Lorsque l’on arpente les campagnes en mutation de Dharuhera en Haryana, les ruelles sans drainage de Satghara au Bihar ou les petits ateliers informels de Kartarpur (Punjab) et de Tiruchengode (Tamil Nadu), on est loin des nouvelles icônes des changements urbains tels que le métro de Delhi, les tours de Mumbai ou les immeubles de verre des zones consacrées aux nouvelles technologies à Bangalore et à Hyderabad.
Cette autre réalité, que nous décrivons dans un ouvrage collectif, produit du projet de recherche « Subaltern Urbanization in India », rompt avec la représentation d’une population urbaine de 300 millions d’habitants concentrée dans des mégalopoles multimillionnaires telles que Delhi et Mumbai (plus de 20 millions d’habitants).
Ces géants urbains, fascinants et monstrueux, concentrent richesse et pauvreté, et des inégalités aiguës, incarnées par l’image du bidonville, l’accroissement des risques environnementaux et sanitaires à court et long terme.
On pense ainsi à la pollution de l’air de la capitale, aux inondations majeures à Mumbai et Chennai ou encore à la raréfaction des ressources comme la pénurie chronique d’eau à Bangalore, la « Silicon Valley indienne ».
Les politiques publiques indiennes se sont ainsi essentiellement centrées sur ces larges agglomérations, qui sont perçues comme les moteurs mais aussi les hérauts des mutations économiques et sociales en devenir.
En effet, il faut rappeler que la transition urbaine n’est pas terminée : selon les statistiques officielles, même si la définition de l’urbanisation est très restrictive, l’Inde reste un pays faiblement urbanisé avec environ un tiers de la population vivant en ville.
Décentrer le regard
Or les métropoles et leurs périphéries, futures « villes intelligentes », et les villes nouvelles planifiées sont-elles réellement la seule force derrière le passage d’une société rurale à une société urbaine ?
La réponse à cette question est non, sans hésitation aucune. Il faut poser son regard ailleurs, dans des villages densifiés, des villes comme peut-être Kartapur, Dharuhera ou Satghara pour avoir une vision complète de la diversité du monde urbain en Inde.
Ces petites villes sont considérées comme insignifiantes. Pourtant les villes de moins de 100 000 habitants représentent 90 % du total des sites urbains et abritent plus de 40 % de la population urbaine indienne.
Ces « petites villes » à l’échelle de l’Inde mettent en lumière des dynamiques économiques et socio-spatiales singulières. La nomenclature des petites villes comprend à la fois des villes ayant un statut de municipalité mais aussi des villes dites « censitaires » qui conservent juridiquement un statut de villages.
Des gros villages urbanisés
Ces dernières ont vu leur structure économique rapidement modifiée puisque plus de trois quarts de la population masculine n’est plus employée dans le secteur agricole.
Ces changements de densité, de population et de structure économique justifient leur inclusion dans le décompte de la population urbaine par le bureau du recensement. Or, entre 2001 et 2011, le nombre de ces villes censitaires est passé d’environ 1300 à 3900, ce qui représente un tiers de la croissance urbaine, soit plus que la part de la croissance urbaine due à la migration.
La progression rapide de cette catégorie a étonné tous les observateurs qui l’ont en partie interprétée comme l’absorption de villages liée à l’étalement urbain des métropoles. Mais cette explication n’est pas suffisante puisque près de 60 % de ces villes censitaires ne sont pas situées à proximité de villes dépassant les 100 000 habitants. Elles sont soient isolées soit proches de villes de petite taille.
Urbanisation subalterne
Elles mettent en lumière une forme d’urbanisation in situ, que l’on peut qualifier d’urbanisation subalterne, qui se développe dans un contexte de migration limitée vers les grandes villes. Cette modalité de l’urbanisation s’inscrit à l’encontre de l’imaginaire d’afflux massifs dans les métropoles, qui ne créent pas suffisamment d’emplois dans les secteurs secondaire et tertiaire.
Comment expliquer alors cette forte urbanisation des zones rurales et le maintien d’un réseau dynamique de petites villes ?
Pour les plus petites d’entre elles, les gros bourgs sont des lieux d’ajustement dans lesquelles les populations affrontent la pauvreté et l’incertitude. Les habitants mobilisent leurs réseaux (sociaux, de parentèle, de caste) et leurs ressources familiales pour développer une économie de bazar et une économie informelle fortement marquées par l’auto-emploi dans la construction, le transport, et des activités de service.
