TORONTO — Peu de personnes s’attendaient à ce que Russell Thomas devienne un homme de premier plan dans le domaine de l’opéra. Sa famille n’a jamais écouté d’opéra et même maintenant ses proches vont rarement assister aux représentations du chanteur.
« Ce n’est pas le cas pour tout le monde », a-t-il déclaré. « Mais lorsque ma famille est venue à l’opéra, ils ont été extrêmement touchés (…) Il lui ont donné une chance. »
C’est la chance qui a transformé la propre vie de Thomas lorsque, enfant, il a allumé un jour la radio et entendu l’opéra pour la première fois.
Il avait trouvé cela étrange — auparavant, il n’avait jamais entendu la voix humaine utilisée de cette manière et dans un langage non familier, ce qui l’a intrigué. Par la suite, il s’est mis à écouter des musiques d’opéra tous les jours, tentant de déchiffrer sa structure.
A 12 ans, sa grand-mère l’a emmené voir son premier opéra. Cela a été une révélation — les lumières, l’histoire, la musique l’ont captivé et le garçon a déclaré ce jour-là à sa grand-mère qu’il serait chanteur d’opéra.
« Ça a changé ma vie. Cela a fait réaliser à un pauvre petit enfant noir de Floride qu’il y avait autre chose que le football, le basket, le R’n’B, le hip-hop — il y avait quelque chose de plus », a déclaré Thomas qui s’est produit dans certaines des plus grandes salles d’opéras au cours des deux dernières décennies, dont le MET de New York et l’Opéra Royal à Londres.
Il espère maintenant que davantage de personnes saisiront la chance de goûter à cette forme d’art. Mais il admet que c’est un défi de toucher les gens d’aujourd’hui, notamment parce que la notion d’opéra est perçue comme élitiste.
« L’opéra a été et continue d’être élitiste, mais ça ne veut pas dire que c’est inaccessible. La musique pop est également élitiste. Les musiciens pop gagnent des millions de dollars parce que le public aime la musique », explique t-il. « Je pense que nous ne devons pas y penser comme étant élitiste. Nous devons y penser comme : est-ce une chose que nous pouvons comprendre ?
Qui ne peut se sentir concerné par le fait d’être aimé ou d’aimer quelqu’un ? Qui ne peut se rappeler la mort ou à la perte d’une personne qu’il aime ? Qui ne peut faire référence à la guerre, en particulier de nos jours ? Qui ne peut se rapporter à ces choses ? C’est ce qui le rend accessible », déclare t-il, notant que l’opéra a toujours touché des publics différents — et pas seulement les riches.
Aujourd’hui, l’opéra fait aussi face à un autre obstacle, à savoir que les gens — en particulier les jeunes — manquent souvent de patience pour lui accorder la considération qu’il mérite, affirme t-il.
« Il est plus difficile aujourd’hui d’obtenir de la jeune génération qu’elle soit intéressée par quelque chose qui ne leur soit pas servi sur un plateau. Chacun veut que les choses se déroulent sans heurts. L’opéra comme d’autres formes d’art ou de littérature aujourd’hui, beaucoup d’entre eux exigent que vous réfléchissiez, et les gens ne veulent pas nécessairement réfléchir aujourd’hui. Mais, je dirai, donnez-lui une chance. »
Pour Thomas, qui a souffert de mauvais traitements dans son enfance, l’opportunité de chanter l’opéra était précieuse. Cela lui a offert un échappatoire nécessaire — un refuge des conditions difficiles qu’il connaissait à cette époque. Et aujourd’hui, l’opéra continue à jouer ce rôle pour lui, se mettre à la place des autres lui offre un moyen de traiter avec son propre bagage émotionnel, ajoute t-il.
« Norma »
Actuellement Thomas interprète le rôle principal de Pollione dans « Norma », chef d’œuvre de Bellini dans l’art du bel canto, avec la Compagnie de l’Opéra Canadien (COC), qui se produit à Toronto jusqu’au 5 novembre.
Le personnage est impitoyable — un général romain ayant une relation illicite avec Norma, une grande prêtresse druidique. Après avoir eu deux enfants avec Norma, il entretient une relation avec Adalgisa, sa meilleure amie.
