BERLIN – Il fait un froid glacial ce soir sur la colline de Thuringe, à environ 300 km au sud de Berlin, et pourtant l’atmosphère y est chaleureuse. Micha Engelhardt est venu avec son tracteur, qu’il a garé près d’un grand feu de bois. Il y a des saucisses et de la soupe de courge pour tout le monde en cette froide journée de janvier.
Le village ne compte que trois agriculteurs, et ils sont tous là. Mais il y a aussi des commerçants, des camionneurs, le menuisier du coin, le boucher du village, des familles, et même le maire, soit beaucoup plus de monde que prévu. La police s’arrête, acquiesce gentiment et repart.
Les nombreux automobilistes qui passent sur la route klaxonnent en signe de soutien, et tout le monde sait qu’il y aura un autre grand feu, la prochaine action des agriculteurs, à un quart d’heure de route. En réalité, il y en a des centaines dans toute l’Allemagne.
Le lendemain, 15 janvier, les agriculteurs se sont retrouvés dans la capitale. Des centaines d’entre eux, venus de toute l’Allemagne, ont conduit leurs tracteurs pendant des heures jusqu’à l’emblématique porte de Brandebourg. Certains de ceux qui étaient à Thuringe sont également présents.
Pour M. Engelhardt et les nombreux agriculteurs qui, comme lui, manifestent dans tout le pays, ce sont eux qui gagnent l’argent que le gouvernement jette par les fenêtres.
L’Allemagne vient de connaître sa première semaine d’action organisée par l’Association des agriculteurs du pays. Ils ont bloqué les autoroutes, les carrefours et les entrepôts des chaînes de supermarchés. Ils ont organisé des rassemblements et paralysé les voies d’accès aux centres-villes et à des villes entières.
Qu’est-ce qui se passe en Allemagne ?
L’impopularité du gouvernement allemand atteint des sommets. Plus des trois quarts des personnes interrogées (76 %) désapprouvent ses politiques actuelles, selon un récent sondage réalisé par l’institut de recherche d’opinion INSA. Soixante-douze pour cent ont une mauvais opinion du chancelier Olaf Scholz, et le chiffre ne cesse d’augmenter. Les appels à de nouvelles élections se font de plus en plus pressants.
La semaine dernière, le ministre de l’économie Robert Habeck, issu du parti des Verts, a reçu une lettre ouverte émanant de sa propre circonscription dans laquelle le chef du district et les 13 maires font part de leur solidarité avec les agriculteurs de la région. Cette lettre aborde la question de ce que l’on appelle communément la « bulle politique berlinoise ». Voici un des exemples qu’ils citent : Après les inondations de la mer Baltique en octobre 2023, le gouvernement allemand a refusé de débloquer les aides qui auraient permis de renforcer les digues dans la région. Mais en même temps, l’Allemagne va accorder une aide de 10 milliards d’euros à l’Inde pour l’aider à lutter contre les menaces liées au climat. Ce choix étonnant a choqué un très grand nombre de personnes, et pas seulement parmi les manifestants.
La goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour les agriculteurs a été la réduction des subventions juste avant Noël. Depuis, les manifestations se multiplient.
Le gouvernement à court d’argent
En novembre 2023, la plus haute juridiction allemande s’est penché sur l’allocation d’un budget de 60 milliards d’euros, et a statué que cette allocation était contraire à la Constitution. En effet, cette somme gigantesque avait été approuvée en tant que prêt d’urgence Covid, mais le gouvernement Scholz souhaitait l’allouer en fin de compte à des mesures de lutte « contre le changement climatique » et à la « modernisation de l’économie ».
Depuis, le gouvernement s’est efforcé de faire des économies pour combler son trou budgétaire. L’une des mesures a été de mettre fin à la subvention du diesel. Mais pour les exploitations agricoles allemandes de taille moyenne, cela représente un surcoût d’au moins 3000 d’euros par an. Une autre mesure a consisté à supprimer les abattements fiscaux accordés aux véhicules agricoles.
