En 2011, l’Assemblée générale des Nations unies a proclamé le 30 juillet « Journée internationale de l’amitié », affirmant que, grâce à l’amitié, « la multiplication des liens de camaraderie dans le monde entier peut contribuer aux transformations fondamentales qui s’imposent d’urgence pour parvenir à une stabilité durable ». Mais pourquoi l’amitié nous unit-elle ? Pourquoi est-elle essentielle au bien commun ?
Ces questions ont mobilisé de nombreux penseurs tout au long de l’histoire. Parmi eux, le philosophe grec Aristote, dont l’Éthique à Nicomaque offre une discussion lucide sur la nature complexe et le pouvoir de transformation de l’amitié.
Éthique à Nicomaque
Les Grecs de l’Antiquité pensaient que le plus grand bonheur était impossible sans amitié. Platon, le maître et prédécesseur d’Aristote, a écrit des dizaines de dialogues dans lesquels son mentor loquace, Socrate, guide un large éventail d’interlocuteurs dans des conversations difficiles. Parfois, Socrate les irritait, parfois il les flattait avec des compliments injustifiés. Mais il les engageait toujours honnêtement à découvrir la vérité ensemble. Il les traitait tous comme des amis.
Comme Aristote, le philosophe Épicure a écrit au IIIe siècle av. J.-C. que « l’amitié fait le tour du monde en dansant, annonçant à chacun de nous qu’il doit s’éveiller au bonheur ». La philosophie d’Épicure est souvent interprétée, à tort, comme la promotion d’une recherche égocentrique des plaisirs les plus basiques. Pourtant, le Grec appréciait la prudence, la simplicité et, surtout, l’amitié, à tel point qu’il pensait qu’une personne sage ressentait les afflictions d’un ami au même titre que les siennes, et mourrait pour un ami plutôt que de le trahir.
Pour les philosophes de l’Antiquité, l’amitié était bien plus qu’un simple concept à discuter dans les livres ou lors de réunions académiques. Platon, Épicure et plusieurs autres philosophes grecs et romains échangeaient souvent des lettres avec des amis qui leur offraient ou leur demandaient des conseils personnels. Leurs efforts en matière d’éducation impliquaient également un mentorat infatigable entre les enseignants et les élèves. Une compréhension conceptuelle de l’amitié devait les aider à la mettre en pratique dans la vie quotidienne.
C’est dans ce contexte qu’Aristote a écrit l’Éthique à Nicomaque. Édité par son fils Nicomaque après la mort d’Aristote, ce livre reste l’un des textes les plus influents de l’histoire. Il commence par une discussion sur l’eudaimonia, qui signifie « bonheur » en grec. Il s’ensuit un examen minutieux de la nature de la vertu et des traits de caractère dont nous avons besoin pour vivre la meilleure vie possible. L’analyse de l’amitié par Aristote occupe deux livres sur dix, ce qui témoigne de son importance dans l’esprit du Grec.
L’utilité
Aristote commence son étude par une distinction entre les trois types d’amitié : la vertu, le plaisir et l’utilité. Une amitié d’utilité tourne autour de l’obtention d’avantages matériels. Supposons que quelqu’un sache que vous avez une voiture. Vous connaissez assez bien cette personne, mais vous ne la voyez qu’occasionnellement. Un jour, elle vous demande de la conduire à l’aéroport. Vous acceptez par générosité. Puis, elle disparaît pendant deux semaines. À l’improviste, sans vous demander comment vous allez depuis que vous vous êtes vus, elle vous demande à nouveau de l’emmener, cette fois au centre commercial.
Aristote qualifierait cet exemple de cas classique d’amitié utilitaire. Les amis qui recherchent la compagnie de l’autre pour obtenir quelque chose ne s’aiment pas vraiment. Ils aiment ce qu’ils pensent que l’autre peut leur apporter. La nourriture, l’argent ou le statut qu’ils tirent de leur amitié passent avant le bien-être de leur ami.
Mais pourquoi qualifier cette dynamique instrumentale d’« amitié » ? Le mot grec philia ne signifie pas « amitié » au sens moderne du terme. Il peut également signifier tendance, désir ou attirance. Pour Aristote, il suffit d’être attiré par quelqu’un parce qu’il possède quelque chose que l’on désire pour que cette attirance soit qualifiée d’« amitié ».