Cependant, durant les dernières vingt minutes de l’opéra, Pollione change. Touché par la sincérité et la dévotion de Norma, le général romain redécouvre la profondeur de leur amour et se sacrifie pour le peuple de la grande prêtresse.
Thomas a chanté le rôle dans plus de 40 représentations avec différentes compagnies d’opéra et développé un lien spécial avec Pollione, qui a été regardé de haut par de nombreux publics de « Norma » pour son manque d’intégrité, déclare t-il. Cependant, Thomas a cherché à mettre en avant la noblesse du personnage en insistant sur le contraste entre le premier et le dernier acte.
« Je pense que c’est parce qu’en tant qu’être humain, je veux toujours que les gens voient le bon en moi-même. » affirme t-il. « C’est notre responsabilité en tant qu’êtres humains […] de montrer le bien dans les gens, dans l’humanité. »
C’est notre responsabilité en tant qu’êtres humains […] de montrer le bien dans les gens, dans l’humanité.
— Russell Thomas, Ténor.
Défis personnels
Tout au long de sa carrière, Thomas affirme avoir partagé ses difficultés en tant que chanteur noir. Il explique qu’habituellement, les ténors jouent un rôle romantique à l’opéra et cela pose un défi pour les minorités culturelles.
« Il est très difficile pour quelques personnes de voir ou de saisir qu’il y a une possibilité. »
Une raison pourrait être le racisme, mais il se pourrait aussi que les compagnies d’opéra n’aient jamais vu de minorités culturelles jouer un tel rôle auparavant. « [Dans certains cas], ils n’ont pas vu auparavant de dirigeant romantique positif être un homme noir, et tant qu’ils ne l’ont pas vu, et tant qu’il n’y a pas de réaction positive pour cela, ils pensent que ce n’est pas possible. »
Cependant cela change et alors qu’il affirme que les salles d’opéras étaient moins ouvertes aux États-Unis qu’en Europe, peu à peu l’intolérance s’amenuise.
Heureusement, Thomas a pu s’appuyer pour modèles sur quelques personnages aux grands rôles dans le passé, comme Georges Shirley, premier ténor noir à chanter un rôle principal au MET, et autres grandes voix. Mais, fondamentalement, c’est son amour de l’opéra et de la forme d’art qui le pousse à aller de l’avant et à porter la torche pour sa génération et les autres générations.
« Je pense que chacun doit faire sa part et que c’est le seul moyen par lequel nous pouvons mettre fin à un racisme et une intolérance systématiques contre les gens pour leur foi, leur ethnicité ou autre. Nous avons tous une responsabilité à faire notre part… et je le considère très sérieusement », a-t-il déclaré.
Thomas pense qu’il est particulièrement important pour les jeunes de voir des rôles modèles inspirants. Tout comme les jeunes aux États-Unis peuvent voir maintenant qu’il est possible d’avoir un président noir, ils ont aussi besoin de se voir représenter dans différentes professions, y compris l’opéra, déclare t-il.
Thomas a maintenant trouvé un accueil chaleureux à Toronto, au COC, où la saison dernière, il a réalisé son rêve de chanter le rôle principal de « Carmen » — l’opéra qui l’a d’abord inspiré pour devenir chanteur — et où il retournera aussi pour les saisons à venir.
En décembre, il sera aussi de retour sur la scène du MET dans « Nabucco », chantant le rôle d’Ismaël, aux cotés du légendaire ténor Plácido Domingo, qui a récemment évolué vers les rôles de barytons.
Il affirme que tout en étant intimidé, dans le passé, à l’idée de travailler avec des chanteurs légendaires, il a toujours été impressionné par leur gentillesse et leur générosité, et il aspire maintenant à travailler avec Domingo dont le travail a inspiré un amour de l’opéra parmi le public ainsi que les chanteurs.
« L’opéra est le point culminant de tous les arts. Tout vient ensemble avec l’opéra plus que tout le reste, et c’est, je crois, ce qui rend l’opéra si spécial », affirme Thomas, qui se dédie à aider davantage de personnes à apprécier cette forme d’art.
Les représentations de « Norma » par la Compagnie Canadienne de l’Opéra se déroule jusqu’au 5 novembre au Centre des Quatre Saisons pour les Arts de la Scène. Pour davantage d’informations, voir www.coc.ca
Version anglaise : Opera for the masses
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