Alors que l’identité des commanditaires de l’assassinat de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizi a qui enquêtait sur la corruption de son pays reste un mystère, la proposition de directive que la Commission européenne vient d’adopter vise à encourager les témoins d’infractions dans leur entreprise ou leur administration à s’exprimer, partout dans l’Union européenne. Les lanceurs d’alerte, sources d’informations pour les journalistes, ont le courage de témoigner et méritent une protection effective. Ce projet de directive européenne sera-t-il suffisant ?
Qu’est-ce qu’un lanceur d’alerte et quelle protection lui est offerte ?
Edward Snowden (CIA, NSA), Stéphanie Gibaud et Nicolas Forissier (UBS), Antoine Delcour (PwC, « LuxLeaks »), Peter Mock et John German (Dieselgate), et plus récemment Christopher Wylie (Facebookgate)… ces noms vous sont connus sous l’appellation de « lanceurs d’alerte ». De Volkswagen, à Facebook en passant par Uber, ces entreprises ont utilisé le code informatique pour violer la loi, donc nuire aux usagers, et ce en toute impunité jusqu’à ce qu’un lanceur d’alerte rende l’information publique. Le lanceur d’alerte se distingue du hacker : il s’agit d’une personne ou d’un groupe qui, de bonne foi, porte à la connaissance de journalistes ou d’instances des faits répréhensibles ayant un impact sur la société, l’environnement, l’économie ou l’Homme.
Actuellement, les dispositifs de divulgation mis en place par les entreprises via les plans d’éthique et de conformité voient leur portée limitée par l’autocensure du salarié ou sa crainte, plus que fondée, de mise en responsabilité personnelle à l’issue de l’enquête. Mis au placard, voire bien plus souvent licencié ou harcelé judiciairement, le lanceur d’alerte peine le plus souvent à retrouver du travail.
L’alerte éthique nécessite donc la mise en place de solides protections. La France, patrie des Droits de l’Homme, ne s’est dotée que récemment d’un dispositif général de protection des lanceurs d’alerte avec la loi Sapin II relative à la transparence, la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, qui régit les lanceurs d’alerte depuis le 1er janvier 2018. Le dispositif préconisé par l’Union européenne devra donc s’articuler avec les mécanismes qui existent déjà eu niveau national dans dix États membres, dont la Suède, la Norvège et la France. Or, ces lois nationales sont bien imparfaites. C’est notamment le cas au Luxembourg, où, dans l’affaire LuxLeaks, Antoine Delcour a été condamné en appel pour s’être approprié des documents internes avant que sa condamnation ne soit annulée par la cour de cassation en janvier dernier.
Comme le souligne le Conseil de l’Europe dans son projet de résolution sur la protection des lanceurs d’alerte (23 janvier 2018) :
« L’enjeu d’une harmonisation de la qualification de lanceur d’alerte et le partage des bonnes pratiques des États favorisant une protection accrue pour ces derniers est devenu essentiel. »
Le projet de directive, qui trouve son origine dans le rapport d’initiative du Parlement européen sur les lanceurs d’alerte adopté en 2017, a précisément cet objectif. Mais c’est surtout un outil qui complète l’arsenal européen de lutte contre la fraude et l’évasion fiscale : l’Union européenne estime entre 6 et 9 milliards d’euros le manque à gagner imputable aux faits de corruption non dénoncés dans les marchés publics.
Que prévoit le projet de directive européenne ?
Véritable étendard de la liberté d’expression et de la justice, le lanceur d’alerte y est défini de façon assez large : il s’agit de tout travailleur, pour une entreprise privée ou une administration, y compris ceux travaillant à temps partiel, les intérimaires, les cadres, un volontaire, un candidat à un emploi ou même un stagiaire qui dénonce une infraction dont il a connaissance.
Les entreprises ou entités publiques de plus de 50 salariés ou de plus de 10 millions d’euros de chiffre d’affaires devront mettre en place une structure interne pour recueillir ces témoignages, dont la confidentialité doit être assurée. Tout État, administration régionale ou municipal de plus de 10 000 habitants entre également dans le champ d’application de ce projet. Il doit aussi être possible de faire ces signalements auprès d’une structure externe, une autorité nationale dédiée que tous les États membres devront mettre en place. La presse et la société civile sont conçues comme des leviers de dernier recours, « en cas de danger imminent ou de préjudice irréversible ». Le système de signalement repose ainsi sur trois niveaux clairement séparés.
Les entreprises et autorités de contrôle auront trois mois pour assurer le suivi du signalement opéré.
