Le long de ses falaises abruptes, la rivière Saguenay coule dans une entaille profonde creusée par le retrait des glaces il y a 10 000 ans. Ses eaux (pouvant atteindre 700 mètres de profondeur !) remontent brusquement à Tadoussac (pour atteindre 22 mètres) et forment un seuil où l’eau douce du continent se mélange à l’eau froide et salée de la mer.
« Les eaux du fjord renferment une biodiversité vraiment incroyable ! On peut le voir, il y a beaucoup de gens qui font de la plongée sous-marine et qui nous ramènent des photos, c’est très diversifié, sans parler des paysages et de la faune terrestre », affirme M. Simon-Olivier Côté, copropriétaire de la compagnie de tourisme de nature au Saguenay, OrganisAction. « Les baleines s’aventurent dans l’estuaire du Saint-Laurent, certaines d’entre elles entrent dans le fjord. C’est une zone de confluence importante où la remontée des eaux du chenal laurentien va produire énormément de krills. C’est comme un garde-manger, il y a beaucoup de baleines migratrices qui viennent s’alimenter ici chaque été », explique M. Côté.
Phoques, marsouins, rorquals, baleines bleues, oiseaux marins, bélugas… les animaux marins ont attiré en moyenne 275 000 visiteurs par année dans le parc marin du Saguenay-Saint-Laurent (PMSSL), pour la période 2005-2009, selon un rapport de Tourisme Québec. L’observation des mammifères marins est de loin l’activité la plus populaire du PMSSL, ayant attiré plus de 80% des visiteurs en 2010-2011, selon la même source.
Des pratiques écoresponsables
M. Yan Hamel est président-directeur général de Croisières AML, la plus importante compagnie de croisières au Canada, opérant dans dix ports au Québec et dont l’observation des baleines représente le tiers du volume d’affaires. « Toute cette région, on la navigue depuis qu’on est très, très jeune. On est très conscient de l’importance de conserver un milieu marin en bonne santé si on veut continuer de faire nos activités d’observation », explique-t-il.
Le parc marin du Saguenay-Saint-Laurent (PMSSL) est une des premières aires nationales de conservation créée au Canada et est géré conjointement par les instances fédérales et provinciales. Son territoire touche la Côte-Nord, le Saguenay, Charlevoix et le Bas-Saint-Laurent et couvre une grande partie de l’habitat essentiel du béluga.
Par ailleurs, dans le but de mieux protéger les mammifères marins et de concertation avec le milieu, le parc marin a adopté en 2002 un Règlement sur les activités en mer, mis à jour en 2017, qui définit les règles d’approche et régule l’industrie d’observation. « C’est le seul règlement de ce type au Canada et parmi les meilleures pratiques au pays », affirme Mme Laurence Pagé, agente de communication à Parcs Canada pour le PMSSL.
Or, certains ont voulu faire encore mieux. « On a voulu développer des pratiques qui sont encore meilleures [surtout concernant] les comportements que doivent adopter les opérateurs et le contenu [d’éducation] qu’on doit livrer sur la biodiversité du Saint-Laurent », explique M. Hamel.
Les bélugas sont des animaux assez résilients aussi, qui ont une capacité d’absorber des changements dans leur environnement pour rebondir après.
– Véronique Lesage, chercheure scientifique
C’est ainsi qu’est née l’Alliance Éco-Baleine. « Je me suis dit : “On va travailler tout le monde ensemble et cette Alliance va se donner la mission de faire du PMSSL l’un des meilleurs endroits au monde où faire l’observation des mammifères marins” », se rappelle M. Hamel. « Parce que les pratiques seront écoresponsables, que le contenu [d’éducation] livré sera de très haute qualité, qu’on va investir dans la recherche scientifique pour voir de quelles façons on peut faire de belles observations, mais sans nuire aux mammifères marins. Alors c’est là que j’ai décidé de fonder l’Alliance Éco-Baleines », relate M. Hamel.
Le bruit et le dérangement
Car la petite baleine blanche du Saint-Laurent est en voie de disparition et les lieux que fréquentent les touristes sont aussi ceux de son habitat essentiel. Par ailleurs, le béluga évolue dans son environnement par écholocalisation, c’est-à-dire en envoyant des sons et en écoutant leur écho pour se localiser ou identifier des proies. Ainsi, le bruit des navires l’insupporte.
« Les bélugas évoluent dans un monde qui est assez noir. Leur monde, à la base, c’est acoustique », explique la chercheure scientifique de Pêches et Océans Canada, Mme Véronique Lesage. « Si des bateaux persistent autour d’eux, c’est leur monde qui se réduit. Ils peuvent être moins efficaces ou distraits dans ce qu’ils font d’habitude […] ils peuvent moins bien communiquer entre les groupes, être moins efficaces pour chasser ou manquer des occasions de se reproduire », soutient-elle.