Mais ces fonds sont essentiels pour les agriculteurs et fait partie intégrante de leur budget. En moyenne, les subventions représentent 45 % de leurs rentrée d’argent, et tous les agriculteurs ne sont pas à mesure de couvrir leurs dépenses.
Ainsi, entre 2010 et 2020, pas moins de 36.100 exploitations agricoles ont cessé leur activité en Allemagne. Cela correspond à une moyenne de 10 exploitations par jour qui mettent la clé sous la porte, soit une perte d’un emploi sur sept dans le secteur. De nombreux agriculteurs ne trouvent pas de repreneur ou sont en difficulté à cause des réglementations, de la bureaucratie et des prix pratiqués par la grande distribution. Plus récemment, ils ont également été affectés par la hausse des coûts de l’énergie, l’inflation, les réglementations sur les engrais et le coût d’achat des machines.
Combien y en a-t-il sur les routes ?
Selon des estimations basses, voici le nombre de tracteurs et autres véhicules agricoles signalés par la police lors de rassemblements et de convois dans sept États à prédominance agraire le 8 janvier dernier.
Bade-Wurtemberg : 33.000 véhicules ; Basse-Saxe : 24.000 véhicules ; Rhénanie-du-Nord-Westphalie : 22.000 véhicules (dont 17.000 tracteurs) ; Rhénanie-Palatinat : 13.000 véhicules ; Mecklembourg-Poméranie occidentale : 7300 véhicules ; Schleswig-Holstein : jusqu’à 10.000 véhicules ; et Hesse : plus de 2000 tracteurs lors d’un seul rassemblement. Soit un total d’environ 110.000 véhicules, principalement des tracteurs et des camions. Pour donner une idée de l’ampleur du phénomène, en 2023 il y avait 255.000 fermes et 876.000 travailleurs agricoles en Allemagne, selon l’Office fédéral des statistiques, dans un pays qui compte environ 84 millions d’habitants.
Pourquoi ces personnes sont-elles si remontées ? Hanna Timmermann, agricultrice biologique de Hambourg, déclare lors du rassemblement à Berlin que « dire qu’il faut se débarrasser du ‘feu tricolore’ n’est pas suffisant. » L’expression ‘feu tricolore’ fait référence au gouvernement de coalition composé des sociaux-démocrates, des démocrates centristes et des Verts, soit les couleurs rouge, jaune et verte associées respectivement aux trois partis.
« Nous voulons des politiques rationnelles concrètes. La question du feu tricolore, ou des partis, est accessoires car les décisions qui affectent les agriculteurs remontent déjà à de nombreuses années. Nous voulons relever nos normes, mais nous voulons avoir les moyens de le faire ».
« Il ne s’agit pas seulement de la survie d’une profession », a déclaré Angelika Barbe, célèbre militante des droits civiques de l’ex-Allemagne de l’Est et ancienne députée, devant la porte de Brandebourg. « Il s’agit aussi de nourriture. Qu’il s’agisse des citoyens ordinaires qui souffrent des coûts de chauffage, des commerçants qui n’ont plus rien et ne peuvent plus faire face aux coûts de construction, les problèmes sont partout. »
Les agriculteurs ne sont que la pointe de l’iceberg, estime Hans-Joachim Ziehmann, un chef d’entreprise et producteur de denrées alimentaires de Berlin qui estime que « beaucoup, beaucoup plus de choses doivent se produire » dans un avenir proche pour remettre le pays sur des bases solides.
« La bureaucratie absurde, l’escalade des taxes et le nombre incroyable de lois contradictoires. Cela ne peut plus durer ».
Inquiétude face à un nouveau mouvement de type « gilets jaunes »
Les agriculteurs de la région de M. Engelhardt, se sont rendus à Berlin et les gens des campagnes ont rejoint les centres urbains les plus près de chez eux. Les chauffeurs routiers, les pêcheurs et les artisans sont également mobilisés. Les chasseurs, les petites et moyennes entreprises, les boulangers et les bouchers, et même les enseignants des écoles maternelles ont exprimé leur solidarité avec les agriculteurs. Les enfants sur leurs petits tracteurs en plastique lors des manifestations ont attiré l’attention de la communauté internationale.
