SCIENCES

Les raies et les requins durement frappés par la dernière extinction de masse il y a 66 millions d’années

mars 11, 2023 7:57, Last Updated: mars 11, 2023 7:57
By Guillaume Guinot, Paléontologue

La dernière extinction de masse qui a frappé l’évolution de la vie a eu lieu il y a 66 millions d’années (Ma), marquant la limite Crétacé/Paléogène. Si cette crise biologique est connue pour avoir provoqué des extinctions dramatiques au niveau global et anéanti de grands groupes de vertébrés comme les dinosaures, les conséquences de cette extinction sur la biodiversité marine font encore l’objet d’intenses débats. Nous venons de publier une étude dans la revue Science s’intéressant à l’impact de cette crise sur la diversité des élasmobranches (requins et raies), un groupe majeur de vertébrés marins ayant traversé cette extinction de masse. Nos travaux indiquent que cette crise a été brutale et qu’elle a frappé les élasmobranches de façon hétérogène, tant au niveau des groupes touchés que de la distribution géographique des espèces.

Les estimations précédentes suggèrent que cette crise aurait éradiqué plus de 40% des genres et 55% à 76% des espèces. Cependant, un nombre croissant de données indique que l’ampleur de cet événement aurait varié selon les groupes, les écologies (ex. régimes alimentaires, modes de vie), et les zones géographiques.

Toutefois, les estimations globales de la perte de diversité à cette période ont été principalement extrapolées à partir de données concernant des groupes d’invertébrés marins qui ne peuvent pas refléter à eux seuls la complexité des modalités d’extinction lors de cette crise. Les vertébrés marins, en raison de leur position plus élevée dans la chaîne alimentaire, pourraient donc fournir de nouvelles informations sur cette extinction et sur la récupération post-extinction des faunes. Encore faut-il que ces groupes aient survécu !

Parmi ces vertébrés marins, les élasmobranches sont un groupe emblématique de prédateurs qui représentaient déjà une composante importante des écosystèmes marins au Crétacé et avaient développé un large éventail d’écologies. Appartenant à la classe des poissons cartilagineux (chondrichthyens), ces organismes sont dotés d’un squelette qui se fossilise rarement. Cependant, ils sont représentés par un registre fossile abondant, majoritairement composé de dents qu’ils perdent et remplacent tout au long de leur vie et dont la morphologie permet d’identifier les espèces. Ainsi, par la qualité de leur registre fossile, leur présence avant et après l’évènement d’extinction et leur position au sommet de la chaîne alimentaire, les requins et raies sont un très bon cas d’étude pour analyser l’impact de cette crise sur les vertébrés marins.

À l’aide des données fossiles, notre objectif était de quantifier de façon précise l’ampleur de l’extinction, le profil des victimes et des survivants, et les conséquences de cette crise sur l’évolution des faunes de requins et raies après l’extinction.

Plus de dix années de compilation de données

Nous avons tout d’abord compilé toutes les données du registre fossile pour l’ensemble des espèces d’élasmobranches sur un intervalle de temps d’environ 40 millions d’années (de -93,9 à -56 Ma), comprenant l’évènement d’extinction. Ce travail de longue haleine s’est étalé sur plus d’une décennie et a consisté à faire l’inventaire des espèces de requins et raies présentes sur l’intervalle Crétacé supérieur–Paléocène, mais également de leurs occurrences : toutes les fois où des fossiles ont été retrouvés pour chacune de ces espèces. Ces informations sont disponibles de façon disparate dans plusieurs centaines de travaux scientifiques publiés depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, et qu’il a fallu compiler.

Une espèce peut donc avoir plusieurs occurrences, et chaque occurrence correspond à un âge ainsi qu’à des coordonnées géographiques distinctes. Nous avons pu inventorier plus de 3200 occurrences pour 675 espèces fossiles, mais il a fallu vérifier les identifications et les âges géologiques attribués à chacune de ces occurrences dans la littérature scientifique. En effet, la classification des espèces (taxonomie) est une discipline en constante évolution et il a tout d’abord a été nécessaire de mettre à jour la classification de chaque espèce et parfois de corriger des identifications erronées. Par ailleurs, les âges des formations géologiques ayant livré des fossiles peuvent aussi être réévalués par de nouvelles études, et il a fallu mettre à jour ces informations. Ce travail d’expertise, fastidieux mais crucial, représente la base des analyses que nous avons conduites pour cette étude.

Une partie des collections de fossiles étudiés. Fourni par l’auteur

Une fois les données compilées, nous avons utilisé des modèles statistiques pour estimer les âges d’apparition et d’extinction pour chacune des 675 espèces. Ce lourd travail analytique est essentiel car le registre fossile comprend un certain nombre de biais de préservation et d’échantillonnage. Il faut donc préalablement prendre en compte l’hétérogénéité spatiale et temporelle du registre fossile pour tenter d’estimer la durée de vie des espèces fossiles. Ces modèles, dont Fabien Condamine (co-auteur de l’étude) est également spécialiste, permettent ensuite d’estimer les taux de spéciation et d’extinction (nombre d’extinctions ou d’apparitions par millions d’années par espèce) pour le groupe étudié.

