Philippe Fabry est historien du droit, des institutions et des idées politiques, il est l’auteur en 2014 de « Rome, du libéralisme au socialisme : Leçon antique pour notre temps » et plus récemment de « La structure de l’Histoire ».
Il revient pour Epoch Times sur la crise ukrainienne, les relations que la Russie entretient de par le monde : de l’Europe aux États-Unis en passant par la Chine.
Comment analysez-vous les tensions actuelles entre la Russie et les Occidentaux au sens large ?
L’Ukraine est devenue le moyen d’action prioritaire des Russes pour agir sur la structure de sécurité en Europe.
Comme l’Ukraine n’est pas dans l’OTAN, les Russes savent qu’ils peuvent intervenir massivement dans ce pays sans risquer une confrontation directe avec l’OTAN, et donc sans que les Occidentaux soient obligés de réagir. S’ils attaquaient un pays de l’OTAN, l’article 5 amènerait les autres pays de l’alliance à intervenir.
Et je pense que les Russes ne veulent pas aller jusque‑là pour le moment : économiquement, en termes de matériel militaire, ils ne sont pas encore au niveau pour une guerre à long terme. Mais ils savent aussi qu’ils ne peuvent pas rester dans la situation dans laquelle ils sont actuellement.
Effectivement, ce que beaucoup ne voient pas, c’est que l’Ukraine est devenue un point de discussion, mais, en réalité, la discussion n’est pas centrée sur l’Ukraine.
Et ceci, nous le savons avec certitude depuis le mois de décembre, depuis que les Russes ont dévoilé la liste de leurs exigences, à savoir le repli des forces de l’OTAN hors des pays qui y adhèrent depuis 1997…
C’est ce que les anglophones résument par la formule « go back to Germany ». En d’autres termes, il s’agit de revenir à la ligne de front de déploiement du temps de la guerre froide. Les Russes ont toujours trouvé inadmissible que l’OTAN s’étende à l’Est, ils le disaient déjà à l’époque d’Eltsine…
Et pourtant, la Charte de Paris de 1990, signée par l’URSS à l’époque, ne reconnaissait-elle pas le droit de chaque pays de choisir l’alliance qu’il veut ?
Tout à fait… Mais le problème dans toute cette discussion, est presque d’ordre philosophique. Vous avez les pays occidentaux et les pays de l’OTAN qui disent : « Le choix que fait un pays de ses alliances, c’est une question de souveraineté interne. C’est lui qui choisit, ça ne regarde pas les autres. »
D’un autre côté, les Russes disent, ce qui peut aussi se défendre, la chose suivante : « Quand un pays choisit un système d’alliance, c’est de la politique internationale. Donc cela ne concerne pas uniquement le pays qui s’allie et celui auquel il s’allie, cela concerne aussi tous ceux qui sont autour, étant donné qu’une alliance militaire peut les mettre en danger. » Voilà ce que disent les Russes.
Alors, on peut considérer que telle position est vraie ou fausse. En définitive, les deux sont défendables et c’est cela qui engendre de grandes discussions et des débats interminables. On ne peut pas trancher.
On peut difficilement aller dire aux Russes que les Ukrainiens font ce qu’ils veulent et qu’ils peuvent rentrer dans l’OTAN s’ils le souhaitent, tout en leur expliquant, d’un autre côté, que l’accumulation de leurs troupes autours de l’Ukraine est dangereuse et qu’ils doivent procéder à une désescalade.
Évidemment, dans ce cas les Russes répliquent que c’est une affaire interne parce qu’ils sont sur leur territoire. Et c’est comme cela que naissent les crises diplomatiques, quand personne n’a entièrement tort ou raison, en tout cas pas de manière évidente, et qu’on peut en débattre longtemps.
L’ennui, c’est que nous sommes sur des enjeux de sécurité très forts. Et souvent, beaucoup de commentateurs font l’erreur suivante : ils réfléchissent en termes d’intérêt et de rationalité. Ce n’est pas parce que c’est de la grande diplomatie que tous les intérêts sont froidement calculés. C’est une très grande erreur de penser ainsi. En diplomatie, tous les choix et toutes les perceptions d’intérêts sont pondérés par des notions aussi basiques que l’orgueil national, la peur, etc.