Contrairement à leurs cousins de l’Arctique, les bélugas qui vivent à l’année dans le fleuve Saint-Laurent ont une aire de distribution relativement restreinte. « [Quand il y a du] bruit autour d’eux, ils n’ont peut-être pas d’autres endroits où aller…», explique Mme Lesage.
Des bateaux aussi nombreux mais plus gros
Le fleuve Saint-Laurent étant difficile à naviguer, le Règlement de l’Administration de pilotage des Laurentides prévoit que les navires étrangers doivent avoir un pilote breveté ou certifié à bord.
« Le Saint-Laurent a ses humeurs, ses microclimats. Des Escoumins jusqu’à Québec, on passe d’un extrême à l’autre. […] Dans ce secteur, c’est un fleuve à marées, et les courants ne sont jamais dans la même direction […] ils ont une très forte vélocité en fonction des marées, de la lunaison. […] Les pilotes doivent connaître le fleuve », explique M. Carl Robitaille, pilote et président du conseil d’administration de la Corporation des pilotes du Bas-Saint-Laurent.
Que ce soit du côté du trafic commercial ou de l’industrie d’observation, le nombre de bateaux n’aurait pas sensiblement augmenté. « En observant nos statistiques, on avoisine, bon an mal an, 7000 affectations (embarquement de pilote). Le trafic se stabilise », soutient M. Robitaille. « Ce qui peut changer c’est la taille des navires qui, comme le reste, va en augmentant. Les chantiers maritimes bâtissent de plus grands navires mais, pour avoir navigué à l’extérieur, je peux vous dire qu’ici, dans le Saint-Laurent, ce ne sont pas les plus grands navires », soutient-il.
Du côté du PMSSL, le Règlement sur les activités en mer prévoit l’attribution de 53 permis d’observation en mer. « Ce nombre n’a pas augmenté [depuis 2002] et n’augmentera pas », affirme Mme Pagé. « Il peut y avoir une compagnie qui décide de grossir ses bateaux, d’en enlever, d’en rajouter. À ce moment, c’est à leur discrétion », explique la jeune femme.
La population ne s’est pas rétablie
L’histoire du béluga du Saint-Laurent n’est pas un long fleuve tranquille. « À la fin du XIXe siècle, le béluga donnait une bonne barrique d’huile, la viande était bonne à manger et la peau séchée et tannée faisait un excellent cuir », relate Mme Marie-Sophie Giroux, chef naturaliste au Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM). «Dans les années 1920 et 1930, on a accusé à tort les bélugas (et les phoques) d’être responsables de la baisse des stocks de poissons. On accordait des primes mensuelles aux pêcheurs qui les tuaient et, plus tard, on offrait 15 $ par queue rapportée», poursuit la jeune femme.
Le programme d’extermination des bélugas du gouvernement du Québec a pris fin lorsque des chercheurs ont relevé que ces derniers ne se nourrissaient pas d’espèces d’intérêt commercial, peut-on lire sur le site baleinesendirect.com. « On s’est rendu compte que leurs proies principales ne sont pas les morues et les saumons, mais plutôt des petits invertébrés et poissons des fonds marins. Ils n’étaient pas responsables [de l’effondrement des stocks de poissons], c’était plutôt la surpêche », explique Mme Giroux.
Alors que l’exploitation commerciale a pris fin au milieu des années 1950 et que la chasse sportive a été interdite en 1979, la population de bélugas aurait dû se rétablir. Or, les chercheurs ont montré que la population de bélugas de l’estuaire du Saint-Laurent était stable depuis l’arrêt de la chasse jusqu’au début des années 2000, mais qu’elle s’est mise à décliner à raison d’environ 1 % par année, pour atteindre près de 900 individus en 2012, peut-on lire dans un avis scientifique publié par Pêches et Océans Canada en 2013.
Vestiges de l’ère industrielle
M. Stéphane Lair est professeur titulaire de la Faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Montréal et suit les causes de mortalité de la population de bélugas depuis 30 ans. Lorsque des bélugas s’échouent, c’est à son laboratoire de Saint-Hyacinthe qu’ils sont transportés pour une nécropsie.
« Pendant les premières années, ce qui avait été trouvé, c’était un nombre très inhabituel de cancers pour des animaux sauvages », soutient M. Lair. En effet, les bélugas du Saint-Laurent sont parmi les mammifères marins les plus contaminés au monde, selon l’avis scientifique précité.
Je me suis dit : “On va travailler tout le monde ensemble et cette Alliance va se donner la mission de faire du Parc marin l’un des meilleurs endroits au monde où faire l’observation des mammifères marins”.
– Yan Hamel, PDG de Croisières AML
La rivière Saguenay draine un immense réseau hydrographique dont les ruptures de pente rendent propice la production d’hydroélectricité ce qui a attiré les usines les plus énergivores, dont les plus grandes alumineries du monde.
« Dans le cas des bélugas, quand on regarde ce qui était présent dans leur environnement, ce qui a beaucoup été pointé du doigt, c’était les HAP [hydrocarbures aromatiques polycycliques], dont une importante source venait de la production d’aluminium », explique M. Lair.
