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Le sanglier barbu de Bornéo, jardinier des forêts et protecteur des hommes

avril 4, 2018 8:07, Last Updated: avril 3, 2018 23:33
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À la moindre évocation de Bornéo, les superlatifs fusent, l’imaginaire s’enflamme et nos lointains souvenirs de lecture passionnée de Joseph Conrad refont surface.

Cette île gigantesque – quatrième au monde avec une superficie de 743 330 km2 où vivent plus de 20 millions de personnes – a toujours suscité la fascination des explorateurs par la densité de sa forêt, la vascularisation de son réseau hydrographique, la rudesse de son relief montagneux, la singularité culturelle de ses habitants et leur engagement séculaire dans un négoce international de produits forestiers.

Un massif forestier fragile

Bornéo recèle le plus grand massif forestier d’Asie, lequel est mis à mal par des exploitations destructrices de ses ressources naturelles : coupe intensive du bois, extraction minière à ciel ouvert, extension fulgurante de plantations agro-industrielles, notamment du palmier à huile, aménagement hasardeux des tourbières… L’étendue forestière de Bornéo, qui avoisinait 56 millions d’hectares au début des années 1970 (76 % de la superficie de l’île) a été amputée de 20 millions d’hectares en l’espace de 45 ans.

Ces activités s’accompagnent d’un flot incessant de paysans pauvres, déplacés depuis le début des années 1980 des îles surpeuplées de Madura, Java et Bali, porteurs d’une agriculture pionnière dispendieuse en terres et enclins à couper la forêt pour leurs besoins agricoles. Ces paysans, en manque de terres dans leurs régions d’origine, défrichent plus que nécessaire pour s’approprier ces nouveaux espaces, ce qui parfois engendre des relations conflictuelles avec les populations natives.

D’importants incendies spontanés, consécutifs à des pics de sécheresses occasionnés par le phénomène El Niño, viennent assombrir ce triste tableau qui positionne Bornéo au premier rang des régions les plus intensivement déforestées.

Déforester pour récolter toujours davantage d’huile de palme. Photo prise en 2009 sur l’île de Bornéo (Indonésie). (Rainforest Action Network/Flickr, CC BY-NC)

Orang-outan, panthère nébuleuse et… sanglier barbu

Bornéo fascine également par sa haute diversité biologique et son fort endémisme qui ajoutent à la fragilité de ses forêts.

Les espèces charismatiques ne manquent pas : rafflésie malodorante et népenthès carnivores, côté flore ; orang-outan, éléphant pygmée, panthère nébuleuse, nasique, écureuil à quatre raies, côté faune. En revanche, on évoque rarement le sanglier barbu (Sus barbatus), qui est certainement l’animal le plus emblématique de l’île.

Ce sanglier – dont on distingue deux sous-espèces, S. barbatus oi présent uniquement à Sumatra et S. barbatus barbatus, présent sur la péninsule malaise et l’ile de Bornéo – doit son nom à une abondante touffe de longs poils redressés recouvrant ses joues et son maxillaire inférieur.

Il a la particularité d’être un infatigable migrateur : seul ou en hordes pouvant réunir plusieurs centaines d’individus, le sanglier barbu parcoure des centaines de kilomètres pour obtenir sa nourriture. Ce faisant, il officie comme véritable jardinier des forêts de Bornéo, qui ne pourraient se maintenir sans lui.

Infatiguable jardinier des Dipterocarpacées

Pour comprendre cette fonction assurée par le sanglier barbu, il faut évoquer une autre singularité de Bornéo : la prédominance d’une famille d’arbres, les Dipterocarpacées, grands sujets à feuilles persistantes des forêts de basse altitude, reconnaissables à la « timidité » de leurs couronnes qui ne se touchent pas.

La plupart des essences de bois exploitées par l’industrie forestière locale sont issues de cette seule famille, ce qui accroît la sensibilité de la forêt de Bornéo à une coupe non raisonnée.

À intervalles irréguliers de deux à quinze ans, se produit un phénomène surprenant à travers toute l’aire de distribution de ces arbres : les espèces de Dipterocarpaceae – de même qu’un certain nombre d’espèces de Fagaceae qui leur sont associées et qui produisent des glands riches en lipides – dispensent leurs fruits simultanément, durant une période limitée de quelques semaines.