Quand les Russes estiment que c’est dangereux pour eux de voir l’OTAN se déployer en Ukraine, c’est parce que si vous mettez des missiles à Kharkov, vous pouvez tirer sur Moscou sans qu’ils aient le temps de réagir… Eh bien, c’est une erreur de prendre ce discours comme une simple manœuvre rhétorique pour obtenir quelque chose.
Ces élites russes vivent à Moscou. Depuis l’apparition de la guerre nucléaire, tous les dirigeants au monde savent qu’ils ne sont plus à l’abri. On ne fait plus la guerre en la dirigeant depuis un château à 300 kilomètres du front comme pendant la guerre de 14 et sans être exposé aux bombes. C’est cela qui a donné la crise des euromissiles jadis, par exemple, et qui a donné lieu à la négociation de traités sur les missiles à portée intermédiaire : ces missiles sont très dangereux parce qu’ils suppriment le temps de réaction, donc annulent l’effet de « contrainte de la destruction mutuelle assurée ».
Il y a également la perception de la peur stratégique qui est le fait d’être mis en danger et qui n’est pas juste une question de pouvoir ou de domination sur ses voisins. Il y a ancré dans la culture russe une très vieille angoisse de la proximité de l’ennemi… Ce qui est arrivé avec Napoléon, avec Hitler… pour les Russes, il faut « du champ », un glacis protecteur… C’est l’une des raisons qui a présidé à la création du pacte de Varsovie par l’URSS, pour éviter de revivre un deuxième Barbarossa.
Alors c’est facile du point de vue de l’OTAN de dire que personne ne veut envahir ou agresser la Russie, même si en grande partie, c’est vrai : les Américains sont tellement peu disposés à entrer dans une confrontation avec la Russie que Biden a annoncé jeudi dernier, que s’il y avait encore des citoyens américains n’ayant pas quitté l’Ukraine au moment d’une invasion russe, les Américains n’enverraient pas de troupes, même pour faire une simple mission de sauvetage de ses citoyens.
Les États-Unis déclarent ouvertement qu’ils préfèrent abandonner leurs citoyens plutôt que de risquer une confrontation avec la Russie. Donc quand on entend dire que ce sont les Américains qui cherchent la confrontation, ce n’est absolument pas le cas, les Américains ne veulent pas de ça. Cela les met vraiment dans de grandes difficultés au moment où ils veulent se concentrer en priorité sur la future confrontation avec la Chine… alors qu’ils sont de moins en moins sûrs de la gagner…
Pourtant, on nous rappelle souvent que le budget militaire américain est tellement supérieur au budget russe ou chinois que le rapport de force est encore loin d’avoir basculé…
Une chose sur laquelle j’insiste souvent est que si on veut comprendre ce que signifient les budgets militaires, il faut regarder la parité de pouvoir d’achat, sinon on ne peut pas comprendre. Sinon, on a un budget militaire russe à peu près au niveau du budget militaire français et évidemment ça ne rend pas du tout compte de la réalité. La France serait par exemple incapable de déployer ce que déploie la Russie aux frontières de l’Ukraine.
Mais si on regarde en termes de parité de pouvoir d’achat, la Russie plus la Chine, c’est un budget militaire cumulé équivalent à celui des États‑Unis. Cela veut dire que les États-Unis, tout seuls, ne sont pas sûrs de pouvoir faire face à la Russie et la Chine. Alors que si vous regardez juste le budget nominal, vous avez l’impression que c’est écrasant dans l’autre sens… mais ce n’est pas du tout le cas.
Quelle est la stratégie des États‑Unis pour essayer de garder leur avantage ?
Pour les États‑Unis, le seul moyen de s’assurer une victoire dans une confrontation géostratégique avec la Russie et la Chine, c’est de maintenir intact leur système d’alliance, en Asie mais aussi bien sûr en Europe avec l’OTAN.
Donc les Américains sont dans une position très difficile, ils ne peuvent pas reculer, ils ne peuvent pas accepter les exigences russes. Ils peuvent éventuellement accepter que l’Ukraine n’entre pas dans l’OTAN, ce serait quand même un signe de faiblesse face aux autres pays de l’OTAN de l’Europe de l’Est mais ils pourraient leur dire : « Ok ! l’Ukraine ne rentrera pas dans l’OTAN mais vous restez, vous, sous notre parapluie protecteur… »
Ça pourrait passer… Le problème est que les Américains ont compris que même s’ils lâchent l’Ukraine, cela ne suffira pas à la Russie. Parce que ce que veulent les Russes, fondamentalement, c’est ce repli de l’OTAN comme je vous le disais avant. Mais si les Américains acceptaient, ce serait la fin de l’OTAN et ils ne peuvent pas se le permettre.
