S’exprimant sur la chaîne de télévision Diyanet TV, Zeki Sayar, conseiller à la Présidence en charge des affaires religieuses, a fait une remarque controversée : « à moins que les femmes ne soient accompagnées de leurs fils ou maris, il est inapproprié qu’elles voyagent seules sur une distance supérieure à 90 km ». Cette fatwa [fr] n’est pas la première où l’organe religieux de l’État turc s’en prend explicitement aux femmes et à leurs libertés. Dans le passé, l’organe avait critiqué les femmes pour leur apparence, encourageant les femmes à accepter la violence domestique et affirmant même que les garçons et les filles qui avaient atteint la puberté étaient éligibles au mariage. Le directeur de l’institution, Ali Erbaş, a blâmé les homosexuels et les adultères pour la pandémie de COVID-19 et a passé sous silence l’absence de mesures de sécurité au début de la pandémie.
La montée de Diyanet
La Direction des affaires religieuses, ou Diyanet, est le principal organe religieux turc en charge de la coordination de la plupart des activités religieuses des musulmans du pays, notamment la supervision des mosquées gérées par l’État, la nomination des imams, la diffusion des sermons hebdomadaires avant la prière du vendredi midi, l’offre de cours coraniques, et l’organisation des pèlerinages à La Mecque, entre autres fonctions.
Créé en 1924, le rôle de la direction des affaires religieuses s’est considérablement accru au fil des ans, en particulier sous la direction du Parti de la justice et du développement au pouvoir. En plus d’un budget important, Diyanet a réussi à brouiller les frontières entre l’État et la religion. En septembre 2021, Erbaş est apparu à la cérémonie d’ouverture d’un nouveau complexe judiciaire et a accompagné le Président Recep Tayyip Erdoğan lors d’un voyage à New York, où il a béni un nouveau bâtiment qui abriterait des diplomates turcs. En 2021, Erbaş a suggéré que l’utilisation des réseaux sociaux par les citoyens soit contrôlée pour s’arrimer aux valeurs islamiques.
La Fondation Diyanet supervise Diyanet TV, sa chaîne, ainsi qu’une université islamique. Sur le site de la fondation, on peut lire :
Créée dans le but de soutenir les activités de la Présidence liées aux affaires religieuses, de distribuer des services religieux à des masses plus larges et d’élever la génération qui participera aux services religieux, la Fondation Diyanet de Turquie compte 1 003 succursales dans notre pays et un large éventail d’activités allant de l’éducation à la culture, des services sociaux et caritatifs aux services religieux et aux activités d’aide internationale dans 149 pays dans le monde. Il est devenu un grand mouvement de la société civile travaillant dans un seul domaine.
Attaques contre les femmes
Au fil des années, les représentants de Diyanet ont ciblé les femmes sur leur apparence, en leur faisant part de ce qu’il faut faire ou ne pas faire en matière de féminité et en les dénigrant publiquement.
En 2008 , dans un article publié sur le site Internet de la direction, une série de « recommandations » décrivait comment les femmes devaient et ne devaient pas se comporter. Les femmes « doivent être plus prudentes, car elles possèdent des stimulants. Elles doivent être correctement couvertes pour ne pas montrer leurs ornements et leurs silhouettes à des étrangers ; elles doivent s’exprimer d’une manière qui n’éveille pas les soupçons dans leur cœur et avec un tel sérieux et une telle dignité qu’elles ne laissent pas la partie adverse se méprendre sur elles ». L’article, intitulé « Vie sexuelle », encourageait également les couples non mariés à ne pas être vus ensemble en public ; pour les femmes d’éviter de travailler dans des lieux mixtes et a affirmé qu’il était «immoral» pour les femmes de mettre du parfum en dehors de chez elles.