Requins et raies n’ont pas été touchés de la même manière

Nos résultats montrent, avec une fine résolution, que 62% des espèces d’élasmobranches ont disparu lors de cette crise et que cette extinction a été « brutale » à l’échelle des temps géologiques puisque restreinte à une période de 800.000 ans.

Mais les différents groupes d’élasmobranches ont-ils été touchés de la même manière par cette extinction ? Pour répondre à cette question, nous avons évalué les taux d’extinction entre requins et raies, et entre les différents groupes de requins et de raies. Nos résultats indiquent que les raies ont été plus fortement touchées que les requins (72,6% d’extinction contre 58,9%). Le caractère sélectif de cette crise est aussi marqué au sein des raies et des requins. Certains groupes de requins encore représentés aujourd’hui (orectolobiformes, lamniformes) ont été plus fortement impactés, et des groupes de raies (rajiformes, rhinopristiformes) ont même frôlé l’extinction complète alors qu’ils comptent aujourd’hui plusieurs centaines d’espèces.

Les études de paléodiversité ne fournissent qu’une vision partielle des conséquences d’une crise sur la structure et le fonctionnement des écosystèmes. Il nous fallait donc évaluer l’impact de cette crise sur les différents groupes écologiques représentés chez les élasmobranches. Nous nous sommes donc intéressés aux régimes alimentaires des espèces de requins et de raies les plus touchées par l’extinction en étudiant la morphologie de leurs dents. Nous avons pu séparer les espèces qui sont dites « durophages » (se nourrissant de proies dures, comme les coquillages bivalves représentés aujourd’hui par les huîtres, palourdes, moules, et autres pétoncles) des autres espèces (non-durophages) et avons analysé l’ampleur de cette crise sur ces deux catégories écologiques. Nos résultats indiquent que les espèces de requins et raies à dents spécialisées dans un régime alimentaire durophage ont été plus fortement touchées (73,4% d’extinction) que les autres (59,8%). C’est un point intéressant car il a été démontré que cette extinction a fortement impacté les premiers maillons des réseaux trophiques marins (plancton) et les organismes dépendant directement de ces derniers (par exemple, les bivalves). Nos résultats suggèrent donc un phénomène d’évènements en cascade qui a provoqué une énorme perte de diversité des élasmobranches durophages. On a donc ici un deuxième type de sélectivité, écologique cette fois, contre les espèces se nourrissant de proies à coquilles.

Les résultats de l’étude. Fourni par l’auteur

Nos analyses indiquent que les requins – et particulièrement les espèces non-durophages – ont retrouvé les niveaux de diversité d’avant-crise plus rapidement (quelques millions d’années tout de même) que les raies, ces dernières n’ayant pas entièrement récupéré, même 10 millions d’années après l’extinction. De plus, cette crise a eu un effet majeur sur la composition des faunes d’élasmobranches qui ont survécu à l’extinction en remodelant profondément la diversité de ce groupe. Ces modifications sont particulièrement marquées chez les raies pour lesquelles on observe notamment une diversification d’un groupe appelé Myliobatiformes (pastenagues, raies aigles, etc.) qui a vraisemblablement profité des niches écologiques laissées vacantes par l’extinction pour s’y diversifier.

Enfin, nous avons testé l’effet de la répartition géographique des espèces sur leur probabilité de survie à cette crise. Pour ce faire, nous avons compilé l’aire de répartition géographique de toutes les espèces qui se sont éteintes ou qui ont survécu à l’extinction. Nos résultats montrent que les espèces qui avaient une large distribution géographique ont eu un taux de survie plus élevé que les autres. Plus intéressant encore, les espèces qui vivaient aux basses latitudes ont été plus fortement touchées, suggérant une sélectivité géographique.

Les causes de cette crise sont débattues et certainement multiples (astéroïde bien sûr, mais aussi volcanisme, refroidissement climatique, baisse des niveaux marins). Bien que notre étude ne propose pas de réponse directe à ce débat, elle apporte des indices quant aux possibles mécanismes qui ont joué lors de cette crise, en particulier nos résultats sur la plus forte extinction aux basses latitudes.

Aujourd’hui, un tiers des espèces de requins et raies est menacé d’extinction et il est important de comprendre comment l’histoire évolutive de ce groupe a été impactée par les précédentes extinctions et comment ce groupe a survécu à ces extinctions. Notre étude propose une sorte de profil-type des victimes d’extinction pour la dernière extinction de masse et donne également un ordre d’idée du temps nécessaire pour la récupération post-extinction. Un temps qui se compte en millions d’années.

Article écrit par Guillaume Guinot, Paléontologue, Université de Montpellier

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Soutenez Epoch Times à partir de 1€

Comment pouvez-vous nous aider à vous tenir informés ?

Epoch Times est un média libre et indépendant, ne recevant aucune aide publique et n’appartenant à aucun parti politique ou groupe financier. Depuis notre création, nous faisons face à des attaques déloyales pour faire taire nos informations portant notamment sur les questions de droits de l'homme en Chine. C'est pourquoi, nous comptons sur votre soutien pour défendre notre journalisme indépendant et pour continuer, grâce à vous, à faire connaître la vérité.

Voir sur epochtimes.fr
PARTAGER