Dans quel contexte historique s’inscrivent les tensions avec l’Ukraine aujourd’hui ?
Vladimir Poutine, quand il a perdu l’Ukraine en 2014, a joué la patience pour deux raisons.
Premièrement, s’il avait essayé de reprendre l’Ukraine par la force, déjà à l’époque, l’armée russe n’était pas reconsolidée comme elle l’est aujourd’hui. Il y a eu un plan de sept ans de réarmement et de réorganisation, il y a eu également l’intervention dans le Donbass, plus ou moins sous couverture, il y a eu la guerre en Syrie, donc tout un travail d’aguerrissement de l’armée russe en plus des programmes de réarmement. Cette armée russe a beaucoup progressé.
Deuxièmement, la Russie n’était pas dans une position favorable pour envahir l’Ukraine. Elle ne disposait que d’un seul front pour l’envahir, depuis le territoire russe. Elle n’aurait pas pu le faire depuis la Crimée, parce qu’il n’y avait rien en termes d’infrastructure de transport de matériel militaire. Mais Poutine n’avait pas abandonné la possibilité de reprendre politiquement l’Ukraine. Quand Zelensky a été élu, Poutine pouvait encore espérer le faire parce que Zelensky a plutôt eu une attitude conciliante. Finalement, pour différentes raisons, Zelensky a fini otage des nationalistes et a donc joué la surenchère antirusse.
À partir de là, Poutine a compris qu’il ne pourrait pas reprendre l’Ukraine politiquement et en même temps, sa situation s’était beaucoup améliorée : d’abord parce que, comme je l’ai dit, l’armée russe a beaucoup progressé, ensuite parce qu’avec la construction du pont sur le détroit du Kertch qui comprend voies ferrées et voies routières, le déploiement de troupes russes en Crimée est largement facilité.
Et enfin, depuis août/septembre 2020, la réélection contestée de Loukachenko, alors que ce dernier essayait jusqu’ici de préserver une sorte d’autonomie vis-à-vis de la Russie, a finalement ramené totalement la Biélorussie sous la coupe de Poutine. Cela permet à l’armée russe de se déployer massivement en Biélorussie, et la carte stratégique est totalement différente : aujourd’hui, en Ukraine, les Russes peuvent attaquer de tous les côtés ; autrement dit, l’Ukraine est indéfendable face à une attaque russe.
Cette évolution stratégique était actée début 2021. La première accumulation de troupe au mois d’avril 2021 a amené les Américains à reprendre le dialogue avec Poutine. Les Russes se sont plus ou moins retirés et la rencontre Poutine/Biden a eu lieu en juin. Or, cette rencontre n’a eu aucun résultat. Poutine a constaté que Biden ne prêtait aucune attention à ses histoires de lignes rouges.
Derrière cela, le mois suivant, Poutine a publié son texte sur l’Ukraine en expliquant que c’est un seul peuple avec la Russie, qu’il n’y a pas de légitimité de l’Etat ukrainien, etc. À partir de là, vraisemblablement, on s’orientait déjà vers une résolution militaire de la question.
Certains analystes voient dans cette première offensive russe un moyen de déstabilisation de l’OTAN avec dans un second temps, la Chine lançant une deuxième offensive contre les États‑Unis. Qu’en pensez‑vous ?
Il y a vraisemblablement quelque chose comme ça. Si effectivement, les États‑Unis et l’OTAN retiraient leur force de l’Europe de l’Est, ce serait vu comme une défaite, ce serait la fin de l’OTAN. Ces pays‑là comprendraient que la protection américaine ne vaut rien… sauf que les Américains ne le feront pas pour la raison que je vous ai dite, c’est qu’ils n’ont pas le choix : il est primordial pour eux de maintenir leur système d’alliance.
L’une des possibilités pour Poutine serait alors de frapper un grand coup en Ukraine, justement faire une guerre comme l’Europe n’en a pas vu depuis 80 ans et une invasion massive.
Cela va terroriser un peu plus tous ces Européens mous. On a vu qu’il y a déjà des défections qui se font au sein de l’OTAN… l’Allemagne n’est pas très motivée non plus, ne serait-ce que pour envoyer du matériel aux Ukrainiens pour se défendre. En fait, il y a déjà une fragilité de l’OTAN. Donc les Russes peuvent penser que s’ils y vont franchement, les Occidentaux se coucheront. Et je pense que ce serait effectivement le cas de plusieurs pays européens.
