Les résultats des élections législatives et du premier tour de la présidentielle turque de ce 14 mai 2023 ont été accueillis avec une certaine surprise par les médias français suivant la campagne, dans la mesure où nombre d’entre eux avaient annoncé dans les jours précédents la fin de « l’ère » ou du « règne » de Recep Tayyip Erdogan.
Un étonnement qui peut s’expliquer à la fois par les nombreux sondages qui donnaient le président sortant défait par la coalition hétéroclite de six partis ayant fait front commun pour essayer de le faire chuter après 20 ans au pouvoir, mais aussi par une tendance au « wishful thinking » illustrant l’espoir du paysage politico-médiatique français de voir perdre le chef d’État turc.
Par exemple, parmi les Turcs de France amenés à livrer leurs analyses, seuls des opposants au gouvernement sortant ont été invités à développer leur point de vue sur le sentiment politique national, au détriment des sympathisants du président Erdogan. Un biais qui alimente le discours gouvernemental turc sur les « complots étrangers » visant à faire chuter le gouvernement, et qui contribue également à invisibiliser le vote des Turcs de France.
Ces derniers, comme la majorité des Turcs installés à l’étranger, sont en effet très majoritairement favorables au parti au pouvoir depuis l’ouverture des urnes dans les consulats de Turquie à l’occasion de l’élection présidentielle de 2014 qui fut la première à sacrer Recep Tayyip Erdogan. Jusqu’alors, le vote des ressortissants turcs n’était possible que depuis les postes-frontières de la Turquie, ce qui limitait bien plus la participation des expatriés.
Les Turcs de l’étranger, un réservoir de voix pour Erdogan
Avec 49,52% des 55.833.000 suffrages exprimés au premier tour, il n’a manqué que 268.000 voix au président sortant pour être réélu dimanche 14 mai pour un troisième mandat présidentiel consécutif.
Or, sur l’ensemble des urnes dépouillées hors des frontières turques, l’actuel chef d’État a rassemblé 57,5% des suffrages avec 1.047.740 électeurs, pour un taux de participation total des Turcs de l’étranger de seulement 50,73%, alors que 88,82% des votants se sont déplacés en Turquie. Une baisse de l’abstention des expatriés pourrait ainsi à elle seule suffire à faire réélire le président lors du second tour.
Le chef de l’État et son gouvernement sont effectivement plus populaires auprès des ressortissants turcs qu’auprès des électeurs vivant en Turquie, comme l’illustrent les scores obtenus par Recep Tayyip Erdogan dans les quatre pays étrangers où les citoyens turcs sont le plus nombreux.
En Allemagne (avec 65,5% des suffrages pour 475.593 électeurs), en France (64,8%, 126.572), aux Pays-Bas (68,4%, 98.265) et en Belgique (72,3%, 50.318) il a ainsi à chaque fois obtenu un score qui aurait suffi à le faire réélire dès le premier tour.
Un large soutien que l’on retrouve également au niveau local dans la quasi-totalité des neuf bureaux de vote installés sur le territoire français, avec des scores plébiscitaires à Clermont-Ferrand (90,9%), Lyon (86,3%) et Orléans (85,8%) ; d’autres larges victoires à Strasbourg (70,9%), Mulhouse (65,8%), Nantes (65,7%) et Bordeaux (57,3%) ; un résultat plus serré à Paris (51,2%) et une seule défaite, à Marseille (42,8% contre 56,3% pour son principal adversaire, Kemal Kiliçdaroglu).
Ces résultats du candidat Erdoğan en France sont même meilleurs que lors de la présidentielle précédente, en 2018, quand il n’avait remporté « que » 63,7% des suffrages dans le pays, ce qui ne l’avait pas empêché d’être réélu dès le premier tour avec 52,6% des voix sur l’ensemble des votants. En 2014, il avait rassemblé déjà 63,68% des suffrages dans les bureaux de vote installés sur le territoire français (il avait alors aussi été élu au premier tour, avec 51,79%).
Le cas de la France dans le paysage politique turc
Lors des précédents scrutins, la France avait fait l’objet d’une campagne électorale à part entière, avec la venue de plusieurs personnalités du Parti de la Justice et du Développement) (AKP) au pouvoir. Le chef d’État en personne avait même pris part à de véritables meetings électoraux à Paris en 2010, Lyon en 2014 et Metz en 2017.
