Nous publions le premier volet d’une série de trois articles signés par Nicolas Tenzer sur la crise multiforme à laquelle doit faire face l’Europe et les ressources dont elle dispose pour la surmonter. Aujourd’hui, l’heure du diagnostic.
Que l’Europe connaisse la crise la plus grave de son histoire paraît une évidence. Nombreux sont ceux qui mettent en garde contre une possible disparition de la plus fabuleuse construction politique des soixante dernières années. Or, l’appel au sursaut n’est que de peu de poids devant ce qui s’annonce comme une possible faillite historique. Mais si l’Europe est mortelle, on n’a pas suffisamment analysé l’enchaînement de causes qui pourrait conduire à son décès. Si l’Europe doit disparaître, elle ne sera pas victime d’une maladie unique, mais d’une accumulation de maux et de remèdes inadaptés.
Toutefois, ne nous hâtons pas de l’enterrer ! Les facteurs qui interagissent pour déterminer le futur de l’Europe peuvent aussi la sauver. L’histoire européenne n’est pas finie et nous disposons de multiples leviers. C’est sur le fond d’un malheur possible et d’une régénérescence qui ne relève pas de l’utopie qu’il sera possible d’émettre des recommandations concrètes aux gouvernements de l’Union européenne.
Certes les éléments sont réunis pour conclure à une appréhension pessimiste du futur de l’Europe. Sa crise est géostratégique : menace russe à ses frontières, déstabilisation du Moyen-Orient et d’une partie de l’Afrique, risque de sortie de certains membres, divergences accrues sur les choix géopolitiques de base. Mais elle est aussi politique (montée des partis extrémistes et tendances centrifuges), morale (gouvernements enclins à bafouer les droits fondamentaux et position plus que restrictive dans l’accueil des réfugiés), économique et sociale (chômage de masse et déséquilibres des comptes publics).
La conjonction de ces crises forme le substrat de l’Europe à un moment où aucun dirigeant ne paraît à même d’offrir une vue d’ensemble souhaitée. Le réveil des tensions géopolitiques, qui va de pair avec la mise en cause des valeurs de liberté et de droit, est le ferment le plus inquiétant.
Le malheur européen
Le malheur européen est d’abord politique. Peut-on citer un seul discours récent d’un dirigeant ayant présenté ce que l’Europe devait être dans les vingt ans à venir ? Les gouvernants ont eu le mérite de régler au mieux les crises financières (2008 et crise grecque), mais ils n’ont pas intégré la dimension géopolitique de l’Europe, comme si elle avait disparu de l’horizon. Ils se sont trouvés démunis lorsque l’histoire s’est réveillée à leurs portes. Sans doute sont-ils parvenus à mettre en place des institutions – service européen d’action extérieure – capables de porter une parole européenne et d’asseoir l’Europe à la table des négociations, mais sans définir un projet commun dans un contexte de menace directe sur le continent européen.
L’Europe ne dispose d’aucun leadership global, ni au sein des États, ni à la tête de ses institutions. Certes, Angela Merkel a fait preuve d’un magistère moral sur la question des réfugiés, mais peut-être peu durable, comme l’a montré l’accord contestable avec la Turquie. Aucune personnalité européenne ne porte de message sur l’Europe au-delà des frontières de son pays.
L’absence de vision géostratégique de l’Europe et de signification en termes de valeurs d’une construction qui paraît parfois limitée à une dimension économique a ouvert une brèche. S’y sont engouffrés les partis d’extrême droite, eurosceptiques et de gauche radicale. Non seulement ils rejettent simultanément l’Europe, l’ouverture, les principes de liberté et la globalisation en général, mais ils offrent un contre-discours opposé aux intérêts géopolitiques de l’Europe (tous soutiennent le régime de Poutine) et à ses valeurs.
Cette tendance se manifeste aussi dans certains États proches qui aspirent à entrer dans l’Europe : la Serbie reste divisée entre ceux qui lorgnent vers la Russie et ceux qui font tout pour pousser Belgrade vers l’Europe, seule manière de rompre définitivement avec le nationalisme qui a ensanglanté les Balkans. La Turquie est partagée entre les partisans d’une voie européenne, réconciliant la tradition laïque d’Atatürk – mais sans ses valeurs autoritaires – et la démocratie, et un recroquevillement simultanément religieux et liberticide.
Cette tendance au sein de l’Europe est, même si ce n’en est pas l’origine, en conformité avec la stratégie de Poutine dont l’ambition est de fragmenter l’Europe et d’y instiller une vision contraire à ses traditions libérales. Le gouvernement Orban est devenu ainsi le cheval de Troie de Moscou en Europe ; indirectement, le parti polonais Droit et Justice (PiS), en promouvant des valeurs contraires aux principes fondamentaux de l’Europe, renforce la légitimité du discours russe antilibéral.
