On ne compte plus le nombre d’articles critiquant l’action des Casques bleus des Nations unies – 106 338 civils et militaires – répartis dans les 15 missions, à la longévité inégale mais excédent souvent plusieurs décennies.
Jamais les succès des opérations de maintien de la paix ne font la « une » des journaux – de la Namibie et du Mozambique au Cambodge, au Timor oriental et à la Sierra Leone, en passant par le Liberia, et dans une moindre mesure la Côte d’Ivoire et Haïti. Et si l’ONU n’avait pas été présente dans nombre de crises ignorées, qui auraient soulagé ces populations en détresse ?
Plusieurs études ont démontré qu’un pays est moins susceptible de retomber dans la guerre civile après qu’une opération de maintien de la paix l’a aidé à remettre sur pied un certain nombre de ses structures.
Une activité complexe et mal aimée
Activité la plus visible et la plus connue de l’Organisation, le maintien de la paix est son enfant mal aimé car trop souvent mal compris, évoluant dans une zone grise de ni guerre ni paix complexe et inconfortable. On parle d’impuissance, d’inconséquence, d’inefficacité, de missions sans fin. On parle de Casques bleus qui commettent des abus sexuels, qui sont souvent passifs face à des populations victimes des pires exactions à quelques kilomètres de leur camp.
Cela est vrai et c’est impardonnable. Mais jamais les critiques en tous genres ne donnent les vraies raisons de ces manquements et de ces vices, ni ne désignent les vrais responsables. Si la critique est souvent facile, l’explication est plus complexe et moins « croustillante ».
Certes, un certain nombre de blocages persistent, mais leurs responsabilités n’incombent pas à la simple « ONU » qui recouvre des réalités, des entités et des acteurs multiples. Il faut là, malheureusement, aborder un certain nombre de sujets qui fâchent car les solutions passent aussi par une mise en cohérence entre les discours et les promesses des uns et les actions des autres.
Une activité menée au rabais
On accuse, tout d’abord, le maintien de la paix de coûter trop cher. Mais qu’est-ce que 7,3 milliards de dollars pour le déploiement de plus de 100 000 personnes, quand on sait que cela représente 0,4 % des dépenses militaires mondiales ? Doit-on rappeler qu’un soldat américain « coûte » 800 000 dollars par an alors qu’un Casque bleu n’en coûte que 20 000 ? On perçoit là déjà une première explication : les États préfèrent les logiques sécuritaires et guerrières aux logiques de paix.
Et les grands contributeurs financiers sont particulièrement pingres quand il s’agit de fournir des moyens à ces opérations en rapport avec les ambitions qui leur ont assignées. C’est une activité qui a ainsi toujours été conduite au rabais, de la création des « zones de sécurité » en Bosnie dans les années 90 aux mandats de protection des civils d’aujourd’hui.
De fait, cette activité (bien qu’à 80 % militaire) est financée par des budgets civils contraints et non par les budgets militaires plus importants, et dans lesquels les dépenses du maintien de la paix (de ses composantes militaires) pourraient être plus aisément absorbées. Ce budget a encore été réduit en 2017, sous la pression de l’administration américaine comme des États européens.
Un éclatement des responsabilités
Depuis la fin de la Guerre froide, les ambitions des quinze membres du Conseil de sécurité et les mandats votés ont été d’une complexité croissante, empilant les tâches et les objectifs sans grande cohérente stratégique.
Deuxième explication à la faiblesse de ces opérations : au fil des décennies, le Conseil s’est également fracturé sur la façon de maintenir la paix, et ces voix dissonantes sont bien entendues instrumentalisées par les acteurs sur le terrain, ceux qui gardent un intérêt à ce que l’instabilité perdure. De plus, ceux qui décident des mandats et les financent ne sont pas ceux qui les conduisent et les mettent en œuvre.
Il existe donc un éclatement des responsabilités qui conduit même ceux qui les créent au sein du Conseil à en réduire les moyens au sein de l’Assemblée générale (l’organe qui décide du budget), sans grande considération des exigences du terrain (mobilité, protection, renseignement).
