Savoir de quoi l’on parle… Lorsqu’on évoque la possibilité d’un humain augmenté, on se réfère généralement à une addition de performances humaines et machiniques (dans le prolongement de la figure du cyborg popularisée par la science-fiction). Mais augmenté par rapport à quoi ? À quelles valeurs de références et selon quels critères ? Comment mesure-t-on, par exemple, le bonheur ? La bonne vie ? les sensations, comme les odeurs, le toucher, qui nous relient au monde ? Le plaisir qu’on éprouve à travailler ? Toutes ces dimensions qui font que la vie vaut la peine d’être vécue. Attention ici de ne pas céder à la magie du chiffre. Le plus peut cacher un moins ; un gain dissimuler des pertes, difficilement identifiables car non mesurables et non quantifiables.
Ainsi des pilotes de drones militaires, qui sont augmentés dans la mesure où ils peuvent voir, grâce aux capteurs déportés, à l’optronique, aux caméras infrarouges ce que les simples yeux humains ne pourront jamais voir. Mais quid du prestige que conférait le fait de dompter la puissance de la machine, les sensations et le plaisir du vol, le courage et aussi la fierté de dominer la peur, de la domestiquer au terme d’un long et fastidieux travail d’aguerrissement ?
Autre exemple, autre contexte, celui de la télémédecine et du télédiagnostic : Côté face, la possibilité de bénéficier, où que vous soyez, de l’avis d’un expert-spécialiste depuis votre domicile. Pour les personnes isolées, en perte d’autonomie ou de mobilité, pour les régions transformées en déserts médicaux, cela représente un gain et un progrès indéniables. Côté pile, les études de terrain qui montrent que certaines personnes s’inquiètent d’une nouvelle forme d’enfermement, de confinement au domicile. Aller voir un spécialiste, même s’il est loin, c’est sortir de son environnement quotidien, rompre avec la routine, aller en ville, faire des rencontres, l’occasion de faire de nouvelles expériences, et quelque part, de s’enrichir (autre définition possible de l’augmentation).
Comment les technologies nous changent
Bien entendu, à chaque progrès, son lot de renoncements et d’abandons d’anciennes manières de faire et d’être, d’habitudes et d’habitus. L’essentiel étant que la somme des gains soit supérieure à la celle des pertes et qu’aux anciennes sensibilités, s’en substituent de nouvelles. Sauf que l’approche économique et marchande, en termes de pertes et profits, met sur un même plan, celui de l’utilité, des réalités qualitativement hétérogènes. Or, il est des choses parfaitement inutiles, comme consacrer du temps à écouter, à perdre son temps, à flâner, qui apparaissent en revanche essentielles dans le champ des relations sociales, de l’expérience vécue, de l’apprentissage, de l’imagination et de la création… La question n’est donc pas de savoir si les machines vont remplacer les humains. Mais quelles sont les valeurs que nous mettons dans les machines et qui, en retour, nous transforment : comme la vitesse, la prédictibilité, la régularité, la puissance…
La dépendance qu’engendre par exemple l’usage répété de la géolocalisation, et plus encore l’habitude de se fier à ces technologies, change, au quotidien et insidieusement, notre rapport aux autres, comme à l’espace public ou au commun. Ne devenons-nous pas par exemple moins tolérants aux imperfections des êtres humains, à l’incertitude inhérente aux relations humaines, et d’une certaine façon plus impatiente ? L’un des risques que j’entrevoie ici, c’est que, dans les situations les plus ordinaires, nous finissions par attendre des êtres humains qu’ils se comportent avec la même régularité, la même précision, la même vélocité et la même prédictibilité que les machines. N’est-ce pas déjà ce qui arrive, lorsque, dans la rue, nous avons de plus en plus de mal à nous adresser à l’inconnu de passage, à l’étranger pour lui demander notre route, préférant à cet échange, plein d’imprévus et d’une certaine manière risqué, la précision et la solution rapide qui s’affiche sur l’écran de notre iPhone ? Voilà des questions que nous devons nous poser lorsque nous parlons « d’humain augmenté ».