Des rassemblements comparables ont également eu lieu à l’instigation des partis de l’opposition, comme le Parti démocratique des Peuples (HDP), dont certains députés et autres représentants sont participé à des débats citoyens en France, notamment à Marseille en 2018 à l’invitation d’associations arméniennes et kurdes locales. La spécificité du bassin électoral marseillais, plutôt favorable aux candidats anti-Erdoğan en 2023 comme en 2018 et 2014 – quand le président fut chaque fois au coude à coude avec le candidat du HDP, Selahattin Demirtas, désormais emprisonné en Turquie –, s’explique par l’implantation ancienne de réseaux kurdes et d’une importante diaspora arménienne opposés aux gouvernements turcs successifs.
L’électorat turc présent sur le reste du territoire français est surtout constitué de personnes arrivées à la suite de la signature d’un accord d’envoi de main-d’œuvre signé avec la Turquie en 1965, en grande partie issues des régions rurales de l’Anatolie, majoritairement acquises à l’AKP et à Erdoğan. De plus, cette population d’émigrés économiques et de leurs descendants est depuis longtemps particulièrement courtisée par les organisations de l’islam politique turc transnational, dont le président turc est issu. Elle est aussi souvent ciblée par les discours nationalistes visant à renforcer les liens de la Turquie avec ses ressortissants résidant au-delà de ses frontières.
Une exportation des dérives du système électoral turc
L’une des principales réussites politiques du chef de l’État turc – en tant que premier ministre puis président, depuis 2003 – est justement d’avoir consolidé la synthèse entre l’islamisme et le nationalisme, comme l’illustre la coalition gouvernementale qu’il a formée avec le Parti d’Action nationaliste (MHP, extrême droite d’inspiration fasciste) depuis les élections de 2018. Ce parti qui va lui permettre à nouveau de former un gouvernement de coalition majoritaire à la suite des élections législatives de cette année avec ses 50 députés, est également l’organisation mère de la mouvance des « Loups gris ».
Les « Loups gris » désignent une milice rassemblant de jeunes militants du parti qui a été, en France, officiellement dissoute par un décret du Conseil des ministres en 2020, suite à des manifestations violentes contre la communauté arménienne de Décines. De nouvelles violences ont eu lieu cette année dans cette même ville de l’agglomération lyonnaise dans le cadre des élections turques, puisque des assesseurs censés garantir le bon déroulé du scrutin et issus du Parti de la Gauche Verte (YSP) ont été agressés lors de la fermeture du bureau de vote installé dans la commune pour les électeurs turcs de la région de Lyon.
La tenue même du scrutin dans des locaux d’ordinaire utilisés par l’organe consulaire du ministère des Affaires religieuses turques – l’Union des Affaires culturelles turco-islamiques (DITIB, Diyanet İşleri Türk İslam Birliği) de Lyon – pose par ailleurs question, dans la mesure où la loi contre le séparatisme votée le 24 août 2021 en France interdit justement d’organiser des élections dans des bâtiments « servant habituellement à l’exercice du culte ou utilisés par une association cultuelle ». Or la Turquie est officiellement un État laïc au même titre que la France, bien que les deux conceptions nationales de cette notion de laïcité soient profondément différentes.
Reste qu’il peut demeurer gênant pour une partie de l’électorat turc lyonnais de se rendre dans un lieu associé à la pratique de l’islam sunnite, notamment dans la mesure où le principal opposant au président Erdoğan lors de cette élection a lui-même proclamé son appartenance au mouvement religieux alévi. Un culte traditionnellement marginalisé par l’organe gouvernemental responsable des affaires religieuses en Turquie comme à l’étranger, et qui est justement accusé d’être propriétaire des lieux dans lesquels a été organisé le vote des ressortissants turcs habitant dans la région de Lyon.
Une polarisation croissante
Cette transposition de la polarisation de plus en plus profonde du système politique turc s’observe dans cet exemple lyonnais mais aussi à Marseille, où des affrontements ont également eu lieu à proximité du bureau de vote des Turcs de la région lors de ces élections, ou encore en Allemagne, près de Stuttgart, où une dispute apparemment liée à ce même scrutin aurait fait deux morts parmi des ouvriers turcs.
Le comportement électoral des Turcs de l’étranger illustre ainsi l’évolution politique de la Turquie, dans la mesure où la persistance du soutien des expatriés au gouvernement actuel et au chef de l’État reflète leur popularité constante auprès d’une large base militante… mais aussi l’intégration de la synthèse idéologique islamo-nationaliste gouvernementale et de la rhétorique agressive qui l’accompagne par cet électorat qui n’hésite plus, dès lors, à s’en prendre directement à ses opposants, à l’étranger autant comme en Turquie.
Article écrit par Rémi Carcélès, Doctorant en science politique, Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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