Avec le temps, la critique à l’égard des femmes a atteint un nouveau sommet. L’année dernière, un membre du haut conseil de la direction a déclaré qu’il était inacceptable que les femmes portent des pantalons serrés en public. Dans un autre exemple, un imam d’Ankara s’est plaint que les femmes ressemblent à de la « viande dans les boucheries » lorsqu’elles marchaient dans les rues. Un autre responsable de Diyanet a appelé les pères, les frères et les maris à conseiller et à amener leurs femmes à se couvrir. « Une position musulmane est nécessaire. (Ils) ont commencé à ouvrir toutes leurs couvertures, à violer les limites et à commettre des harams. Un musulman ne ferait pas cela », aurait déclaré le responsable.
En 2020, dans une série de fatwas, le bureau du mufti de Diyanet a conseillé aux femmes qui craignaient la violence à la maison de consulter les aînés et de parler gentiment à leur mari autour d’un thé. En 2019, İhsan Şenocak, le fondateur du Centre de recherche scientifique et intellectuelle (IFAM), une association religieuse, a prononcé un sermon dans lequel il aurait déclaré : « Des filles, des épouses, portant des pantalons, allant à l’université et se maquillant, finiront en enfer ». Şenocak a également critiqué [fr] l’équipe nationale féminine de volley-ball de Turquie pour sa participation aux Jeux olympiques de Tokyo en 2021.
Mais ce n’est pas seulement Diyanet qui a critiqué les femmes. Erdoğan lui-même a fait [fr] de nombreuses déclarations controversées ces dernières années, suggérant notamment que les hommes et les femmes ne sont pas égaux, que les femmes doivent être mères et que les familles doivent avoir au moins trois enfants, tandis que le parti au pouvoir a proposé de limiter le droit à l’avortement, la contraception d’urgence hormonale et les césariennes. En 2012, Erdoğan, alors Premier ministre, avait assimilé l’avortement à un meurtre. Et bien que les interruptions de grossesse soient toujours légales en Turquie jusqu’à la 10e semaine de grossesse et jusqu’à la 20e en cas de risque médical, trouver des hôpitaux qui réalisent l’intervention est devenu pratiquement impossible.
En 2014, Erdoğan avait accusé les féministes de ne pas comprendre la maternité. S’exprimant lors d’un sommet à Istanbul, il aurait déclaré : « Certaines personnes peuvent comprendre cela, d’autres non. Vous ne pouvez pas expliquer cela aux féministes parce qu’elles n’acceptent pas le concept de maternité. Il avait également déclaré que l’égalité des sexes était «contre la nature humaine » et que les femmes qui travaillent étaient « déficientes ».
En 2021, la Turquie s’est officiellement retirée de la Convention d’Istanbul [fr], un traité juridiquement contraignant sur les droits humains du Conseil de l’Europe engagé à prévenir, poursuivre et éliminer la violence domestique et à promouvoir l’égalité des sexes.
La récente fatwa de la Diyanet sur les restrictions de voyage a suscité de vives critiques. Le journaliste Bulent Mumay a tweeté que la nouvelle restriction ne semblait pas empêcher la femme de Erbaş de voyager à travers la Turquie sans être accompagnée de son mari. L’écrivain Yilmaz Özdil a critiqué le manque de connaissances générales de la direction des affaires religieuses dans sa chronique, écrivant : jusqu’à il y a 200 ans, le concept de compteurs de kilomètres n’existait même pas. Cet homme trace le kilomètre [distance] sur le début de l’Islam ! L’auteur a également fait référence à des femmes turques éminentes, de la première pilote de course du pays en 1932 à ses premiers ingénieurs, alpinistes et astrophysiciens. Et pourtant, a écrit l’auteur, bien que nous soyons en 2023, les frontières du Diyanet se limitent à 90 kilomètres. D’autres ont comparé ce genre de mentalité à celle des talibans. En 2021, les talibans afghans ont interdit aux femmes de parcourir seules une distance dépassant 72 kilomètres.
Article de Global Voices écrit par Arzu Geybullayeva et traduit par Abdoulaye Bah.
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