L’une des choses à laquelle nous devons par conséquent prêter le plus attention, c’est qu’à mesure que nous nous habituons à l’efficacité binaire et sans nuances des machines, que celle-ci nous devient « naturelle », c’est aussi la faiblesse humaine qui nous devient plus insupportable et étrangère. Le problème n’est donc pas tant de savoir si les machines vont renverser les humains, se substituer à eux, les dépasser ou les encore rendre caduques, que de comprendre dans quelles conditions – sociales, politiques, éthiques, économiques – les êtres humains se mettent à agir machinalement, à désirer ressembler aux machines qu’ils conçoivent. C’est la question de l’agir machinal, du type d’humain que cette modalité d’action sous-tend, qui me semble ici cruciale et qu’il est urgent de se poser.
Interagir avec des machines est plus rassurant
Il est vrai qu’avec les robots dits sociaux ou « compagnons » (tels Paro, Nao, NurseBot, Bao, Aibo, My Real Baby …) en qui nous voulons voir des sujets, capables non seulement de communiquer avec nous, d’agir dans nos environnements quotidiens et familiers, mais encore de faire preuve d’émotions, d’apprentissage, d’empathie… la perspective semble s’inverser. La psychologue et anthropologue Sherry Turkle s’est interrogée sur ce passage des robots qui font peur, par leur étrangeté, aux robots avec lesquels nous semblons prêts à nous lier d’amitié. Que s’est-il passé –se demande-t-elle- pour que nous soyons prêts à accueillir des robots dans notre vie quotidienne, jusqu’à vouloir tisser des liens affectifs et émotionnels avec eux alors qu’ils étaient hier encore source d’effroi ou d’inquiétude ?
Après plusieurs années d’enquête dans les maisons de retraite ayant fait le choix d’introduire ces machines, l’auteur de Seuls ensemble conclue que l’une des raisons pour lesquelles nous préférons parfois le commerce avec les machines plutôt qu’avec les êtres humains est la détérioration préalable des relations que nous pouvons avoir dans le monde réel. Défiance, crainte d’être trompé, suspicion caractériseraient ces relations. Turkle ajoute une fatigue, consécutive au fait de devoir toujours être sur ses gardes, et un ennui : être en compagnie des autres nous ennuie. Elle en déduit que le concept de robots sociaux suggère que notre façon d’affronter l’intimité se résume peut-être aujourd’hui à l’éviter tout à fait. Cette détérioration des relations humaines constituerait selon elle le socle et la condition du développement de robots sociaux, ces derniers répondant à un besoin de cadre, de repères, de certitude et de prédictibilité que les relations normales, dans le contexte d’une dérégulation généralisée, n’offrent plus que très rarement.
Tout se passe donc comme si nous attendions de nos relations « contrôlées et contrôlables » avec les machines, qu’elles compensent l’impuissance dans laquelle nous nous trouvons le plus souvent de faire face à l’injustice et à la cruauté réservées à des catégories entières d’êtres vivants (humains et non humains, que l’on pense aux réfugiés, aux sans-abri ou aux animaux de l’industrie). Une solution de repli en quelque sorte, ou refuge, mais qui n’est pas sans conséquence sur notre façon de nous penser dans le monde, ou plutôt hors du monde, sans prise réelle pour agir sur lui.
Gérard Dubey, Sociologue, Télécom École de Management – Institut Mines-Télécom
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Comment pouvez-vous nous aider à vous tenir informés ?
Epoch Times est un média libre et indépendant, ne recevant aucune aide publique et n’appartenant à aucun parti politique ou groupe financier. Depuis notre création, nous faisons face à des attaques déloyales pour faire taire nos informations portant notamment sur les questions de droits de l'homme en Chine. C'est pourquoi, nous comptons sur votre soutien pour défendre notre journalisme indépendant et pour continuer, grâce à vous, à faire connaître la vérité.