquer. L’emballage affiche non seulement des informations obligatoires (ingrédients, allergènes, code-barre, date de péremption, consignes de tri), mais aussi des instructions, des labels et de la publicité supplémentaires.
Il constitue un dispositif intermédiaire montrant au consommateur des caractéristiques du produit à la fois intrinsèques – telles que sa composition et sa durée d’utilisation – et extrinsèques – telles que la marque et des indications de qualité. Si l’emballage permet de réduire les pertes, il génère aussi des impacts environnementaux et peut générer un gaspillage supplémentaire tout en renforçant l’industrialisation et la technicisation de l’alimentation.
Le rôle controversé de l’emballage alimentaire
Des associations environnementales critiquent depuis les années 1970 les impacts négatifs des emballages, vus comme une source de pollution. C’est le cas de l’association Zero Waste France et de l’association californienne Northern California Recycling Association (NCRA), militant pour la prévention des déchets. Elles dénoncent notamment un « suremballage » source de déchets évitables, par exemple les biscuits qui disposent d’un emballage individuel dans un second emballage d’ensemble.
La prise en compte des impacts environnementaux de l’emballage implique néanmoins des arbitrages, pour l’instant insuffisamment étudiés, entre d’un côté la pollution que génère l’emballage lui-même, rarement réutilisé ou recyclé, et le fait de protéger les aliments pour éviter de les jeter.
Pour les associations comme France Nature Environnement (FNE) ou la NRDC qui se sont engagées contre le gaspillage alimentaire durant les années 2010, les emballages constituent un problème non seulement pour leurs propres impacts, mais aussi parce qu’ils amènent les consommateurs à acheter plus que nécessaire ou à jeter des aliments.
Dans son premier rapport sur le gaspillage alimentaire publié en 2009, FNE mentionnait par exemple les pots de yaourt et autres emballages ne se vidant pas complètement. Cette critique n’est pas nouvelle, et Vance Packard dénonçait déjà en 1960 aux États-Unis des techniques d’emballage sources de gaspillage, comme les tubes empêchant d’extraire toute la crème à l’intérieur. L’emballage incite aussi à plus ou moins acheter, conserver ou consommer les aliments, par les informations qu’il présente (telles que des publicités et promotions ou des consignes d’utilisation) autant que par ses caractéristiques matérielles (comme la taille des portions ou sa capacité à être refermé plus ou moins hermétiquement), critiquées comme des sources de gaspillage.
Les industries qui produisent et utilisent des emballages ont au contraire mobilisé la lutte contre le gaspillage alimentaire pour pérenniser, voire renforcer, leur recours aux emballages.
Au fil des années 2010, elles ont présenté l’emballage lui-même comme un outil de lutte. Le Conseil national de l’emballage, association professionnelle française rassemblant les industries de ce secteur depuis 1998, a publié un premier rapport dès 2011 sur le rôle de l’emballage dans la réduction du gaspillage des sachets refermables pour que les produits durent plus longtemps, des portions adaptées, des étiquettes qui changent de couleur à l’approche de la date de péremption, voire des pots de yaourt garantissant une plus grande « cuillerabilité » (capacité à extraire le contenu avec une cuillère).
Une nouvelle édition du rapport en 2018 présente de « bonnes pratiques » similaires pour limiter le gaspillage. Aux États-Unis, lors d’une conférence organisée par l’EPA et l’Alliance contre le gaspillage en 2015, le responsable du développement durable d’une enseigne de distribution présentait l’emballage comme un moyen ingénieux de réduire le gaspillage alimentaire grâce à la vente de fruits et légumes précoupés et prélavés, en réponse à une demande croissante des consommateurs pour des aliments prêts à être consommés. Il mettait en avant que cela permettrait de réutiliser des épluchures au niveau industriel, au lieu que chaque consommateur les jette en cuisinant.