Des composantes militaires trop faibles
Ces opérations sont donc gérées, avant tout, de manière politique. Le militaire est mal considéré à l’ONU, au sein du Secrétariat où le Bureau des Affaires militaires n’a que peu d’influence. Il est pratiquement absent du Conseil de sécurité. La logistique n’a que peu de considération pour les contraintes opérationnelles et les militaires en sont pratiquement écartés. C’est là une troisième explication à la faiblesse militaire de ces opérations.
Même si les opérations de maintien de la paix sont par essence politiques, l’ONU a eu tendance à négliger l’importance d’avoir une composante militaire solide – dotée d’une chaîne de commandement claire, des capacités de réaction et de protection adaptées – et robuste (sachant se faire respecter), qui permettrait de mieux soutenir leur action politique. Civils et militaires doivent aussi mieux travailler ensemble. Ainsi, le Secrétariat comme le Conseil de sécurité ont pensé que le volume de militaires envoyés pouvait compenser la médiocrité de certains contingents.
Au nom d’intérêts politiques ou financiers, pour ne pas froisser certains États, aucun n’a élevé la voix face aux défaillances élémentaires de certains contingents. On a refusé pendant longtemps de renvoyer certains contingents, de ne pas en accepter d’autres, de fermer les yeux sur certaines pratiques. Comme, par exemple, l’envoi de civils sous uniforme, l’absence de moyens basiques de protection, sans parler des cas d’abus sexuels…
Les pays acceptent à l’ONU ce qu’ils n’accepteraient nulle part ailleurs, dans aucune autre de leurs opérations où leurs intérêts stratégiques seraient en jeu. C’est bien là aussi que réside leur faiblesse fondamentale : ces opérations se déroulent dans des endroits où ni les intérêts stratégiques de leurs commanditaires ni ceux de leurs contributeurs ne sont en jeu. Du coup, les risques pris par les Casques bleus sont minimaux. Les opinions publiques, celles du nord comme celles du Sud, ne veulent pas que leurs enfants meurent pour Juba, Bamako ou Goma. Qui peut les en blâmer ?
Des missions sans boussole stratégique
Tout ce système pourrait survivre si les Casques bleus conduisaient comme par le passé des missions limitées, dans le cadre d’accords de paix respectés par les parties en présence. Dans des contextes asymétriques où les acteurs sont multiples et loin d’être bienveillants, l’ONU est depuis longtemps devenue une cible facile, le maillon faible de toute présence internationale dans un pays, en raison même des faiblesses soulignées ci-dessus.
Le Conseil de sécurité assigne des mandats de plus en plus robustes, pensant qu’ils pourraient être appliqués par les contributeurs de troupes de plus en plus fatigués de devoir prendre des risques à la place d’un Conseil qui ne tient pas vraiment compte de leurs contraintes ou de leurs intérêts. Beaucoup d’entre eux considèrent même que le Conseil leur assigne des missions impossibles qui vont au-delà des principes de base acceptés par tous. Autre faiblesse.
Repenser le maintien de la paix
Il faut aujourd’hui repenser le maintien de la paix vers une approche plus politique, non pas vers un usage tous azimuts de la force (comme le préconise le récent rapport du Général Cruz). Car il faut bien faire le constat que les contributeurs financiers veulent réduire les budgets et que les contributeurs en troupes ne sont pas prêts à prendre les risques qui s’imposent.
Une approche qui doit être aidée par un certain nombre de pressions bien ciblées pour amener les acteurs à la raison : conditionnement de l’aide au développement, vote de sanctions individuelles et ciblées ou menaces de retirer la mission de l’ONU. L’approche doit être globale.
Il faut le repenser sur une base réaliste, plus modeste. Il conviendra donc réduire la voilure sans rien céder aux exigences de professionnalisme et de solidité des moyens mis à disposition des composantes militaires. Jamais une organisation comme les Nations unies ne pourra mener des actions contre-terroristes qui demandent des moyens considérables, notamment en termes de renseignement (une organisation de 193 États membres ne peut être efficace dans ce domaine). De manière fondamentale, l’ONU a été créée en 1945 pour éviter la guerre, non pour la conduire.
