Stéphanie Gibaud, ancienne directrice marketing d’UBS, a travaillé avec le gouvernement pour mettre à jour les dispositifs d’évasion fiscale mis en place par son employeur. Cela a permis au passage au gouvernement de récupérer près de 12 milliards d’euros. Vivant aujourd’hui des minima sociaux, la lanceuse d’alerte est poursuivie par son ancien employeur. Lâchée par l’État, seule contre la première banque de gestion de fortune au monde, elle continue de payer son honnêteté au prix fort. Rencontre.
Début février, s’ouvre le procès avec UBS. Vous êtes accusée de diffamation. Puisque plusieurs verdicts vous ont été favorables, quel est votre sentiment face aux accusations ?
UBS estime diffamants mes écrits concernant le harcèlement utilisé par le management, pour faire taire des collaborateurs récalcitrants ne souhaitant pas cautionner un certain nombre d’actes illicites ou illégaux. Cela étant, le jugement des Prudhommes de mars 2015 reconnaît que j’ai été victime de harcèlement à la banque. Ce jugement n’a pas été frappé d’appel par UBS, ce qui me donne de facto raison. UBS estime également diffamantes les informations concernant le démarchage des banquiers suisses sur le territoire français. C’est pourtant un fait avéré. Patrick de Fayet, ex-directeur général d’UBS France, a d’ailleurs plaidé coupable l’été dernier sur ce chef d’accusation précis.
L’impunité est au cœur de ce dossier. UBS étant la banque de gestion de fortune la plus puissante au monde, elle a les moyens de faire pression sur les collaborateurs qui osent mettre en lumière des pratiques jusque-là cachées au grand public.
Selon vos propos, le Gouvernement vous aurait instrumentalisée pour servir d’agent infiltré. Si c’est le cas, le regrettez-vous ?
On ne peut regretter le fait d’être honnête ni de servir son pays à des fins d’intérêt général. J’ai transmis des informations confidentielles à des fonctionnaires assermentés puisque la loi m’y oblige. Ces fonctionnaires et leurs administrations m’ont fait prendre des risques et personne aujourd’hui ne souhaite reconnaître que j’ai été utilisée lorsque je remettais, sur ordre, des informations appartenant à mon ancien employeur. J’étais donc exécutante des ordres de l’administration française.
Un magistrat français soulignait toutefois l’an dernier que « les lanceurs d’alerte qui ont permis d’identifier des grandes fraudes fiscales et de récupérer de l’argent pour le Trésor Public n’ont rien perçu parce que juridiquement parlant, ce sont des choix administratifs (…) qui ne sont pas forcément les plus pertinents pour permettre de prendre en compte les lanceurs d’alerte (…) Seule la procédure douanière aurait permis de les rémunérer ». Il ajoutait, par ailleurs, que j’ai « été tamponnée », ce qui correspond à un recrutement de source à la cible sur une longue durée.
On ne peut que regretter aujourd’hui les pirouettes médiatiques de nos élus de premier plan, qui d’un côté martèlent qu’ils luttent contre la fraude fiscale, de l’autre annoncent qu’ils veulent protéger les lanceurs d’alerte. Derrière leurs mots, aucune action en notre faveur. Nous recevoir à l’Élysée, nous recevoir chez le ministre des Finances et des Comptes Publics aurait été un signe pour tous les lanceurs d’alerte français et étrangers. Cet abandon de nos élites politiques est d’autant plus méprisant que nos vies ont totalement basculé puisque les services de l’État au plus haut niveau nous ont exposés. Ils ont profité de notre intégrité et nous ont lâchement abandonnés.
Dans un autre registre, accepter l’asile et permettre la sécurité de Julian Assange et d’Edward Snowden aurait permis à la France de redorer son image sur la scène internationale. Ça aurait été un signe fort.
Votée en novembre, la loi sapin II contre la corruption garantit aux futurs lanceurs d’alerte anonymat et soutien financier pour les procédures juridiques. Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour protéger les lanceurs d’alerte ? cette loi sera-t-elle efficace ?
Les lois de notre pays sont nombreuses. Si elles étaient appliquées, nous n’en serions pas arrivés à la situation désastreuse qui est la nôtre aujourd’hui. Cette loi Sapin II est une première marche sur laquelle il faudra construire, car, au-delà de la protection des lanceurs d’alerte, qu’en est-il de la pénalisation des corrupteurs et des corrompus ?