La récupération d’arguments environnementaux pour justifier l’emballage
Des représentants d’organisations professionnelles spécialisées dans l’emballage ont progressivement mis en avant sa valeur environnementale, issue de la réduction du gaspillage alimentaire. Jérôme, spécialiste des matériaux plastiques au sein d’un centre d’études techniques sur les emballages et la conservation des aliments, a mené une étude exploratoire dès 2013 pour le ministère de l’Industrie français sur les emballages « innovants » et leur rôle dans le gaspillage. Il expliquait :
« Même si l’emballage représente 20% au lieu de 15% de l’impact total du produit, si je réduis même de 10% ou a fortiori très drastiquement l’impact de l’aliment potentiellement jeté, c’est tout gagné. On peut se permettre de faire des emballages très perfectionnés, s’ils ont un impact fort sur le gaspillage alimentaire. […] Moi-même étant spécialiste de l’emballage, avant, je me représentais des proportions beaucoup plus importantes. Après c’est une moyenne, si j’emballe de l’eau, ce n’est plus vrai ! [rires]. »
Il insistait sur l’impact environnemental mineur de l’emballage par rapport à celui de l’aliment qu’il contient :
« Un aliment, on l’a chouchouté au départ avec des tracteurs qui ont roulé, des produits phyto, des chambres froides, puis il arrive dans les murs des industries agroalimentaires qui ne font pas rien non plus… À la fin quand ça arrive dans une barquette, y a la barquette, mais bon ! »
Aux États-Unis, le représentant d’une organisation professionnelle du secteur des emballages utilisait un argument similaire lors de la conférence de l’EPA et de l’Alliance en 2015 :
« Vous serez certainement surpris d’apprendre que le paquet représente seulement environ 7% du poids total du produit et de l’emballage. […] Pour les salades en sachets, le paquet représente seulement 5% du poids total. Quand on considère à la fois les coûts environnementaux et économiques de produire et de distribuer des produits frais, un petit peu d’emballage protecteur c’est en fait un investissement très sage. »
Il intégrait ainsi des facteurs environnementaux à un calcul économique pour justifier l’investissement dans les emballages.
Par des calculs issus des méthodes d’analyse de cycle de vie en sciences de l’environnement, de telles études, soutenues par des administrations publiques, quantifient les impacts et tendent à légitimer, produit par produit, l’utilisation renforcée des emballages. Ces derniers sont d’autant plus favorisés que la mesure de l’impact environnemental se fait en fonction des émissions de gaz à effet de serre, et laisse de côté par exemple les effets des fuites de plastique sur la biodiversité.
Un argument économique s’ajoute de surcroît aux arguments environnementaux, à savoir que les emballages sont sources d’activité, de compétitivité et de création d’emplois. Jérôme soulignait en 2014 que les emballages représentaient 150.000 emplois et le sixième secteur économique français avec 25 milliards de chiffre d’affaires, à égalité avec l’aéronautique. Aux États-Unis, le secteur des emballages alimentaires représentait en 2019 près de 100 milliards de dollards.
Les firmes qui fabriquent, commercialisent et utilisent des emballages, fortes de leur poids économique, ont cependant fourni et influencé les principales connaissances sur le sujet.
Les chiffres relatifs aux impacts environnementaux de l’emballage ont souvent été établis par des cabinets de conseil financés par les organisations professionnelles du secteur de l’emballage (plasturgie, cartonnerie, métaux) elles-mêmes. Anis, professeur de l’école de commerce de l’université de Californie à Berkeley, a produit en 2015 une étude sur le rôle de l’emballage dans la réduction du gaspillage alimentaire. Celle-ci établissait que l’emballage représentait seulement 10% de l’utilisation d’énergie dans l’impact total des produits, et pourrait protéger 10 fois son poids de nourriture. L’impact négatif du gaspillage alimentaire y était présenté comme significativement plus élevé que celui du renforcement de l’emballage. Anis ne souhaitait pas communiquer sur le financement de ces recherches, issu d’une grande firme de recyclage des matériaux.
Des firmes tirant profit des emballages se sont ainsi réapproprié des objectifs environnementaux et la lutte contre le gaspillage pour valoriser leurs produits. Construisant les principales données sur le sujet, elles n’en ouvrent pas facilement l’accès aux associations environnementales luttant contre le gaspillage alimentaire. Celles-ci n’ont pas les ressources nécessaires pour contrôler ou valider les résultats relatifs aux divers impacts des emballages.
En 2018, plusieurs associations environnementales ont dénoncé les insuffisances des analyses, et en particulier des analyses de cycle de vie, sur les liens entre emballages et gaspillage. Elles soulignaient que les emballages en matières plastiques promus pour réduire le gaspillage les années précédentes n’avaient pas abouti aux résultats escomptés, et qu’une grande partie des emballages, quand bien même ils seraient nécessaires, pourraient être réutilisables.
