Les États-Unis envisagent de recycler les déchets nucléaires

"Le combustible nucléaire usagé n'est un déchet que si vous le gaspillez", déclare le directeur des communications d'une entreprise de recyclage

Par Kevin Stocklin
23 août 2024 20:21 Mis à jour: 23 août 2024 20:21

Bien que l’on admette de plus en plus l’énergie nucléaire comme une option viable pour un approvisionnement électrique fiable et à faible teneur en carbone, l’industrie nucléaire peine à surmonter les défis importants auxquels elle fait face, notamment celui du devenir de son combustible irradié en fin de vie utile.

Toutefois, aux États-Unis, le développement de nouvelles initiatives de recyclage des déchets nucléaires, freinées depuis des décennies par des obstacles juridiques et réglementaires, pourraient offrir une avenue pour résoudre ce problème.

Au cours des 50 dernières années, de nombreux obstacles bureaucratiques ont contraint le développement de la filière nucléaire, et ont pratiquement bloqué la construction de nouvelles centrales aux États-Unis. Ces derniers se justifiaient par les craintes du public vis-à-vis d’un éventuel accident nucléaire majeur, tels que ceux survenus Tchernobyl, Three Mile Island et Fukushima, de la toxicité du combustible irradié en fin de vie utile et de sa réutilisation potentielle pour la fabrication d’armes nucléaires.

Or, récemment, un rare consensus bipartisan s’est dégagé en faveur de l’énergie nucléaire. Lors de la 29e conférence des parties des Nations unies sur le changement climatique (COP 29), l’hôte du sommet, Jeyhun Bayramov, a appelé à « l’expansion sûre, sécurisée, équitable et abordable de l’énergie nucléaire », affirmant que les écologistes considèreraient désormais l’énergie nucléaire comme « propre », au même titre que l’énergie éolienne et l’énergie solaire.

Relancer l’industrie nucléaire américaine, en dormance depuis des années, n’est toutefois pas une mince affaire.

En matière de préoccupations, « la menace du [changement] climatique inquiète beaucoup les démocrates, tandis que les questions de sécurité énergétique et d'[enjeux] géostratégiques, face à la Russie et la Chine, hantent les républicains. [Cela fait] que nous voyons maintenant des engagements à tripler [la production] d’énergie nucléaire par les États-Unis et la COP 29, de même que pour 20 autres pays », a déclaré, à Epoch Times, Ed McGinnis, PDG de Curio, une entreprise de recyclage de déchets nucléaires, envisageant développer le marché américain.

« Mais où sont les commandes ? À quelle porte les compagnies d’électricité américaines frappent-elles pour [le développement de] ces réacteurs avancés ? » demande Ed McGinnis. « Je dirais qu’elles sont dans une impasse. »

Même dans le cas où des compagnies d’électricité parviendraient à obtenir les autorisations réglementaires et les permis nécessaires à la construction de nouvelles centrales, et à réunir suffisamment de capitaux pour les construire, elles demeureraient tout de même confrontées à la question de la fiabilité de l’approvisionnement en combustible, ainsi qu’aux enjeux de sécurité relevant de la gestion des déchets.

Depuis 1992, les États-Unis importent la majeure partie des 18 millions de kilogrammes d’uranium utilisés pour alimenter l’industrie nucléaire américaine.

Selon l’Administration américaine d’information sur l’énergie (Energy Information Administration, EIA), la production nationale d’uranium – utilisé comme combustible nucléaire – a atteint son apogée en 1980. En 2022, des pays étrangers, dont la Russie (12 %, malgré l’embargo), le Kazakhstan (25 %), l’Ouzbékistan (11 %), le Canada (27 %), l’Australie (9 %) et d’autres pays (16 %), approvisionnaient les États-Unis en uranium.

