L’impact de la main invisible de la technologie

30 octobre 2016 12:00 Mis à jour: 2 novembre 2016 10:44

Ce ne sont ni les taxis sans chauffeur ni les robots faisant la cuisson qui nous donnent le plus grand indice que nous entrons dans une nouvelle ère d’automatisation. C’est la stagnation des salaires.

« Nous n’allons pas nous réveiller demain et nous apercevoir que les robots ont volé tous les emplois », explique Ryan Avent, rédacteur principal chez The Economist. « Nous allons plutôt constater des pressions sur nos salaires, sur la main-d’œuvre et sur nos institutions. C’est à cela que ressemble la grande révolution robotique. »

M. Avent est l’un des derniers à s’être prononcé sur ce qui est qualifié de « révolution numérique », « quatrième ère industrielle » ou « deuxième ère des machines » dans son livre The Wealth of Humans [la richesse des humains] publié en septembre dernier.

Que ces théories envisagent un avenir utopique ou quasi apocalyptique, elles partagent tout de même certains thèmes relatifs au présent : nos mœurs économiques sont dépassées ; la technologie est grandement responsable des inégalités grandissantes et des conditions d’emploi qui se dégradent dans les pays développés ; et l’automatisation qui pourrait mener à des taux de chômage élevés permanents.

Les craintes quant à un avenir sans travail ne datent pas d’hier. Lorsque les tracteurs sont arrivés sur les fermes et que les filatures de coton ont commencé à cracher de la fumée, ces craintes étaient exacerbées. Elles se sont ensuite dissipées lorsque l’industrialisation a créé de nouveaux emplois.

Est-ce donc si différent cette fois-ci ? Après tout, nous ne constatons pas d’augmentation fulgurante du chômage et les théories économiques classiques n’acceptent pas que le progrès technologique puisse faire disparaître des emplois.

Ces idées reçues sont maintenant remises en question par des personnalités comme d’anciens secrétaires du Travail américains et le président du Forum économique mondial.

L’automatisation et la technologie numérique n’ont pas encore réduit le nombre d’emplois, affirment-ils, mais elles sapent le marché du travail, amincissant la classe moyenne et concentrant de plus en plus d’argent dans les mains d’une minorité.

Ma conclusion fondamentale est que ces emplois routiniers ne reviendront pas.

– Andrew McAfee

Ce n’est pas seulement une question de gens qui perdent leur emploi à cause des robots. Si l’on pouvait voir des robots humanoïdes marcher sur le trottoir chaque matin et se rendre au boulot, les changements seraient plus faciles à comprendre, estime M. Avent. Nous constatons de nouveaux logiciels d’ordinateurs et de nouvelles applications, une chaîne d’approvisionnement mondiale, une réorganisation des lieux de travail, un changement des rôles dans les emplois et, en effet, plus de robots.

Conditions de travail

Les salaires qui stagnent sont la preuve irréfutable, selon M. Avent.

Pendant des décennies après les années 1940, les salaires des employés d’usine, des professeurs, des médecins et des banquiers ont augmenté de pair avec la productivité économique dans le monde développé.

Ensuite, au milieu des années 1970, les choses se sont compliquées aux États-Unis, d’autres pays ont traversé les mêmes changements au fil des deux décennies suivantes. Les salaires moyens réels ont cessé d’augmenter en même temps que la productivité ; dans certains pays, ils n’ont pas bougé pendant des décennies. Les écarts de salaires n’ont pas cessé d’augmenter, avec les revenus des plus riches montant en flèche, la concentration des capitaux et la réduction de la classe moyenne, pour en arriver aujourd’hui à des niveaux historiques d’inégalité.

Pour ce phénomène, on a blâmé la mondialisation, les changements politiques et les problèmes inhérents au capitalisme. Cependant, la technologie est un important facteur ignoré.

« C’est en raison des changements technologiques rapides que nous constatons de mauvaises conditions pour les travailleurs », affirme M. Avent.

Les économies développées passent des emplois permanents à temps plein à des emplois temporaires à temps partiel. Cette tendance est accompagnée par des salaires qui stagnent et une stabilité en déclin, sauf parmi les emplois les mieux payés. Par exemple, le nombre de contrats « sur appel » au Royaume-Uni a quadruplé au cours des dix dernières années.