Avec le temps, les HAP dissous dans l’eau se déposent dans les fonds marins, sur les sédiments, près des proies dont les bélugas se nourrissent. « La quantité de HAP dans les sédiments du Saguenay a augmenté de façon exponentielle à la suite de la mise en place des alumineries dans les années 1920 et 1930. À la suite des changements de procédés [industriels] dans les années 1970, on a vu une diminution très importante de leurs concentrations », explique M. Lair.
Par ailleurs, aucun cancer n’a été observé sur des bélugas estimés être nés après 1971, ce qui coïncide avec l’entrée en vigueur d’une législation encadrant plusieurs substances chimiques, dont les HAP, les BPC et le DDT, selon l’avis scientifique de Pêches et Océans Canada publié en 2013. « Le niveau de contamination des bélugas a diminué de façon très importante dans les dernières années ce qui supporte un peu ce lien entre les cancers et la qualité de l’eau », se réjouit M. Lair.
Des veaux fragiles
Toutefois, d’autres problématiques de pollution de l’eau ont émergé. « Ce qu’on a commencé à voir dans les dernières années et qui est assez nouveau, ce sont des veaux qui ont de quelques jours à quelques semaines de vie et qui sont retrouvés échoués. Depuis 2007-2008, on voit beaucoup de mortalité de veaux naissants », fait remarquer M. Lair. D’ailleurs, l’année 2012 a été marquée par un nombre particulièrement élevé de bélugas nouveau-nés échoués.
« On fait des autopsies et on n’arrive pas à trouver de causes qui pourraient expliquer ces mortalités. Alors en l’absence de cause, on pense que ces veaux meurent parce qu’ils sont séparés de leur mère », explique M. Lair.
Bien que plusieurs substances chimiques persistantes et toxiques aient été bannies au Canada, d’autres ont crû exponentiellement au cours des années 1990, selon l’avis scientifique précité. C’est notamment le cas des PBDE, une famille de composés bromés utilisés comme retardataires de flamme, et qui sont connus pour avoir des effets sur le système endocrinien des mammifères.
« Les niveaux [de concentration de PBDE] chez les bélugas ont augmenté de manière fulgurante et ces produits ont, entre autres, un effet sur la glande thyroïde qui est très importante, notamment pour la mise bas », soutient M. Lair. « On se demande si l’exposition aux PBDE explique la mortalité des veaux. Les femelles pourraient avoir une mise bas plus difficile et prolongée ce qui augmenterait les risques que la mère soit séparée de son veau. C’est une hypothèse », soutient M. Lair.
De l’espoir
Outre la pollution de l’eau, d’autres phénomènes rendent difficile le rétablissement de la population de bélugas, notamment le changement climatique qui perturbe l’écosystème du fleuve. « On est passé d’un système qui était très froid dans les 1990 avec beaucoup de glaces et d’eau froide, à un système beaucoup plus chaud depuis le début des années 2000 et on est dans ces extrêmes depuis 2010 », fait remarquer Mme Lesage. « Les bélugas utilisent le couvert de glace pour s’abriter pendant les tempêtes hivernales. Sans glace, ils doivent combattre des eaux agitées, ils vont dépenser plus d’énergie au cours de l’hiver », explique Mme Giroux. La modification de l’écosystème du fleuve peut aussi affecter leurs ressources alimentaires, peut-on lire sur le site de baleinesendirect.org.
Or, tout ne semble pas perdu. « Les mammifères marins sont des animaux qui vivent très longtemps, on parle de 70 à 75 ans pour un béluga. Ce sont des animaux assez résilients aussi, qui ont une capacité d’absorber des changements dans leur environnement pour rebondir après », affirme Mme Lesage. S’il est difficile de tempérer significativement les effets des changements climatiques, il est possible « d’aider le béluga à passer à travers ce réchauffement du climat en mettant des mesures de gestion relatives aux autres menaces », soutient la chercheure.
Du côté de l’industrie touristique, on témoigne d’une prise de conscience grandissante de la clientèle envers l’environnement : « Je vois que les clients veulent de plus en plus des compagnies écoresponsables. […] Pour des entreprises comme la nôtre, ça crée plus d’emplois, on fait des investissements, on améliore les services », se réjouit M. Côté. « On s’en rend compte, [avant le règlement] les gens demandaient : “Est-ce qu’on peut approcher [les baleines] plus près ?”. Tandis que là, on sent que les gens ont une plus grande sensibilité à l’environnement et on sent moins de pression par rapport à ça », conclut M. Hamel.
À découvrir près de la rive ! Du 17 juin au 9 octobre. Entrée gratuite.
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Bonnes pratiques de navigation en présence de bélugas dans l’estuaire du Saint-Laurent
Si vous apercevez un ou plusieurs bélugas :
(Source : Pêches et Océans Canada) |
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