Les États-Unis privilégient le stockage plutôt que le recyclage

Les combustibles nucléaires, qui se présentent sous la forme de petites pastilles de céramique composées d’uranium 235 et d’uranium 238 enrichis, peuvent alimenter les réacteurs pour une période de cinq ans avant d’atteindre la fin de leur vie utile. Or, au cours de cette période, seulement près de 4 % de ce matériau est utilisé dans le processus de fission.

Aux États-Unis, les résidus de ce produit, soit plus de 85.000 tonnes à ce jour, sont retirés des réacteurs en tant que déchet radioactif, immergés dans l’eau et contenus sur le site pour être refroidis pour une période s’échelonnant sur plusieurs années jusqu’à ce que le produit ait perdu une partie de sa radioactivité. Ces résidus sont ensuite mis dans des conteneurs secs et entreposés indéfiniment, généralement sur le site des centrales.

Selon le Centre pour le contrôle des armes et la non-prolifération (Center for Arms Control and Non-Proliferation), il existe aujourd’hui plus de 60 sites de stockage de déchets nucléaires en conteneurs secs, répartis dans 34 États américains.

En vertu de la loi américaine de 1982 sur les déchets nucléaires (Nuclear Waste Policy Act), l’élimination sécuritaire des déchets nucléaires relève du ministère de l’Énergie (Department of Energy, DOE). Or, jusqu’à présent, le DOE a relégué cette tâche aux compagnies d’électricité en attendant le financement de la construction de sites de stockage, comme le dépôt proposé à Yucca Mountain, dans le Nevada.

« Le DOE est responsable de l’élimination de ces déchets radioactifs de haute activité dans un dépôt géologique permanent, mais il n’a pas encore construit une telle installation parce que, depuis 2010, les décideurs politiques sont dans l’impasse sur ce qu’il faut faire de ce combustible usé », rapporte le bureau des comptes du gouvernement américain (U.S. Government Accountability Office).

Pendant ce temps, le volume de combustible nucléaire usé entreposé dans des dépôts temporaires par les compagnies d’électricité continue d’augmenter à raison de 2000 tonnes supplémentaires chaque année, incitant les compagnies d’électricité à poursuivre – avec succès – le gouvernement pour rupture de contrat.

Un agent de sécurité se tient devant le réacteur OL3, le plus récent des trois réacteurs de la centrale nucléaire d’Olkiluoto sur l’île d’Eurajoki, dans l’ouest de la Finlande, le 5 octobre 2022. (Olivier Morin/AFP via Getty Images)

« Si nous ne résolvons pas le problème des déchets [nucléaires], les compagnies d’électricité ne voudront pas développer de nouveaux réacteurs », a déclaré M. McGinnis. « [Actuellement], si elles achètent un réacteur, elles doivent implicitement accepter d’avoir des déchets nucléaires bloqués sur leur site. »

« Le manque de services et de technologies adéquats empêche le développement de nouvelles centrales « , dit-il. « Ils ont besoin de réacteurs, de combustibles et d’une [solution viable pour la] gestion des déchets. »

Réutilisation des combustibles usagés

M. McGinnis, qui a travaillé au ministère américain de l’Énergie de 1991 à 2021, a quitté la fonction publique pour le secteur privé, en prenant la tête d’une jeune entreprise appelée Curio, fondée en 2020 par le rabbin Yechezkel Moskowitz et son frère Yehuda Moskowitz.

Bien que Curio ait développé sa propre technologie de recyclage innovante et « écologiquement durable », le processus original de réutilisation du combustible nucléaire usé a été mis au point aux États-Unis dans les années 1950 et est, depuis des décennies, utilisé de manière rentable dans d’autres pays.

Orano, l’une des plus grandes entreprises commerciales de recyclage au monde, a retraité plus de 40.000 tonnes de combustible nucléaire usé depuis 1976, dont une grande partie est réinjectée dans des réacteurs pour produire de l’électricité, selon le directeur de la communication de l’entreprise, Curtis Roberts.