Les technologies comme Taskrabbit et Uber ont facilité les occasions de gagner un revenu de manière flexible (tout en définissant la précarité d’emploi), mais ce n’est pas nécessairement ce qui propulse le virage.

Ryan Avent affirme que des entreprises comme Uber profitent d’un marché du travail qui est déjà miné par la technologie. « Il y a beaucoup de gens qui peinent à joindre les deux bouts, ils cherchent à arrondir leurs revenus, ils sont peu rémunérés et ils n’ont certainement pas d’avantages. » Uber cherche aussi à remplacer ces travailleurs par des voitures sans chauffeur, fait-il remarquer. « Je pense que c’est la tendance que nous allons constater. »

Un nouveau modèle économique ?

La première ère industrielle a créé tellement d’emplois que même les enfants étaient enrôlés dans les usines, souligne Andrew McAfee, professeur au MIT et coauteur du livre The Second Machine Age [la deuxième ère des machines].

« Les vagues précédentes de progrès technologiques ont emporté avec elles un appétit quasi insatiable pour la main-d’œuvre de différentes habiletés et de différents niveaux », affirme-t-il.

« Avec la tendance actuelle, il semble que nous ne créons pas une grande demande pour du travail physique ou mental routinier. »

Des robots sont utilisés sur une chaîne de montage de Toyota au Japon. (Kazuhiro Nogi/AFP/Getty Images)
Des robots sont utilisés sur une chaîne de montage de Toyota au Japon. (Kazuhiro Nogi/AFP/Getty Images)

Il donne l’exemple des travailleurs sur la chaîne de montage et des commis à la paie dans une usine qui sont maintenant remplacés par des technologies capables d’effectuer des tâches routinières.

« Ma conclusion fondamentale est que ces emplois routiniers ne reviendront pas », indique M. McAfee.

« La grande question est, pouvons-nous créer un différent type de travail et un différent type d’emploi qui pourraient mener au même genre de familles, ménages et revenus de la classe moyenne que nous avons constaté dans l’après-guerre ? »

La possibilité que nous soyons au cœur d’une nouvelle révolution industrielle, faisant face à un chômage élevé causé par la technologie, fait partie du débat public depuis seulement quelques années.

Ryan Avent estime que bien que nous traversions cette révolution, il faudra faire face à des taux de chômage élevés et des problèmes économiques.

Il faut reconsidérer les vérités fondamentales sur la manière dont le marché du travail fonctionne, mentionne-t-il.

« La plupart des économistes sont plutôt réfractaires à l’idée que la technologie va éliminer beaucoup d’emplois », dit-il.

Toutefois, Andrew McAfee affirme que la plupart des économistes avec qui il discute sont prêts à admettre que nous sommes entrés dans une nouvelle ère technologique.

Lorsque Martin Ford a publié lui-même son premier livre au sujet du chômage technologique en 2009, personne n’a porté attention, explique-t-il.

Six ans plus tard, il a remporté plusieurs prix de la presse financière pour son deuxième livre, Rise of the Robots [la montée des robots], qui élabore sur la menace d’un avenir sombre sans travail. M. Ford affirme que les gouvernements, particulièrement en Europe, commencent aussi à prendre en compte le phénomène.

Les économistes acceptent que le chômage technologique puisse affecter un individu ou un groupe d’individus lors d’une transition. Cependant, le chômage technologique permanent à grande échelle est rejeté par les théories dominantes et n’a pas de précédent historique.

Par exemple, la jeune entreprise en robotique, Momentum Machines, veut développer un robot qui produit des hamburgers avec des ingrédients de base, dans l’objectif d’éliminer l’apport humain.

Mais l’entreprise affirme que leur robot-burger va créer des emplois. La logique suit l’argument classique : la compagnie qui fabrique les burgers-bots va embaucher plus d’employés et les restaurants vont prendre de l’expansion en raison du moindre coût des hamburgers. Les consommateurs de burgers vont économiser de l’argent et le dépenser ailleurs, ce qui va créer d’autres emplois.

Certains économistes affirment aussi que si le chômage technologique existait, il serait révélé dans deux statistiques importantes : l’augmentation du chômage et de la productivité. Jusqu’à maintenant, impossible de déceler un changement évident dans le long terme.

