Arnaldur Indridason, célèbre auteur de polars islandais, n’y pourra rien: la langue islandaise qu’il manie avec talent dans ses romans sombres est submergée par la concurrence sur son île par l’anglais devenu omniprésent, star de la communication à l’ère numérique. Comme chaque année depuis 1996, a eu lieu le 16 novembre la « journée de la langue islandaise », vouée à attirer « l’attention » sur l’islandais et « sa valeur » culturelle, dans ce pays de facto bilingue où beaucoup de jeunes sont même plus à l’aise en anglais.
Sur cette petite île où vivent 355.000 personnes, l’idiome barbare rend le nom des volcans imprononçable pour les non-initiés: souvenez-vous de l‘ »Eyjafjallajökull », qui avait paralysé en 2010 l’espace aérien d’Europe avec ses nuées de cendres, un défi oral pour les présentateurs de JT du Vieux Continent. Savoir réciter Shakespeare dans le texte y est vécu comme une nécessité. « Je dois être capable de lire l’anglais car c’est une langue omniprésente et universelle », explique en islandais -Sigthór Elías Smith, un blondinet aux yeux bleus de 11 ans en classe de 6e.
Les parents poussent souvent dans ce sens-là, relève Sigridur Sigurjonsdottir, professeur de grammaire islandaise à l’Université d’Islande: « Ils veulent que leurs enfants soient bons en anglais car c’est la clef pour tout. » Le développement du digital n’a fait qu’accroître la place de l’anglais en Islande, où il était déjà bien plus présent que dans nombre de pays d’Europe. Pas moins de 57% des enfants en Islande ont commencé à utiliser un ordinateur, un smartphone ou une tablette à l’âge de deux ans, et près de 8% avant même d’avoir soufflé leur première bougie, selon une étude universitaire. Or la plupart des contenus sont en anglais.
On dévore des vidéos et on joue à des jeux sur les tablettes ou les smartphones d’abord en anglais. Les enfants islandais ont ainsi un anglais « actif » de plus en plus tôt, renchérit Sigridur Sigurjonsdottir. « Parmi les 3-5 ans, 35% jouent à des jeux vidéos interactifs en anglais. Et 60% des 10-12 ans. » Problème: même s’ils parlent l’islandais courant à la maison et à l’école, souvent ils « n’ont pas assez de bases en islandais dans la période d’acquisition de la langue, durant les cinq à six premières années » de leur vie, s’alarme le linguiste Eiríkur Rögnvaldsson, qui conduit l’étude universitaire.
Professeure d’islandais, Sólveig Reynisdóttir estime aussi qu’une dose aussi élevée d’anglais chez les plus jeunes entrave leur apprentissage de l’islandais: « Les enfants manquent souvent de mots car il y en a beaucoup qu’ils n’ont pas entendus », déplore-t-elle en donnant des consignes à ses 23 élèves avant un exercice de compréhension de texte. Son élève Eva Björk Angarita, 12 ans et mèche châtain de côté, « regarde beaucoup YouTube ». « J’apprends l’anglais comme ça, et aussi sur Netflix », dit-elle. Comme dans les autres nations nordiques, le doublage n’existe quasiment pas.
Consciente que « les changements technologiques sont un véritable défi » pour l’Islande, la ministre de l’Education, de la culture et des sciences, Lilja Alfredsdóttir, a annoncé à l’automne un plan de soutien de l’islandais qui prévoit notamment des facilités fiscales pour les éditeurs et les écrivains. Elle a aussi débloqué 2,4 milliards de couronnes (près de 17,5 millions d’euros) pour développer la reconnaissance vocale de l’islandais inconnue des assistants personnels intelligents comme Siri (Apple), Cortana (Microsoft) ou Alexa (Amazon).
La déferlante de l’anglais n’est pas propre à l’Islande, mais dans ce pays, la pression de l’anglais, ancienne, est d’autant plus forte que de nombreux jeunes aspirent à l’exil. « Ils ne voient pas forcément leur avenir en Islande et veulent partir étudier et vivre à l’étranger. Il apparaît que la connexion à leur île natale et à leur langue n’est plus aussi forte », analyse le linguiste Eiríkur Rögnvaldsson. Et selon lui, les parents de leur côté s’impliquent peut-être moins qu’auparavant dans la transmission de l’islandais.
Cette langue est-elle vouée à péricliter ? Certains récusent une telle idée. « Nous ne devons pas être aveuglés par les quelques voyants rouges, la vie culturelle en islandais est très dynamique aujourd’hui », se félicite Ari Páll Kristinsson, chercheur à l’Institut Árni Magnússon d’études islandaises, à rebours des Cassandre.
Jusqu’à présent, les turpitudes de l’Histoire, migrations, invasions (danoise ou norvégienne), révolution industrielle, n’ont pas altéré l’islandais. Les Sagas, chefs-d’œuvre de la littérature médiévale aux racines linguistiques puisées dans le vieux norrois, ont traversé les siècles sans prendre une ride. Un Islandais peut toujours aujourd’hui, moyennant une légère initiation, lire des textes rédigés aux XIIIe et XIVe siècles.
Et si les petits Islandais baignent particulièrement dans le digital en anglais, leurs aînés restent pour l’instant de prolifiques graphomanes. Pas moins de 1.600 livres papier sont publiés chaque année, selon la Bibliothèque nationale et universitaire d’Islande. Trois fois plus par habitant qu’en France. La plupart se vendent pendant le « Jólabókaflódid », période traditionnelle d’afflux de livres sur les stands avant les fêtes de Noël.
Par ailleurs, l’anglais a beau être omniprésent en Islande, il s’arrête jusqu’à présent aux portes des dictionnaires d’islandais. Quand de nombreuses langues vernaculaires ont été dissoutes dans le grand bouillon du temps qui passe, l’islandais compte parmi les langues les plus pures du monde. La Commission linguistique y veille, en trouvant la meilleure traduction possible aux néologismes comme téléphone (sími), télévision (sjónvarp), e-mail (tölvupóstur) ou ordinateur (tölva).
« Je ne crois pas à la disparition de l’islandais », insiste Gudrún Kvaran, la présidente de cet organisme gouvernemental.« Il y a deux siècles, nos fameux experts linguistes danois (l’Islande faisait partie du royaume du Danemark, ndlr) disaient que l’islandais serait mort d’ici 200 ans. Or nous parlons toujours islandais aujourd’hui ».
D.C avec AFP
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