L’illusion de l’État fort
Même si la crise de la zone euro a pu être endiguée, il est difficile d’ignorer le caractère peu durable des plans de sauvetage, qui ne pourront se répéter indéfiniment. La réalité de nombreux pays est celle d’une croissance lente accompagnée d’une montée du chômage qui affecte logiquement la crise de légitimité des partis classiques et des élites dirigeantes.
Peut-être cette érosion de l’Europe correspond-elle à une tendance globale qui voit l’affaiblissement dans le monde des unions régionales, en raison du renforcement des États et de leur volonté de donner à croire qu’ils peuvent seuls maîtriser leur destin. Beaucoup d’entre eux soit ne comprennent pas, soit refusent d’admettre que la défense de leurs intérêts passe par des organisations communes dotées de pouvoirs forts.
Ceci va de pair, dans le contexte de crise économique, avec des rivalités accrues et une compétition plus âpre sur les marchés extérieurs, et des alliances plus éparpillées et moins stables. Au-delà des désaccords géopolitiques, les dynamiques économiques et stratégiques accroissent le fossé entre les parties de l’Europe.
En somme, sur le plan géopolitique, économique, institutionnel et « idéologique », l’Europe semble se définir par les tendances centrifuges, comme cela fut le cas au cours des longs siècles de son histoire. La vision est certes exagérée, car somme toute les institutions continuent de fonctionner, mais la tendance ne peut être démentie.
Un moment unique : la chance de l’Europe
En rester à une vision pessimiste serait sans intérêt et traduirait une méconnaissance du moment particulier où nous vivons. De la conscience des catastrophes peut sortir un futur moins sinistre que celui auquel les décennies précédentes nous avait habitués : des cendres des désillusions peut naître un idéal plus enthousiasmant et crédible.
L’idéal des pères fondateurs pourrait se résumer en l’espérance des États-Unis d’Europe. Sans doute est-il encore présent dans quelques cercles, mais il n’est partagé ni par les hommes politiques les plus européens, ni par la majorité des citoyens. Paradoxalement, ce désillusionnement pourrait conduire à une Europe plus réaliste, mieux fondée sur les intérêts concrets et mieux apte à prendre en compte les avantages de la construction européenne. Cesser de vouloir une forme utopique oblige à recréer quelque chose de nouveau, et à bâtir les ferments solides d’une appartenance commune, qui est tout sauf « naturelle ».
Ensuite, l’Europe non seulement reste suffisamment attractive pour que de nombreux pays veuillent la rejoindre en raison des aides massives que reçoivent les nouveaux entrants, mais aussi de ses standards en matière de mise à niveau des institutions, notamment judiciaires, et de modernisation de l’économie. Malgré les échecs, ses principes ont plus infusé dans la société que les programmes équivalents des autres bailleurs internationaux. Or, les dirigeants n’en ont jamais fait le cœur de leur défense et illustration de l’Europe.
Au moment où l’Europe est la plus menacée, malgré tout, les pays européens partagent aussi des valeurs – au demeurant présentes en Amérique du Nord et ailleurs. Ces valeurs ont beau être peu enseignées à l’école et rarement rappelées par les politiques, elles existent. C’est au moment où des groupes extrêmes, certains pays européens et une grande puissance les attaquent de manière méthodique qu’on comprend qu’elles sont autre chose que des principes éthérés. Elles concernent la vie et la mort, la liberté et la servitude, et pourraient – devraient – être aussi les instruments de mise en cohérence de nos règles d’action extérieure.
Elle est de surcroît considérée, dans des zones plus lointaines du monde, comme un facteur d’équilibre dans la rivalité entre les autres puissances, car elle est réputée ne pas avoir la même volonté de puissance que l’Amérique et la Chine, et même l’Inde et l’Iran. Bien sûr, elle est l’alliée la plus constante et fiable des États-Unis. C’est aussi par la clarté de ce jeu géopolitique que l’Europe pourra compter sur le plan économique et s’engager dans une diplomatie d’influence qui dépasse celle des États.
Enfin, événement encore plus important géopolitiquement que la guerre en ex-Yougoslavie, l’agression russe contre l’Ukraine est une alerte opportune et inciter à penser l’Europe différemment. Elle nourrit le projet européen d’une substance et d’une densité tragiques dont l’Europe dépolitisée d’aujourd’hui avait oublié le goût et l’existence.
Des règles pour concilier les injonctions contradictoires
L’Europe obéit à une logique non linéaire. Dans sa construction, elle repose sur des principes souvent conflictuels, sinon contradictoires. Son développement a, le plus souvent, conduit à tenir ensemble des contraires, non sans une certaine naïveté quant à la possibilité qu’ils puissent spontanément s’harmoniser.