Mais l’une des principales craintes du gouvernement est que les manifestations s’étendent et ne deviennent une sorte de mouvement des « gilets jaunes », comme ce qui s’est passé en France.
Ce type de manifestations regroupant agriculteurs et chauffeurs routiers est également à l’œuvre en Roumanie, où des centaines de camionneurs se sont rassemblés le 11 janvier. Des agriculteurs des Pays-Bas, de Hongrie et d’autres pays d’Europe se sont également joints aux manifestations en Allemagne.
« Il est agréable de voir qu’ici, en Allemagne, les agriculteurs ont organisé une manifestation aussi impressionnante pour défendre leurs propres intérêts », a déclaré un Hongrois à Berlin. « Nous sommes un peu jaloux, car cela serait pratiquement impossible en Hongrie. »
Qu’ont obtenu les agriculteurs ?
Qu’est-ce que les manifestations ont apporté ? Tout d’abord, la protestation des agriculteurs s’est transformée en une manifestation de la classe moyenne allemande et des propriétaires de petites entreprises. Une large majorité d’Allemands – 69 % – soutient les manifestations. Seul un cinquième d’entre eux (22 %) y est opposé, selon un sondage INSA du 9 janvier. Bien que les grands médias allemands aient tenté de décrire les manifestations comme étant uniquement des « protestations d’agriculteurs », les gens constatent que d’autres groupes professionnels font également parti du mouvement de solidarité.
Deuxièmement, le projet de suppression de l’abattement fiscal pour les véhicules agricoles a été retiré. Quant aux subventions pour le diesel agricole, elles sont toujours en suspens. L’Association des agriculteurs allemands demande à ce que les manifestations se poursuivent jusqu’à ce que cette mesure soit également abandonnée.
Troisièmement, le gouvernement semble vouloir faire des économies partout sauf chez dans sa propre sphère, ce que de nombreux citoyens constatent au quotidien et qui incite beaucoup d’entre eux à rejoindre les rangs des manifestants. La Chancellerie a prévu des travaux d’extension de son bâtiment qui devraient coûter 800 millions d’euros, et probablement 1 milliard au final. C’est à peu près le montant que le gouvernement cherche à faire payer aux agriculteurs avec ses nouvelles lois sur l’agriculture.
Quatrièmement, les actions des agriculteurs ont été pacifiques. La protestation nationale a été soutenue par beaucoup plus de personnes que prévu. Les médias ont cherché à faire croire que les manifestations étaient le fruit de mouvements radicalisés ou qu’elles étaient infiltrées par des extrémistes de droite, mais ils n’ont pas réussi à convaincre. Les organisateurs ont clairement pris leurs distances avec les groupes marginaux et toute forme d’appel à la violence.
Prendre le mécontentement au sérieux
« Étant donné que nous ne serons pas entendus si nous procédons autrement, nous n’avons pas d’autres choix que de ‘déranger un peu’, mais uniquement dans le cadre légal », a déclaré M. Engelhardt. « L’objectif premier est de faire retirer les deux mesures, [et] deuxièmement, nous protestons généralement pour plus de dialogue, des solutions pratiques et plus de soutien de la part des politiques ».
Cela devrait permettre d’éviter que « de telles décisions erronées ne se reproduisent ».
« Les hommes politiques devraient plutôt créer des structures permettant de faire face à la concurrence internationale sans subventions », a-t-il déclaré, citant l’exemple de la taxe sur le diesel.
« Nous n’aurions pas besoin de nous faire rembourser la taxe sur le diesel si elle n’était pas aussi élevée. Dans pratiquement aucun autre pays, cette taxe n’est aussi élevée ».
« Et si cela ne suffit pas, nous aurons d’autres surprises » pour le gouvernement, a-t-il ajouté.
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