L’entreprise qui fraude peut maintenant, grâce à cette loi Sapin II, négocier une amende sans reconnaissance de culpabilité pour éviter d’aller au procès. UBS serait la première à en bénéficier, c’est-à-dire qu’elle paierait une amende de 75 millions d’euros au lieu de risquer un procès dont les enjeux étaient estimés à hauteur de 10 milliards d’euros. Je laisse chacun apprécier si cette mesure sera efficace pour renouer avec les valeurs de transparence et d’intégrité et lutter contre la fraude.
Récemment, l’affaire des Football Leaks a éclaboussé certaines personnalités du monde du ballon rond. Ces événements sont-ils surprenants à vos yeux ?
J’ai travaillé dans le monde du football, que j’ai quitté pour rejoindre UBS. UBS avait monté dès 2002 une division dédiée aux sportifs de haut niveau et au monde du show business. Cette division s’appelait SEG et démarchait ce type particulier de clientèle.
Lors de votre rencontre avec Michel Sapin sur un plateau télévisé, il vous a adressé ses remerciements. Grâce à votre action, l’État a pu récupérer 12 milliards d’euros. Pourtant, vous évoquez un manque de solidarité de l’État, pourquoi ? Faut-il accepter que la solitude des lanceurs d’alerte soit le prix à payer pour leur intégrité ?
Monsieur Sapin, ministre des Finances, m’a remerciée publiquement face à Madame Lucet en scandalisant toutefois une grande majorité des 4 millions de téléspectateurs qui suivaient le débat. C’est contradictoire d’annoncer lutter contre la fraude et vouloir protéger les lanceurs d’alerte tout en expliquant qu’être dans ma situation professionnelle et financière, « c’est dommage », mais il « ne peut rien faire ». Si un ministre n’est pas puissant dans notre pays, qui peut l’être ?
Être intègre doit être une valeur reconnue par ceux qui nous dirigent. Revenons aux valeurs fondamentales de la démocratie : le pouvoir aux citoyens.Par ailleurs, si l’État ne se montre pas solidaire des lanceurs d’alerte de dossiers aussi scandaleux et médiatiques, les intérêts de qui protège-t-il ?
Vous avez évoqué un mélange incestueux entre les politiques et le secteur de la finance d’une façon générale. Comment l’expliquez-vous ?
La déontologue d’UBS France a été nommée par M. Moscovici, ministre des Finances, à la commission des sanctions de l’AMF – l’Autorité des Marchés Financiers, le gendarme des banques – en décembre 2013 alors qu’UBS était déjà mise en examen.
Un ancien haut dirigeant de la Société Générale a été recruté par Bercy l’été dernier, au poste très stratégique de directeur de Cabinet de Michel Sapin. N’y aurait-il pas potentiellement un risque de conflit d’intérêt lié à l’affaire Kerviel ? On appelle cela « l’entre-soi ».
Les arrestations d’hommes politiques influents tel que Jérôme Cahuzac constituent-elles, selon vous, un message fort ?
Jérôme Cahuzac n’a jamais passé une journée en garde à vue ni ne s’est vu mettre les menottes lorsque le jugement a été annoncé. Il ne serait inéligible que cinq années pour avoir fraudé le fisc en étant le ministre qui luttait contre la fraude fiscale. Il fera probablement appel du jugement.
Monsieur Guéant, quant à lui, est reconnu coupable de complicité pour détournement de fonds publics. Il est condamné à deux années de prison mais sa peine sera probablement aménagée pour lui épargner un emprisonnement.
Madame Lagarde est reconnue coupable de négligence sur un dossier de 400 millions d’euros tout en étant dispensée de peine.
L’ex-patron de Tracfin déclarait en 2014 à l’Assemblée Nationale qu’il avait été donné instruction au plus haut niveau en 1998-1999 de ne s’en prendre qu’à la délinquance de rue. Pratiquement vingt années se sont écoulées, les lanceurs d’alerte dans la finance ont prouvé qu’un certain nombre de nos élites, notamment politiques, étaient loin d’être intègres et animées d’agir dans l’intérêt général. Il est grand temps qu’elles soient condamnées car leur impunité n’a que trop duré.
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