Je ne veux pas croire que la France en soit déjà là, mais je suis à peu près sûr que l’Allemagne en est déjà là : « Laissez‑nous continuer à vendre nos voitures en Chine, continuez à nous vendre du gaz, mais surtout ne tapez pas. »
Les Américains n’auront pas le choix, ils devront rester, mais tout en ayant des gens à l’intérieur, les Allemands, qui travaillent contre eux. Ce qui est déjà une grosse fragilité de l’OTAN. On arriverait là au deuxième stade de la confrontation : l’Estonie, où les Américains renvoient des troupes actuellement, est à 150 kilomètres de Saint‑Pétersbourg et c’est aussi une grande source d’inquiétudes. Avec le Pacte germano-soviétique, Staline voulait reprendre les pays baltes parce que pour lui c’était beaucoup trop dangereux.
Donc une fois que l’Ukraine sera tombée dans l’escarcelle russe et une fois que l’OTAN refusera de reculer, en particulier en restant dans les pays baltes, il y aura alors un vrai risque de confrontation entre la Russie et l’OTAN. Mais seulement plusieurs mois après cette première étape ukrainienne qui sera suivie de tractations russes essayant de tirer le maximum de bénéfices de l’état de sidération des pays européens.
Ce qui me parait mal engagé, c’est que l’on a de part et d’autre, pour les Russes comme pour les Américains, des intérêts contradictoires fondamentaux, qui touchent des questions de sécurité nationale. Pour les Américains, la perte des pays baltes est une question de sécurité nationale : comme je l’ai dit, cela signifierait l’explosion de leur système d’alliance dont ils ont absolument besoin contre la Chine.
Concernant l’Allemagne, dans un récent sondage du Pew Research Center, 70% des Allemands ont exprimé le souhait d’une coopération accrue avec la Russie et 60% des Allemands s’opposent à venir en aide à un pays de l’OTAN en temps de guerre. Plus de 70% des Allemands qualifient de « mauvaises » les relations de leur pays avec les États‑Unis… Que veulent dire ces chiffres ?
L’Allemagne est comme le passager clandestin de l’Europe. Elle prend tout ce qui l’avantage partout où elle peut, tout en donnant le moins possible. Le fait est que c’est le contribuable américain « du Kentucky et du Kansas » qui paye pour la défense de l’Allemagne. Par rapport à l’OTAN, les Allemands ne veulent pas intervenir, ils veulent que l’on protège leur « boutique ». L’Allemagne est un coffre‑fort gardé par les Américains, mais qui refuse de payer pour cette protection.
Il y a presqu’une forme de chantage où ils disent être tellement stratégiques, notamment face à la Russie, que les Américains ne peuvent pas faire l’économie de les protéger, même s’ils ne payent pas. Il y a effectivement un égoïsme allemand qui apparaît, et parfois cruel : quand on voit qu’ils ont finalement accepté d’envoyer 5000 casques aux soldats ukrainiens, cela a été vu comme une insulte.
Par rapport au sondage dont vous parliez, ce n’est pas étonnant : l’Allemagne est vraiment un pays continental, qui a malgré tout une vieille antipathie pour les Anglo‑Saxons, et un tropisme continental vers la Russie. Il y a une tradition allemande d’alliance avec la Russie, Bismarck s’était allié avec la Russie… Cette tradition de russophilie allemande est différente de la russophilie française.
En France, la russophilie est très romantique, culturelle, basée sur la littérature, la langue ou la musique… En Allemagne, la russophilie est rationnelle, d’intérêts bien compris. Les Allemands voient plutôt dans les Russes « ces barbares de l’Est qui nous sont bien utiles ».
Ce tropisme allemand pour la Russie existait aussi chez les élites du Troisième Reich. Par exemple Ribbentrop et Goebbels étaient prorusses et beaucoup d’autres pensaient qu’attaquer l’Union Soviétique n’était pas une bonne idée et préféraient se concentrer contre les ennemis de l’Ouest, les « démocraties juives » comme ils les appelaient, alors qu’ils pouvaient toujours « s’entendre avec les Russes ».