Une technicisation renforcée des aliments
Des fabricants d’emballages aux États-Unis et en France ont développé depuis les années 2000 des procédés techniques tels que l’emballage « actif », dont les composants chimiques réagissent avec l’alimentation, pour conserver des produits plus longtemps. Leurs innovations portent en priorité sur des aliments dont la valeur économique est haute et la durée de vie courte, comme la viande, les fruits de mer ou des fruits découpés.
Des recherches menées à l’Université de Berkeley en Californie en 2015 donnaient l’exemple de pellicules protectrices sur la peau des fruits pour les protéger des moisissures et les conserver au fil des saisons, ou encore des cellules absorbantes pouvant rallonger de 10 jours la durée d’un fruit coupé dans une boîte en plastique. Cette dernière solution technique n’était pas comparée à la durée de vie du fruit entier, dans sa peau constituant un emballage naturel. Le rapport d’étude encourageait les synergies entre de grandes firmes alimentaires en quête d’innovation et d’opportunités marchandes et les nombreuses start-up développant de tels procédés techniques d’emballage.
Depuis 2015, certains procédés ont été commercialisés avec succès, comme la peau protectrice Apeel adoptée par une trentaine de producteurs d’avocats et d’agrumes nord-américains en 2022. D’autres sont au stade de développement, comme les « étiquettes intelligentes » d’Innoscentia, start-up suédoise, qui informeront sur l’état du produit à travers son code-barre et des indications visuelles (un changement de couleur selon le contenu microbien de morceaux de viande, par exemple).
À la différence des entrepreneurs et des industriels promouvant ces dispositifs techniques, des membres d’associations environnementales et des agriculteurs ont défendu au contraire une relation à l’alimentation plus directe, fondée sur la connaissance du produit, de son origine et de sa fabrication. Ils font souvent référence à des caractéristiques de qualité intangibles comme la notion de « naturel » ou « authentique », par opposition à l’industrialisation de l’alimentation. Leur recherche d’une alimentation locale et de saison s’oppose aux technologies anti-gaspillage comme la peau invisible et sans goût qui proposait littéralement, selon le site Internet de la start-up Apeel en 2015, d’« éliminer le concept d’être de saison ». En 2015, Jonathan Bloom critiquait l’invention d’un capteur « intelligent » déterminant si le produit est encore consommable :
« J’ai vu ce truc aujourd’hui, j’ai twitté à propos de ça. C’est cet outil qui « sent » pour nous ! On le met à côté de la nourriture et il capture les odeurs. Ensuite il calcule tout et envoie les résultats à l’application sur notre téléphone. C’est de la folie, c’est totalement dingue ! Ça m’inquiète pour l’humanité. »
Même s’il relayait certaines innovations sur son blog, il redoutait la technicisation de l’alimentation renforcée par la lutte contre le gaspillage alimentaire.
En permettant de fabriquer et de transporter les aliments d’une certaine façon et à une certaine échelle, l’emballage structure l’organisation des circuits de production et de distribution alimentaires, en plus de l’acte de consommation. Les logiques antagonistes des acteurs engagés dans la lutte contre le gaspillage vis-à-vis de l’emballage révèlent plusieurs visions de l’alimentation, qui s’opposent sur le degré d’industrialisation de la production et d’intermédiation de la consommation.
Les voix qui s’élèvent aujourd’hui vers une relocalisation de l’alimentation, avec moins d’intermédiaires, moins de publicité, moins de transport et donc moins d’emballages sont de plus en plus nombreuses, mais restent minoritaires.
Finalement, dans les secteurs de la production agricole et de l’industrie agroalimentaire, la lutte contre le gaspillage alimentaire a renforcé les démarches d’optimisation et de réduction des pertes économiques, sans toutefois remettre en question ce qui génère des excédents et des pertes de matières dans des systèmes alimentaires largement industrialisés et technicisés.
Article écrit par Marie Mourad, Docteure en sociologie, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Comment pouvez-vous nous aider à vous tenir informés ?
Epoch Times est un média libre et indépendant, ne recevant aucune aide publique et n’appartenant à aucun parti politique ou groupe financier. Depuis notre création, nous faisons face à des attaques déloyales pour faire taire nos informations portant notamment sur les questions de droits de l'homme en Chine. C'est pourquoi, nous comptons sur votre soutien pour défendre notre journalisme indépendant et pour continuer, grâce à vous, à faire connaître la vérité.