Martin Ford croit que nous pourrions constater une augmentation du chômage à la fin mais, entre-temps, les effets se révèlent dans ce qu’il appelle les « sept tendances mortelles » : les salaires réels stagnants ; le déclin du rôle de la main-d’œuvre dans la génération du revenu national (y compris le PIB) ; le déclin de la participation de la main-d’œuvre ; le chômage à long terme et le déclin de la création d’emploi ; l’inégalité grandissante ; le sous-emploi et le déclin des revenus des nouveaux diplômés universitaires ; et la polarisation des emplois (la perte des emplois dans la classe moyenne) et la prolifération des emplois à temps partiel.

Il ne croit pas que seule la technologie est responsable de ces tendances, mais il s’agit d’un facteur important et négligé.

Tout au gagnant

Au plus bas du marché, alors qu’un bassin grandissant de travailleurs est en compétition avec les robots, les salaires sont coupés et les pouvoirs de négociation affaiblis, ce qui veut dire que les entreprises n’ont pas besoin d’investir dans la technologie pour améliorer la productivité.

« Ils ont juste à employer dix travailleurs à bas prix », affirme M. Avent.

Mais lorsque les conditions économiques, l’investissement et le développement sont mûrs, l’automatisation peut s’approprier d’un secteur très rapidement, selon M. Ford, puisque les gains en efficacité permettent de s’emparer du marché.

Par exemple, lorsque la machine à burger fonctionnera – et coûtera moins cher que les travailleurs – elle pourrait être rapidement adoptée à travers l’industrie de la restauration rapide, ce qui compte pour trois millions d’emplois aux États-Unis seulement.

Entre-temps, même au sommet du marché du travail, dans des domaines comme l’analyse financière et la radiographie, les humains doivent faire face à une technologie de plus en plus intelligente. L’Associated Press utilise déjà une technologie pour écrire ses articles sur les rapports financiers des entreprises.

Avec la moitié du monde développé possédant un diplôme, les réalisations académiques pourraient bientôt plafonner. « Je pense que nous sommes arrivés au point où il est beaucoup plus facile d’améliorer la performance des machines que celle des humains », affirme M. Avent.

La compétition entre les travailleurs et les machines a déjà éliminé beaucoup d’emplois dans la classe moyenne et augmenté l’inégalité, transférant les revenus vers ceux qui possèdent la propriété intellectuelle ou les actions, indique dans le magazine Foreign Affairs Klaus Schwab, président du Forum économique mondial.

Des conteneurs sur un convoyeur dans un centre d’Amazon en Californie (Justin Sullivan/Getty Images)
Des conteneurs sur un convoyeur dans un centre d’Amazon en Californie (Justin Sullivan/Getty Images)

La technologie numérique a également intensifié les scénarios où le gagnant rafle tout. Amazon, Apple, Google et Facebook sont maintenant qualifiés de « quatre cavaliers », en partie pour leur impact apocalyptique sur des secteurs entiers comme la publication et la publicité.

Dans l’ère numérique, le magasinage en ligne et la comparaison de prix peuvent affecter le marché mondial avec un clic de souris. Des différences infimes de prix et de caractéristiques permettent rapidement à un produit ou un détaillant, comme Amazon, de s’emparer de la majeure partie du marché.

Les conséquences de l’automatisation vont continuer à croître, même sans percées technologiques. La technologie actuelle pourrait automatiser 45 % des activités actuelles sur le marché du travail, selon un rapport du McKinsey Global Institute en 2016.

Comme Andrew McAfee et son coauteur Erik Brynjolfsson affirment dans The Second Machine Age, les entreprises n’utilisent pas encore pleinement la technologie actuelle, tout comme des décennies ont été nécessaires avant de maîtriser le pouvoir de l’électricité. Par exemple, au départ les moteurs électriques ont simplement remplacé les moteurs à vapeur qui alimentaient l’arbre central des usines. Des années se sont écoulées avant qu’on réalise le potentiel d’utiliser plusieurs moteurs dans différents endroits, permettant une réorganisation du flux du travail qui a doublé la productivité.