Revenons à la disparition de toute perspective crédible des États-Unis d’Europe. Celle-ci ouvre paradoxalement le chemin à des formes plus durables d’intégration. C’est en oubliant ce qu’on appelle l’« Europe politique », rarement définie, qu’on pourra renforcer la dimension géopolitique de l’Europe et sa pertinence en termes de valeurs.
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Ensuite, deux idées contradictoires ont toujours gouverné l’Europe, sans qu’on sache toujours comment elles interagissent et peuvent s’appuyer. La première est l’idée d’universalité portée par l’idéal d’une loi supérieure, de type kantien, qui aurait vocation à s’étendre au monde entier, sans conflit ni usage de la force. La seconde est celle de l’Europe-puissance, condition pour qu’elle soit attendue dans un monde de plus en plus en compétition, mais qui l’obligerait à renoncer à sa spécificité et à rentrer dans la norme commune des États. L’Europe est-elle vouée à un conflit impossible entre légitimité et effectivité ou peut-elle, voire doit-elle, en nouant les droits à la géopolitique, réconcilier ses idéaux et le développement de sa puissance ?
La troisième opposition oppose deux plaidoyers : celui en faveur d’une Europe unifiée, qui marche dans la même direction à la même vitesse, et celui pour une Europe à plusieurs vitesses et différents niveaux d’intégration – noyau dur, directoire, groupes pionniers, cercles concentriques, etc. L’Europe doit envisager les deux : elle ne peut se disperser en autant d’alliances ponctuelles que de politiques et elle doit garder des principes communs, mais une unité intégrale à 28, voire plus, relève de l’irréalisme. Faute de hiérarchisation des règles qui guident l’Europe, on n’est pas encore parvenu à tenir ensemble ces deux visions.
Non moins classique est la quatrième opposition entre élargissement et approfondissement, l’Europe n’ayant pas – à raison – choisi entre les deux. Il s’agit d’injonctions contradictoires pour ceux qui conservent l’idée des États-Unis d’Europe selon le modèle d’un État, mais pas en termes géopolitiques. Si la porte demeure fermée aux nouveaux entrants (Balkans, Ukraine, Moldavie, un jour peut-être Turquie si le gouvernement change), l’Europe tombera. Quoi qu’il en soit, l’Europe ne peut pas être seulement un grand marché. Paradoxalement, l’unité future de l’Europe en termes de valeurs est liée aux futurs élargissements. Les dirigeants européens doivent avoir le courage de le dire avant qu’il ne soit trop tard.
L’UE, l’alliée naturelle
Un autre élément de cette dialectique européenne oppose l’Europe et le reste du monde. Le paradoxe est que l’Europe n’a pas à s’opposer au monde en termes de valeurs, car celles-ci sont en plein accord avec les principaux fondamentaux qui le régissent. La Charte des Nations unies est d’abord œuvre européenne, comme la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Le monde a besoin de l’Europe en termes géopolitiques, et d’une Europe plus forte, pour les porter ces principes à l’encontre d’États ou de sociétés qui les bafouent. En même temps, l’Europe est un point d’équilibre potentiel dans le rapport entre les puissances qui peut apporter une autre vision de l’ordre mondial.
Potentiellement, l’Europe, certes alliée des États-Unis, mais avec sa propre vision des choses, est un troisième terme nécessaire entre ceux-ci et la Chine. Une dialectique, complexe elle aussi, confronte l’Union européenne et les autres organisations, qui ne sont que partiellement européennes, comme l’OTAN et l’OSCE. Ce ne sont pas des compétiteurs, mais des alliés. L’Europe pourrait mieux participer à leur renforcement, qui contribuerait aussi au sien.
Liberté sans frontière
Reste une dialectique plus sensible, car elle ne comporte aucun accord politique au sein des opinions européennes : celle entre la solidarité et la compétition entre les nations européennes. Ces deux principes ne pourront être réconciliés qu’en rendant plus compréhensible la communauté des règles qui la soudent et plus légitime le principe de liberté sans frontière qui régit les sociétés et les économies européennes.
Ce fut l’incroyable échec dans l’explication du projet de Traité sur l’Union européenne de 2004 : ce qu’il avait de « constitutionnel » était sa tentative de nouer les principes fondamentaux liés aux droits essentiels à un nouveau cadre juridique dans le domaine économique et social. Ce qui devait être une leçon de philosophie sur la nature de l’Union et ses règles constitutives s’est transformé, notamment en France et aux Pays-Bas en 2005, en une polémique régressive qui a empêché un débat fécond sur le projet européen.
Nous publierons demain le second volet de la contribution de Nicolas Tenzer consacré aux trois scénarios possibles pour l’avenir de l’Union européenne à l’horizon 2030.
Nicolas Tenzer, professeur associé International Public Affairs, Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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