Le texte vise toutes les infractions, non seulement celles relevant du droit national de chaque État membre, mais aussi celles relatives au droit européen, qu’elles aient déjà été commises ou soient sur le point de l’être. Le champ d’application du projet de directive est donc très large : règles sur la protection de la vie privée et des données à caractère personnel (RGPD), protection de l’environnement, santé animale, sécurité nucléaire, blanchiment d’argent, financement du terrorisme, sécurité alimentaire, protection des consommateurs, concurrence, fiscalité, appels d’offres, mais aussi migration, asile, coopération policière, politique étrangère…
Le projet admet aussi l’absence de preuve irréfutable des faits : les soupçons sérieux seront suffisants.
Enfin, il interdit toute forme de représailles : refus de promotion, blâme, licenciement, harcèlement et ostracisme sur le lieu de travail. La charge de la preuve sera renversée : l’organisation devra établir qu’elle ne prend pas de mesures à l’encontre de l’auteur du signalement. Les États membres devront mettre en œuvre des sanctions « effectives, proportionnées et dissuasives » à l’encontre des entreprises ou administrations qui pénalisent malgré tout les lanceurs d’alerte. Ils seront aussi protégés lors des procédures judiciaires, en particulier grâce à une exemption de responsabilité pour avoir révélé des informations.
Des mesures de sauvegarde ont vocation à décourager tout signalement abusif ou malicieux et empêcher un préjudice réputationnel injustifié. Les personnes ciblées par le signalement bénéficient toujours de la présomption d’innocence, du droit à un procès effectif et au respect des droits de la défense.
Toutefois, il n’est pas prévu de fonds pour dédommager les lanceurs d’alerte, alors qu’il s’agit d’une façon de limiter les coûts personnels d’une telle procédure (« L’alerte éthique : vers une gouvernance “omnicanal” ? »).
Un équilibre précaire entre protection des entreprises et liberté d’informer
Ce projet contrebalance un autre texte européen : la directive « secret des affaires » adoptée en 2016 que la France est en voie de transposer en utilisant une procédure accélérée (une seule lecture par chambre), avec une proposition de loi déposée par le Sénat le 18 avril. Cette directive offre une protection aux secrets de fabrication et informations commerciales stratégiques des entreprises européennes pour leur permettre de se défendre contre l’espionnage industriel agressif des acteurs économiques étrangers.
Or, plusieurs dispositions de la loi de transposition contredisent l’esprit du projet de directive sur les lanceurs d’alerte : le journaliste ou le lanceur d’alerte doit justifier de sa légitimité. Élise Lucet serait considérée comme légitime, oui… Mais qu’en serait-il du simple stagiaire ? Il faudrait aussi prouver que l’on agit dans l’« intérêt général », notion basée sur une construction jurisprudentielle, donc incertaine.
Autre mécanisme dissuasif : des sanctions en cas de procédure dilatoire ou abusive, dont une amende civile pouvant atteindre 20 % du montant de la demande de dommages et intérêts (les procédures dites « bâillon »), ou jusqu’à 60 000 euros en l’absence de demande). La liberté d’expression n’a qu’à bien se tenir. Pourtant une transposition renforçant la position des journalistes n’était pas impossible comme le montre la procédure danoise en cours.
Comme si c’était trop simple, ce texte entre potentiellement en contradiction avec la loi sur le devoir de vigilance des multinationales adopté en 2017 car elle permettrait aux entreprises de ne pas publier certains éléments dans leur plan de vigilance ! (le plan de vigilance vise à prévenir les atteintes aux droits de l’homme et à l’environnement via les sous-traitants situés dans des pays pauvres).
La route sera longue avant l’avènement d’une protection effective
S’agissant d’un projet de directive, celui-ci doit être soumis au Parlement européen et au Conseil (les États membres de l’Union européenne). De plus, le texte appellera nécessairement une transposition en droit interne c’est-à-dire l’adoption de textes de droits nationaux pour atteindre les objectifs fixés par la directive. Le délai de transposition sera indiqué dans les dispositions finales du texte, mais surtout, puisque les États membres demeurent libres de déterminer les moyens d’atteindre l’objectif fixé par l’Europe, le régime juridique sera inévitablement variable d’un État à l’autre.
Ainsi, comme toute transposition de directive l’implique, le statut du lanceur d’alerte ne sera pas harmonisé par l’adoption de ce projet. Le choix d’un tel instrument juridique, offrant cette souplesse aux États membres, est révélateur de leur frilosité sur les modalités de protection des lanceurs d’alerte. C’est la raison pour laquelle l’application concrète de ce projet reste tributaire des lois nationales de transposition : l’Union européenne, souhaitant ménager ses membres, soumet en fait chaque lanceur d’alerte à son droit local générant ainsi un véritable patchwork de solutions, le lanceur espagnol ou maltais aura-t-il les mêmes droits que le danois ou le suédois ? Rien n’est moins sûr. La disparité des règles encadrant le statut et la protection des lanceurs d’alerte en Europe risque de les laisser sans réelle protection.
Nathalie Devillier, Professeur de droit, Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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