C’est donc une très vieille tendance de fond, une permanence historique qui se manifeste aujourd’hui sous d’autres formes. On le voit aussi en France, sous d’autres traits. En France, il y a deux traditions prorusses, de gauche ou de droite : la tradition prorusse de droite date de la Révolution française et surtout de la fin des guerres napoléoniennes avec la restauration monarchique aidée par la Russie. On voyait la sainte‑Russie comme une forme de protectrice de la monarchie française. La monarchie tsariste qui s’est maintenue jusqu’au début du XXe siècle a toujours été vue par les milieux royalistes français comme l’exemple de ce qu’ils auraient aimé voir survivre en France.
Pour la gauche française, c’est évidemment le souvenir du communisme soviétique qui est à l’œuvre. Le Parti communiste français était patronné par le Parti communiste de l’URSS et vivait donc dans cette tradition d’alliance spécifique. C’est donc les caractéristiques du tropisme prorusse sur les deux extrêmes de l’échiquier politique français.
Comment expliquer qu’aujourd’hui, Vladimir Poutine arrive encore à séduire des deux côtés de cet échiquier politique ?
Vladimir Poutine arrive à séduire à droite, de manière certaine. À gauche, il séduit surtout les tenants de la vieille gauche. Un Mélenchon, malgré tout, et malgré sa tendance à basculer vers des idées indigénistes, reste quelqu’un qui vient de la gauche communiste et de l’époque où il y avait le patronage de Moscou. Si l’on prend l’extrême gauche indigéniste ou la gauche « woke », la distance avec Poutine sera beaucoup plus marquée.
Après, il y a aussi au niveau d’Emmanuel Macron la volonté d’être dans la suite du général de Gaulle, qui refusait dans une certaine mesure d’être manichéen, sans jamais déroger à l’alliance américaine. De Gaulle a toujours été du côté des Américains, par exemple dans la crise des missiles de Cuba, il a toujours fait comprendre aux Américains que la loyauté de la France à ses alliances ne faisait pas de doute, mais en même temps, il a toujours défendu une certaine forme d’ouverture et de capacité de dialogue avec l’URSS, dont il estimait que c’était la Russie éternelle : après les communistes, elle serait toujours là.
C’est donc cela qui se manifeste aujourd’hui en France, ce n’est pas du « prorussisme », mais c’est vrai qu’il y a toujours dans les élites, un anti‑américanisme, peut‑être issu du sentiment de déclassement de la France, du temps où l’on pouvait tenir la distance avec l’empire britannique, et donc nous sommes toujours contents de voir quelqu’un tenir la dragée haute aux Américains.
Mais pour le coup, encore une fois, c’est aussi plus de la méfiance, de la lassitude, ou l’existence d’un malaise face à la puissance américaine, qu’une véritable envie de se tourner vers la Russie. Emmanuel Macron ne cherche pas une alliance russe. Même si depuis l’élection de Donald Trump, nous avons vu chez certaines élites européennes l’apparition d’un nationalisme européen. Question impensable avant, les élites européennes se sentaient très en phase avec les élites américaines de Washington et l’arrivée de Trump a modifié cette relation : c’est le discours d’Angela Merkel où elle expliquait qu’on ne pouvait plus se fier aux Américains.
Parmi les arguments prorusses que l’on entend le plus souvent en France figure celui qui présente la Russie comme l’allié naturel, historique de la France. Or, si on regarde l’histoire plus en détail, c’est loin d’être une évidence.
Si on regarde effectivement le passif que la France a avec la Russie, on peut sérieusement se demander le bien‑fondé de cette approche. Au contraire, on constate que cela aboutit toujours à des résultats calamiteux. Tout d’abord, il faut arrêter de dire que les relations franco‑russes datent d’Anne de Kiev : je récuse totalement l’idée que l’on nous ressort, tarte à la crème, que le berceau historique de la Russie, c’est Kiev ou la Rus de Kiev, ce n’est pas vrai.
L’État russe, c’est la principauté de Moscovie qui apparaît au XIIIe siècle et qui se détache petit à petit de la domination mongole de la Horde d’Or. La Rus de Kiev, c’était autre chose, de la même manière qu’il n’y a pas de filiation véritable entre la France et les Francs saliens de Belgique au IVe siècle. La France est dans le même rapport avec Aix‑la‑Chapelle qui est aujourd’hui en Allemagne, que la Russie avec Kiev.