Quand Amazon a mis à jour sa logistique d’entrepôt en 2014, elle n’a pas remplacé les humains par des robots pour pousser les chariots et prendre la marchandise sur les étagères. L’entreprise a plutôt créé une armée de chariots automatiques qui déplacent les étagères mobiles dans un ballet d’efficacité algorithmique, les transportant aux humains dont les doigts agiles sont encore utiles.

Une question de rythme

Tandis que la technologie actuelle est encore sous-utilisée, les avancées rapides se poursuivent. Avec le rythme actuel de développement, les ordinateurs seront environ 200 fois plus rapides dans 15 ans seulement, selon la loi de Moore.

Malgré le fait qu’ils suivent les progrès technologiques de près depuis des années, MM. McAfee et Ford affirment qu’ils se font encore surprendre.

« L’erreur que je fais constamment est de sous-estimer le progrès technologique », affirme M. McAfee.

À l’avant-garde de cette nouvelle vague de développements est l’intelligence artificielle (IA). Les investissements dans l’IA vont doubler tous les deux ans, prédisent les analystes de Bank of America Merrill Lynch dans un rapport de 2015. « Le rythme des innovations technologiques perturbatrices est passé de linéaire à parabolique ces dernières années », écrivent les auteurs.

Une poignée d’entreprises se sont déjà emparées du marché de l’IA, avalant les jeunes entreprises, explique M. Ford.

Les Google, Apple, Facebook et Amazon de ce monde considèrent maintenant ce domaine comme central à leurs plans d’affaires et ils y mettent tout leur poids. La compétition féroce, comme il est constaté avec Uber qui a damé le pion à Google pour le lancement du taxi autonome, va accélérer davantage le développement, ajoute M. Ford.

« Tout cela est motivé par le croisement du capital et de la technologie », affirme-t-il.

Le rythme du développement accélère les dynamiques de marché, les modèles de travail et les changements sociétaux au-delà de ce que les individus, la société et les institutions peuvent tolérer.

Je pense que nous sommes arrivés au point où il est beaucoup plus facile d’améliorer la performance des machines que celle des humains.

– Ryan Avent

Pas néo-luddites

Ceux qui sonnent l’alarme quant au chômage technologique et qui soulignent ses conséquences sur le marché du travail ne sont pas des néo-luddites qui cherchent instinctivement une raison pour rejeter la technologie.

Martin Ford est confortable avec toutes sortes de scénarios ahurissants de science-fiction, alors qu’il spécule sur comment un monde plus automatisé pourrait évoluer. Il affirme ne pas essayer de prédire l’avenir, mais plutôt de soulever des questions avant qu’il ne soit trop tard pour les aborder. Il se décrit comme un optimiste à long terme, mais il admet être pessimiste à court terme.

Andrew McAfee est catégorique à propos de l’effet positif général du progrès technologique, ce qu’il appelle « l’abondance » de l’ère numérique dans son livre. Pour lui, les conséquences sur le marché du travail et l’inégalité ne sont que des facettes de la deuxième ère des machines, mais ce sont quand même des aspects sur lesquels il faut se pencher.

M. McAfee n’est pas inquiet que quelques individus deviennent très riches ; il est inquiet de la ploutocratie qui pourrait se développer quand la concentration de la richesse est dans quelques mains. « Je suis beaucoup plus préoccupé par la possibilité qu’il y ait de plus en plus de laissés-pour-compte ou des gens se sentant marginalisés. »

Ryan Avent croit que les mouvements politiques radicaux en Europe – les sentiments anti-immigration et anti-mondialisation, comme ceux exprimés dans le Brexit – sont en partie alimentés par les courants sous-jacents dissimulés de l’automatisation. « Lorsque les gens pensent à l’inégalité ils se concentrent souvent sur Wall Street ou d’autres institutions qui abusent de la confiance du public. »

« Nous oublions notre histoire », dit M. Avent, soulignant que la révolution industrielle a apporté autant le progrès que des bouleversements. « Il y aura peut-être des guerres ou de la révolte chez les ouvriers, ou même de la violence. Beaucoup de choses ont mal tourné avant que nous comprenions comment utiliser ces changements technologiques pour notre compte. »

Version originale : The Impact of Technology’s Invisible Hand

 

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