Il faut également repenser le maintien de la paix sur un temps long, en plusieurs étapes, où la stabilisation sécuritaire vient avant le travail de reconstruction d’un État – avec tout ce que cela implique en termes de stabilité des institutions politiques, de sécurité et de justice, d’État de droit et de viabilité économique – qui lui ne pourra se faire que sur plusieurs générations.
D’ailleurs, tout ce travail doit se faire avec des partenariats pour partager le fardeau et non le transférer à des organisations qui n’en ont pas les moyens.
Revoir les ambitions d’un bon concept
Ces opérations ne sont pas une solution à tout – le Secrétariat de l’ONU n’a d’ailleurs jamais prétendu qu’elles le soient. Elles ne peuvent à elles seules mettre un terme à telle ou telle crise, et il est vain de nourrir trop d’ambitions pour elles. Leur périmètre doit être redéfini, re-sanctuarisé. Il faut leur redonner une boussole qui permettra au militaire de réellement soutenir le politique.
Il faut aussi arrêter de penser que la paix peut être imposée : pas plus en Irak ou en Afghanistan, qu’au Mali ou à l’est du Congo. L’imposition de la paix est un oxymore : jamais des parties au conflit se sont faites imposer le règlement d’une paix dessinée par autrui. Elles viennent autour de la table des négociations quand elles y voient un intérêt, quand leurs moyens se font rares et que la guerre a épuisé les troupes et les soutiens. À ce moment-là, l’ONU peut aider et accompagner un processus de paix, peut sécuriser un accord. Mais elle ne peut faire des miracles si les uns et les autres ne trouvent aucun intérêt à ce que les armes se taisent.
Si l’on veut que le maintien de la paix réussisse, il ne peut continuer à être le fourre-tout de la gestion des crises ou sa voiture-balai (la stratégie de sortie de certains États), ou encore le pis-aller mis sur la table à défaut de véritable stratégie de règlement politique de telle ou telle crise. On doit lui fixer des limites, en fonction de ses moyens réels.
Savoir dire non
Cela veut dire que le Secrétariat doit être plus ferme dans sa relation avec le Conseil de sécurité et ré-apprendre à lui dire ce qu’il n’aime pas entendre, à refuser certaines missions qui seraient « hors limites ». Il doit pouvoir refuser certaines contributions qui ne sont pas aux normes.
Et les États doivent être sérieux dans les personnels ou les capacités qu’ils mettent à la disposition de l’ONU. Mettre à disposition des personnels ou du matériel inadaptés dans ces missions ne peut que les plomber.
Enfin, il faut que l’ONU retrouve son impartialité face aux États hôtes pour redevenir un véritable arbitre et non simplement conforter les gouvernements en place si elle veut garder une pertinence et rester impliquée dans des conflits internes.
Le maintien de la paix est un bon concept, c’est l’utilisation qui en est faite par les États qu’il faut revoir. La réussite des opérations de maintien de la paix nécessite la mobilisation de tous. Elle nécessite aussi la mise sur pied d’une véritable stratégie, comprise par tous, dont le chef d’orchestre doit rester le Conseil de sécurité qui se doit d’assurer le service après-vente d’accompagnement politique, tandis que les contributeurs de troupes gèrent le service-après-vente militaire, le Secrétariat le contrôle qualité de ce qui est mis à disposition et les organisations-partenaires la fourniture de services politiques ou militaires s’inscrivant dans cette stratégie.
Chacun doit y mettre de la bonne volonté et jouer sa partition avec sérieux, à moins de continuer dans les errements actuels d’un orchestre de la gestion des crises bien dissonant, impétueux et strident.
Alexandra Novosseloff, Chercheure-associée au Centre Thucydide, Université Paris 2 Panthéon-Assas
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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