L’État russe commence à se constituer autour de la principauté de Moscovie trois à quatre cents ans après la Rus de Kiev. Ensuite, les relations franco‑russes, avec l’État russe tel qu’il existe, apparaissent aux XVIIIe siècle : Pierre le Grand voulait rendre visite à Louis XIV qui n’a pas voulu le recevoir. Ensuite on a trouvé les moyens de s’allier avec les Russes dans le cadre de la guerre de Sept ans de 1756 à 1763, contre l’Angleterre et la Prusse. Cette guerre, que l’on a fini par perdre, n’était pas encore perdue en 1762 quand les Russes nous ont lâchés pour rejoindre les Prussiens/Allemands. Quand on a finalement perdu, c’était un traumatisme majeur, la France a perdu toutes ses possessions dans les Indes, en Amérique du Nord… une catastrophe géostratégique pour la France.
Ensuite, pendant les guerres napoléoniennes, les Russes étaient nos ennemis. Sauf quand on les a battus et qu’ils sont devenus nos alliés, très peu fiables, puisque c’est justement parce qu’ils n’ont pas respecté leurs engagements que la guerre a repris et que Napoléon a envahi la Russie. Cela s’est terminé avec les Russes rentrant dans Paris, donc plutôt mal, il faut le rappeler. Encore après, particulièrement pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, la Russie est alliée à l’Allemagne. Sous Bismarck, la Russie est alliée à l’Allemagne alors que cette dernière nous prend l’Alsace et la Lorraine.
Après, en 1914, nous sommes alliés à la Russie, nous entrons en guerre pour la Russie : cette dernière voulait défendre les Serbes et nous a donc mobilisés contre l’Allemagne. L’Allemagne a alors déclaré la guerre à la Russie et à la France puisque nous étions alliés de la Russie. Mais là encore, les Russes nous lâchent en 1917, avant la fin de la guerre, ils s’effondrent et on récupère tous les soldats allemands sur notre front.
En 1939, ils sont co‑agresseurs de la Pologne, aux côtés des Allemands, du fait du Pacte germano‑soviétique, et d’ailleurs pendant toute la guerre contre la France, ils fournissaient du blé et d’autres ressources aux Allemands jusqu’à ce qu’ils aient battu la France. Ensuite, pendant la guerre froide, les Russes pointaient leurs missiles sur l’Europe occidentale, donc la France. Et depuis la fin de la guerre froide, les Russes nous font des difficultés continues, notamment en Afrique… donc à la fin, j’ai envie de dire que je ne sais pas de quoi on parle quand on parle de la « tradition de l’alliance de la France avec la Russie ».
Oui, il y a eu des alliances entre nos deux pays, mais à chaque fois cela s’est mal terminé, donc je ne suis pas sûr que ce soit la bonne approche.
Pour terminer, pouvez‑vous revenir sur l’avenir des relations Russie/Chine face à l’Occident ?
J’aimerais revenir sur ce que vous aviez évoqué, cette sorte de coordination, non explicite, entre la Russie et la Chine. Je pense que c’est le grand risque, et les Américains s’en rendent compte aussi de plus en plus : il apparaît clairement aujourd’hui que la Chine et la Russie se soutiennent dans leurs revendications géostratégiques.
La Chine a par exemple soutenu la Russie dans ses revendications sur le retrait de l’OTAN, ce qui est une revendication très importante qui place clairement la Chine dans le camp russe, ou inversement. On voit de plus en plus se dessiner une alliance militaire entre les deux pays, avec des exercices conjoints de plus en plus nombreux.
Et enfin, on voit également se multiplier les points de tensions aux frontières chinoises, Taïwan, les îles Senkaku, mais aussi, et j’insiste, à la frontière sino‑indienne.
Je crains que s’il y a effectivement une invasion russe en Ukraine, ce qui est de plus en plus vraisemblable, la Chine attendra certainement quelques mois pour voir comment réagissent les Occidentaux avant d’agir à son tour pour pousser ses pions. C’est là que l’engrenage sera très dangereux : les deux fronts, ou les deux situations, vont se nourrir l’une l’autre.
Si les Chinois voient l’ordre américain s’affaiblir en Europe, ils vont estimer que c’est le moment d’intervenir en Asie, et inversement, s’ils commencent à bouger en Asie, cela va enhardir les Russes pour agir en Europe. La dynamique la plus dangereuse pour l’ordre international est là.
Pour en savoir plus :
Philippe Fabry – Historionomie
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