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Les vertus du troc de savoirs : un autre « modèle » économique ?

août 23, 2018 20:07, Last Updated: août 23, 2018 20:07
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Des centaines de milliers de personnes se sont engagées dans des relations par lesquelles chacun enseigne aux autres, relations entre tous les âges et toutes les situations sociales, génératrices de fiertés individuelles et collectives au sein de l’improbable épopée des Réseaux d’échanges réciproques de savoirs. Les vertus de ce modèle sont innombrables et ébranlent plusieurs de nos croyances économiques.


À l’heure où l’économie du partage connaît un engouement comme modèle économique alternatif, mais aussi comme autre manière de consommer, l’initiative des Réseaux d’échanges réciproques des savoirs est peut-être encore plus intéressante, car elle permet de montrer qu’en matière de ces biens que sont les savoirs tout le monde peut échanger, même ceux qui croient n’être propriétaires de rien.

Une expérience fondatrice

Dans les années 1970, Claire Héber-Suffrin, institutrice à Orly, se rend compte que ses élèves, dits « en difficultés », ont une curiosité sur laquelle elle peut s’appuyer. Elle les emmène un jour faire un dossier sur la vie dans les HLM.

« Un mois plus tard, l’ouvrier chauffagiste qu’ils avaient rencontré revient de lui-même dans la classe. Il souhaite voir ce que les élèves ont retenu. Pas suffisamment à son goût, car il improvise un cours passionnant pour combler les lacunes de leur exposé. Les élèves lui proposent de rester pendant l’heure suivante, où un groupe d’élèves doit faire un exposé sur les volcans avec l’aide d’une géographe professionnelle. Le chauffagiste se passionne pour les volcans et reste plus d’une heure à discuter avec la géographe après la fin de la classe. »

Cela donne à l’institutrice l’idée de créer avec Marc Héber-Suffrin, avocat et éducateur bénévole dans un club de prévention de la cité, un dispositif dans lequel chacun peut apprendre, à condition d’enseigner. Les débuts sont enthousiasmants. Très vite, quarante personnes animent un réseau qui compte plusieurs centaines de participants. Mais certains pouvoirs établis trouvent subversive cette manière d’enseigner. Épuisée de tenir le réseau à bout de bras, Claire Héber-Suffrin abandonne, s’engage dans la préparation d’un doctorat et part s’installer à Évry.

Anatomie d’un réseau d’échanges réciproques de savoirs

Claire et Marc Héber-Suffrin.

Claire et Marc Héber-Suffrin font plus tard une nouvelle expérience, avec succès. Il formalisent alors le modèle de réseau d’échanges réciproques de savoirs. Un réseau est ancré localement et organisé en association loi de 1901, la cotisation de chaque membre étant constituée par les savoirs qu’il offre, et pas forcément par un apport monétaire. Les savoirs échangés sont multiples.

« Ils vont de la cuisine antillaise à la broderie, en passant par la philosophie et l’informatique ou la soudure. Certains nécessitent quelques heures d’apprentissage, d’autres des séances régulières pendant une ou plusieurs années. Certains échanges se passent entre deux personnes, d’autres en groupes. »

Souvent, les personnes arrivent avec une demande floue et ignorent quelle formation offrir en retour. Le rôle des animateurs est alors à la fois de les aider à préciser la nature de leur besoin et de leur faire découvrir ce qu’elles peuvent apporter aux autres, cette démarche n’étant pas facile pour ceux qui ont toujours été en position de demande. Il ont développé un véritable savoir-faire pour faire se rencontrer les offres et les demandes, faisant preuve parfois de créativité :

« Deux jeunes garçons passaient leur temps à faire du patin à roulettes dans la rue voisine. Un des animateurs du réseau eut l’idée de faire appel à eux, car une demande d’apprentissage de patin était depuis un certain temps en attente. Les deux adolescents se sont laissés convaincre, avec un mélange d’appréhension et de fierté, et se sont révélés des enseignants formidables… Ils ont ensuite fait une demande pour du soutien scolaire… »

Un réseau de réseaux

Les Réseaux d’échanges réciproques de savoir se sont multipliés, en France et à l’étranger, par capillarité, sans volonté de modèle venu du centre. Claire Héber-Suffrin parle de centralités multiples pour caractériser le fonctionnement du réseau des Réseaux. Chacun d’eux adhère à un réseau national, le Foresco (Formations réciproques, échanges de savoirs, créations collectives), qui assure la formation des animateurs, aide à la création de Réseaux, favorise les apprentissages entre Réseaux. Il est garant des principes et des méthodes d’enseignement, et anime des recherches sur la manière de les perfectionner.

On trouve des Réseaux dans les grandes villes comme dans les zones rurales, en France – où on en a compté jusqu’à 750 –, en Europe, au Brésil, au Québec, au Burkina Faso, au Sénégal, au Mali. Au Burundi, un Réseau de 2 000 participants dans un camp de réfugiés a permis d’échanger sur des besoins basiques – comment faire pousser des légumes sur une terre aride – tout en donnant à tous un moyen de se projeter dans l’avenir.

Les entreprises peuvent y recourir avec profit, comme le montre cet exemple de Réseau à la Poste, qui a fait l’objet d’une séance de l’École de Paris du management.

Au-delà de l’économie

Des centaines de milliers de personnes ont été impliquées dans au moins un Réseau. Le dispositif ne peut toutefois pas fonctionner uniquement sur le bénévolat : quand un réseau local devient important, il a besoin de moyens pour fonctionner et le Foresco devrait pouvoir rémunérer des permanents, notamment pour former les animateurs des Réseaux.

Ils ont donc besoin de subventions, ce qui n’est pas la partie la plus facile pour le mouvement, les financeurs rapportant souvent leurs subventions au nombre d’emplois créés. Claire Héber-Suffrin explique alors inlassablement le rôle social de ces réseaux :

« Chacun est à la fois savant et ignorant, et il n’y a pas de savoir plus grand ou plus digne qu’un autre. À l’intérieur du principe de réciprocité, chacun choisit son rythme, ses méthodes, ses contenus d’apprentissage. Tous peuvent y contribuer, jeunes, vieux, inclus, exclus. C’est une école de la citoyenneté et de la démocratie. »

Pierre-Noël Giraud explique dans L’homme inutile que le sentiment d’inutilité ressenti par un nombre croissant de personnes menace nos démocraties. L’utopie concrétisée par Claire et Marc Héber-Suffrin montre que des remèdes pour endiguer ce fléau peuvent se trouver au-delà de la vision économique classique. En cela, ils ouvrent une voie importante à développer.

Ils illustrent plusieurs caractéristiques exposées dans le Manifeste des entreprenants : ils aiment inventer des solutions à des problèmes que d’autres jugent insolubles et, même s’ils sont tirés par un rêve, ce ne sont pas des rêveurs : ce qu’ils font doit marcher et ils aiment l’efficacité.

Voir le compte rendu d’une séance très riche « Offre cours d’économie, demande cours de soudure » : le succès des réseaux d’échanges réciproques de savoirs. Le site du réseau est rers-asso.org.

Deux traités présentés par les dessins d’Éric Grelet.

Michel Berry, Fondateur de l’école de Paris du Management, Mines ParisTech

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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