Orano est présent dans le monde entier, y compris aux États-Unis. En France, l’entreprise a retraité du combustible nucléaire usé de France, mais également d’autres pays, tels que le Japon, les Pays-Bas, la Belgique, la Suisse et l’Allemagne. Orano estime que 10 % de l’électricité française provient de combustible nucléaire recyclé.

« Contrairement aux États-Unis, la France n’a pas besoin de stocker provisoirement à sec le combustible nucléaire usé des réacteurs à eau légère, car le recyclage de l’uranium et du plutonium contenus dans le combustible usé constitue une solution de gestion [de ces déchets] viable », a déclaré M. Roberts à Epoch Times.

Vue générale de la centrale nucléaire de Golfech, dans le sud de la France, le 22 janvier 2024. (Ed Jones/AFP via Getty Images)

Les ambitions nucléaires des États-Unis

Lorsque, dans les années 1970, les États-Unis ont commencé à développer leur infrastructure nucléaire, ils avaient l’ambition de construire un millier de centrales nucléaires dans tout le pays. À l’époque, il était également prévu de recycler le combustible irradié. Or, cette filière du recyclage a été fermée en raison d’inquiétudes de l’administration Carter au sujet de la prolifération d’armes nucléaires à partir du combustible retraité.
Bien que cette politique ait été annulée dans les années 1980, l’industrie est restée frileuse depuis lors.

« Pour des raisons de politique internationale remontant à Carter, et non pour des raisons techniques, il a été décidé de ne plus recycler [ce résidu] », explique M. McGinnis. « Le président Reagan est revenu sur cette décision. Mais à ce moment-là, les entreprises qui recyclaient avaient perdu une grande partie de leur capital à la suite du changement brutal de politique, et elles n’avaient plus envie de s’y remettre. »

Un rapport publié en mai par les analystes juridiques Jane Accomando et Patrick Pennella, respectivement collaboratrice et associé chez Morgan Lewis, va dans le même sens.

« Bien que plusieurs autres pays et certaines installations du gouvernement américain retraitent le combustible, les États-Unis n’ont pas développé d’industrie commerciale de retraitement », ont-ils déclaré.

« Même si la loi ne l’interdit pas, la possibilité pour une administration présidentielle de limiter ou d’interdire le retraitement commercial crée une grande incertitude pour les investisseurs privés. »

Un changement d’avis bipartisan ?

Cependant, depuis peu, le vent politique semble être en train de tourner.

En octobre 2022, le ministère américain de l’Énergie a annoncé l’octroi de 38 millions de dollars (34 millions d’euros) de subventions à diverses universités et entreprises privées afin de « réduire l’impact de l’élimination du combustible nucléaire usé des réacteurs à eau légère », dans le cadre de son programme « Converting UNF Radioisotopes Into Energy » (Convertir les radio-isotopes du combustible nucléaire usé en énergie).

Dans le cadre de ce programme, 5 millions de dollars (4,5 millions d’euros) ont été accordés à l’entreprise Curio pour développer un programme de recyclage des résidus nucléaires à l’échelle commerciale par le biais d’un processus qu’elle a mis au point, appelé « NuCycle », et qui tient compte également des aspects de non-prolifération.

« NuCycle modifie le paradigme actuel des ‘déchets nucléaires’ en les transformant en intrants et en créant une filière commerciale pour le recyclage des combustibles nucléaires usés aux États-Unis », indique un communiqué de presse du ministère de l’Énergie.

En avril, la sous-commission de l’Énergie, du Climat et de la Sécurité des réseaux de la Chambre des représentants a organisé une audition pour identifier des solutions à l’élimination du combustible nucléaire usé, et selon les discussions, les obstacles au recyclage du combustible nucléaire sont actuellement davantage politiques que techniques, selon Jane Accomando et Patrick Pennella.

Au cours de l’audition, des sujets comme les 10,6 milliards de dollars qu’ont déboursé les contribuables américains à ce jour afin de payer les compagnies d’électricité, dans un contexte où le ministère de l’Énergie n’a pas respecté ses obligations d’élimination des déchets nucléaires, conformément à la loi sur la politique en matière de déchets nucléaires (Nuclear Waste Policy Act), ont été abordés.