Cette forme d’économie banale joue néanmoins un rôle majeur dans l’absorption des cohortes de jeunes entrants sur un marché du travail très en tension marqué par la destruction rapide d’emplois dans le secteur agricole.
Dans certaines régions, on trouve aussi dans ces zones rurales urbanisées une part non négligeable de la production manufacturière dont plus de la moitié de la valeur ajoutée, en 2011-2012, provient des zones rurales.
Des facteurs communs sont propices à la croissance de ces gros bourgs et de ces petites villes, en particulier un prix faible du foncier (par ailleurs disponible), une main d’œuvre bon marché ainsi que des règlements en matière d’urbanisme et d’environnement moins contraignants.
Des espaces d’innovations
Un certain nombre de ces petites villes sont aussi des espaces dans lesquels innovations et dynamiques économiques mettent en évidence (ou rappellent) que la globalisation n’est pas le seul fait des réseaux entre grandes villes.
Prenons ainsi l’exemple de Kartarpur, petite ville du Pendjab de 25 000 habitants. En deux décennies, les activités artisanales de fabrication de meubles se sont structurées en une industrie prospère de l’ameublement parfaitement insérée dans l’économie nationale et internationale.
L’augmentation de la demande, la localisation du site très bien connecté par les réseaux de transport et la confiance tacite entre des entrepreneurs appartenant à une même communauté, mais capable d’absorber de nouveaux groupes, expliquent cette mutation.
Beaucoup plus au sud, dans la ville de Tiruchengode, située au Tamil Nadu et approchant les 100 000 habitants, de nombreux habitants vivent grâce à l’industrie du forage, spécialité de la ville. En trois générations, les petites sociétés familiales de Tiruchengode sont passées de la fabrication de chars à bœufs aux plateformes mobiles de forage qu’elles exportent depuis quelques années au Kenya, à Oman ou encore au Ghana.
En effet, au-delà de prix compétitifs par rapport à la concurrence européenne, ces entrepreneurs possèdent des compétences et des capacités d’adaptation qui leur permettent de trouver des solutions et d’assurer l’entretien dans des conditions difficiles.
À bien des égards, les villes de Kartarpur et de Tiruchengode témoignent de formes d’innovations souterraines, des capacités des sociétés locales à s’insérer dans de nouveaux circuits de production économique et d’entrer différemment dans la globalisation, faisant la démonstration de véritables trésors cachés en termes de compétences économiques. Ces villes sont des acteurs à part entière dans une globalisation par le bas façonnée aussi par des réseaux Sud-Sud qui échappent le plus souvent à l’analyse.
Une dynamique à ne pas sous-estimer
Ne pas s’intéresser à ces dynamiques empêche de saisir la diversité des facteurs qui produisent la transition urbaine. De nombreuses entreprises indiennes (automobiles, biens durables, téléphonie…) ne s’y sont pas trompées et ont compris la montée des aspirations à des modes de vie de plus en plus urbains dans ces petites villes qui sont des marchés en croissance.
C’est moins le cas pour les décideurs et le gouvernement central qui n’ont pas encore pris la pleine mesure de l’importance de mettre en place des politiques adaptées à ces autres espaces urbains.
Les petites villes sont non seulement cruciales pour améliorer les conditions de vie d’une part significative de la population mais aussi pour fournir des réponses aux problèmes de l’emploi et du développement des compétences d’une main-d’œuvre encore très peu qualifiée, sans parler des questions liées à la préservation de l’environnement et des écosystèmes. En se penchant plus sérieusement sur ces questions, un changement de trajectoire vers une urbanisation moins inégalitaire et spatialement plus équilibrée serait alors envisageable.
Marie-Hélène Zérah, Chargée de recherches, Institut de recherche pour le développement (IRD)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Comment pouvez-vous nous aider à vous tenir informés ?
Epoch Times est un média libre et indépendant, ne recevant aucune aide publique et n’appartenant à aucun parti politique ou groupe financier. Depuis notre création, nous faisons face à des attaques déloyales pour faire taire nos informations portant notamment sur les questions de droits de l'homme en Chine. C'est pourquoi, nous comptons sur votre soutien pour défendre notre journalisme indépendant et pour continuer, grâce à vous, à faire connaître la vérité.