Ce sont parfois jusqu’à 90 % des espèces d’arbres d’une même portion de forêt qui vont fructifier en même temps. Du point de vue de la biologie évolutive, une telle fructification massive, concentrée dans l’espace et le temps, vise à submerger les prédateurs potentiels, selon une stratégie dite de « satiété du prédateur ».

Comme le phénomène se produit de manière décalée à l’intérieur de la mosaïque forestière, les consommateurs de ces fruits nutritifs, au premier rang desquels figure le sanglier barbu, sont contraints de migrer d’une zone de fructification à l’autre.

En contraignant de la sorte le sanglier, les Dipterocarpaceae lui confèrent des fonctions essentielles : celle de disséminateur de graines sur de vastes distances ; celle de fouisseur remaniant inlassablement la couche superficielle des sols et favorisant ainsi une meilleure décomposition de la matière organique ; celle de nettoyeur du sous-bois améliorant l’accès des racines des arbres aux nutriments du sol dont il a contribué au stockage.

Forêt de Dipterocarpacées. (Edmond Dounias/IRD, CC BY)

Un médiateur avec le monde des esprits

Le sanglier barbu a dû s’adapter au caractère erratique de ces fructifications massives : son omnivorie, tout d’abord, lui permet de se contenter d’aliments alternatifs et de subsister lors des périodes d’absence de fruits qui peuvent se prolonger sur plusieurs années.

Ensuite, des attributs physiologiques (une reproduction féconde et précoce, une rapide conversion des aliments ingérés sous forme de graisse…), morphologiques (de longues pattes adaptées au voyage, une aptitude à la nage…) et comportementaux (flexibilité de la taille des populations…) renforcent la survie des populations de sangliers et leur accès à la ressource tant convoitée.

Le sanglier est par ailleurs le gibier préféré des peuples de Bornéo : il représente à lui seul 97 % du volume de viande consommée par les chasseurs-cueilleurs Punan.

La chasse au sanglier barbu, une pratique millénaire à Bornéo. (Charles Hose, Author provided)

Cette chasse au sanglier, vieille de plus de 35 000 ans, justifie un positionnement prééminent de cet animal dans la culture des habitants de l’île qui lui reconnaissent notamment une fonction symbolique de médiateur entre les hommes et les esprits pourvoyeurs des ressources de la forêt. La raréfaction du sanglier ou la découverte d’individus trouvés morts en forêt sont ainsi autant de mauvais augures interprétés par les Punan comme l’expression du courroux de forces surnaturelles à leur encontre, et la nécessité de rétablir l’harmonie par un comportement frugal et l’intervention d’un chamane.

À travers la complicité qu’il entretient avec de nombreux animaux de la forêt – oiseaux, singes, cerfs – le sanglier barbu est le révélateur des relations que ces peuples entretiennent avec leurs forêts ; à savoir le souci d’une saine cohabitation avec les diverses créatures qui peuplent la forêt et un prélèvement parcimonieux des ressources. Ce mammifère est donc pour les habitants de Bornéo bien plus qu’un simple gibier : il n’est pas seulement bon à manger, il est également bon à penser.

Retour de chasse au sanglier barbu chez les Punan (2000).

Clé de voûte écologique et culturelle

Sans être menacé d’extinction – son omnivorie et sa capacité d’adaptation lui permettent de subsister dans toutes sortes d’environnements, même les plus dégradés –, le sanglier barbu est néanmoins classé comme vulnérable dans la liste rouge de l’UICN et constitue un indéniable révélateur de la détérioration des forêts de Bornéo.

Les chasseurs de sangliers sont à même, mieux que les plus éminents écologues, de détecter les moindres modifications comportementales de leur ressource la plus charismatique. En bonnes sentinelles de leur environnement, ils peuvent se révéler de précieux partenaires pour la communauté scientifique internationale dans le suivi et la compréhension des changements, notamment climatiques, qui affectent leurs forêts.

Véritable clé de voûte écologique et culturelle, cet étrange mammifère qu’est le sanglier barbu témoigne du fait qu’aucune préservation durable des forêts n’est concevable sans le concours des savoirs naturalistes des peuples autochtones, et sans une reconnaissance de leurs visions du monde.

Edmond Dounias, Directeur de recherche, interactions bioculturelles, Institut de recherche pour le développement (IRD)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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