Selon les entreprises de recyclage, le « combustible nucléaire légèrement usagé », comme elles le désignent, a une grande valeur.

« Non seulement 96 % de la valeur énergétique demeure et peut être réutilisée comme nouveau combustible, mais cette période de fission de cinq ans génère également un certain nombre d’isotopes très précieux et très recherchés », a déclaré M. McGinnis.

« Des isotopes utilisés dans la lutte contre le cancer et d’autres utilisations médicales, des isotopes à usage industriel, des isotopes pour la sécurité nationale, pour les bases spatiales, et même des isotopes non radioactifs qui ont une valeur considérable. »

En outre, a-t-il ajouté, il reste suffisamment d’énergie dans le combustible nucléaire usé, s’il est recyclé, pour répondre aux besoins énergétiques des États-Unis pour les 150 prochaines années.

« Le combustible nucléaire usé n’est un déchet que si on le gaspille », a déclaré M. Roberts.

Les tours de refroidissement de la centrale nucléaire de Limerick à Pottstown, en Pennsylvanie, sont visibles depuis l’aéroport de Pottstown-Limerick le 25 mars 2011. STAN HONDA/AFP via Getty Images

Grâce au recyclage, 96 % du combustible nucléaire usagé, composé de 95 % d’uranium et de 1 % de plutonium, peut être transformé en nouveau combustible nucléaire ou utilisé à d’autres fins. Les 4 % restants sont scellés dans du verre et placés dans des conteneurs métalliques pendant environ 300 ans, jusqu’à ce qu’ils se désintègrent et retrouvent le faible niveau de radioactivité de l’uranium extrait à l’origine.

À titre de comparaison, les périodes de stockage actuelles du combustible nucléaire usé non recyclé varient entre 10.000 et 100.000 ans.

Toutefois, selon M. Roberts, Orano s’efforce actuellement de trouver des débouchés à une partie de ces 4 % de combustibles résiduels, qui contiennent « des éléments potentiellement utiles, tels que le krypton-85, le strontium-90, l’américium-241, des terres rares et des lanthanides ».

Lever les obstacles

Des obstacles subsistent toutefois sur la voie du recyclage des résidus nucléaires aux États-Unis.

Bien que des subventions fédérales existent actuellement et que le financement privé ait augmenté au cours des cinq dernières années, les entreprises de recyclage de combustibles nucléaires usés affirment que le développement de cette filière connait des hauts et des bas, suivant les développements technologiques, l’offre et la demande de ce combustible, mais plus encore, la politique gouvernementale.

La Commission de réglementation nucléaire (Nuclear Regulatory Commission), qui légifère l’industrie américaine d’énergie nucléaire, « a identifié 23 lacunes dans sa propre réglementation sur le retraitement, qu’elle n’a jamais complètement comblées », a déclaré M. Roberts, bien que « les moyens de combler ces lacunes aient été en grande partie identifiés ».

Outre les questions réglementaires, il faut également tenir compte de la législation américaine.

« [Jusqu’à maintenant], tout effort visant à reconsidérer cette ressource nationale précieuse et à adopter une approche durable du recyclage n’était pas vraiment possible parce qu’il aurait fallu modifier la loi sur la politique en matière de déchets nucléaires, ce qui aurait nécessité un soutien bipartisan », a déclaré M. McGinnis.

« Ce n’est qu’au cours des trois ou quatre dernières années que nous avons connu ce moment unique où le nucléaire bénéficie d’un fort soutien bipartisan. »

M. McGinnis a indiqué vouloir faire les preuves du concept de recyclage des déchets nucléaires d’ici la fin de l’année prochaine et, si les obstacles juridiques et réglementaires peuvent être surmontés, de commencer le recyclage nucléaire commercial à l’échelle du pays au cours de la prochaine décennie.

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