Le plaisir
Il en va de même pour les amitiés de plaisir, bien que le plaisir soit moins matérialiste que l’utilité. Nous apprécions la compagnie de personnes emplies d’esprit non pas pour ce qu’elles sont, mais parce que nous aimons leur humour. Comme le dit Aristote, « dans une amitié fondée sur l’utilité ou sur le plaisir, les hommes aiment leur ami pour leur propre bien ou pour leur propre plaisir, et non pas en tant que personne aimée, mais en tant qu[e personne] utile ou agréable ».
Les liens d’utilité et de plaisir sont fondamentalement instrumentaux. Ils sont « basés sur un accident » et « facilement rompus ». Lorsque des amis cessent de faire de l’esprit ou qu’ils vendent leur voiture, nous cessons de bénéficier de leur humour ou de leurs biens matériels et nous cessons de rechercher leur compagnie.
La vertu
Aristote ne condamne pas complètement l’utilité et le plaisir. Chacun a ses avantages. Il est cependant intransigeant lorsqu’il affirme que seule une amitié de vertu peut favoriser le bonheur authentique dans cette vie.
L’amitié vertueuse est la meilleure des amitiés, mais c’est aussi la plus rare. Elle procure du plaisir, car la vertu est gratifiante. Mais ce plaisir provient d’une disposition plus pure à vouloir le bien de l’autre pour le bien de l’autre. Il est plus profond et plus durable parce qu’il ne dépend pas de circonstances extérieures. Seuls ceux qui souhaitent le bien de l’autre sans arrière-pensée sont « des amis au sens profond du terme, puisqu’ils s’aiment pour eux-mêmes et non par hasard ». Cette condition préalable – l’amour inconditionnel – est nécessaire pour que la vertu puisse s’épanouir entre amis.
Outre l’amour inconditionnel, cette forme d’amitié exige une connaissance approfondie de l’autre. Aristote aurait affirmé qu’un ami est « une âme qui habite deux corps ». L’orateur romain Cicéron s’est fait l’écho de ce sentiment dans son De Amicitia (De l’amitié), qui décrit l’ami comme celui « qui à la fois s’aime lui-même et en désire un autre dont il puisse mêler l’âme à la sienne au point d’en faire presque une de deux ». Seuls le temps, l’attention et une confiance sincère peuvent favoriser ce lien profond.
Aristote part du principe que les personnes impliquées dans cette amitié sont déjà vertueuses avant de se lier. Il pensait qu’une amitié vertueuse ne pouvait s’épanouir qu’entre des personnes suffisamment vertueuses pour accorder de l’importance à ce type d’amitié. Peut-être Aristote était-il un peu étroit d’esprit à ce sujet. Il semble possible pour un modèle vertueux de se lier d’amitié avec une personne moins vertueuse et de l’aider à cultiver de meilleures habitudes. La vertu est l’objectif, mais elle ne doit pas toujours être la condition préalable. Cette hypothèse de travail est à la base des programmes de jeunesse et de parrainage couronnés de succès dans le monde entier, qui s’appuient sur la capacité universelle de l’amitié pour enseigner la vertu quelles que soient les circonstances.
L’amitié est essentielle. C’est un bien social primordial. Elle nous unit parce qu’elle exige l’amour et la confiance, qui nous rapprochent par le cœur et l’esprit. Elle contribue au bien commun parce qu’elle nous aide à cultiver notre humanité commune et à nous reconnaître dans l’autre.
En 2023, Pew a rapporté que si 61 % des Américains déclarent que les amitiés sont importantes pour eux, 8 % d’entre eux disent ne pas avoir d’amis proches. Ce pourcentage peut sembler faible, mais il représente quelque 27 millions de personnes. Si l’amitié est un bien social essentiel, nous devons veiller à ce qu’elle soit correctement répartie. Quelles mesures avons-nous mises en place pour encourager le développement moral des personnes ? Comment promouvoir l’amitié comme une valeur indispensable, en théorie et en pratique ? Les réponses sont difficiles, mais nous pouvons au moins commencer par Aristote.
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