Jamais une élection présidentielle n’a été ponctuée par autant d’imprévus de toutes sortes, judiciaires et électoraux. Si Marine Le Pen est quasiment certaine d’être au second tour, l’incertitude est encore très forte pour savoir qui sera son challenger – François Fillon ou Emmanuel Macron – même si ce dernier est aujourd’hui le favori.
Le deuxième sera-t-il le premier ?
Bien que la campagne peine à démarrer sur des débats d’orientations politiques, nous sommes abreuvés de sondages quotidiens et concurrents. Chaque fluctuation d’intentions de vote est passée au microscope et commentée. On a vite oublié la période bien brève, il est vrai, où les sondages ont été mis à l’index après l’échec flagrant des prévisions qu’on voulait y voir, en particulier avec le Brexit et l’élection de Trump.
On suit donc l’évolution des courbes des uns et des autres selon chaque institut, chacun s’évertuant à pronostiquer quels seront les résultats du jour d’après. Plus fondamentalement, les deux énigmes étant à ce jour, primo qui de Fillon ou Macron sera au deuxième tour, et secundo de savoir si Le Pen peut gagner la présidentielle au deuxième tour.
En termes de probabilités, on peut dire qu’aujourd’hui, d’après les sondages et les analystes (dont je ne suis pas), Emmanuel Macron a de fortes chances d’arriver deuxième au premier tour (peut-être même premier), et donc premier au second tour. Simplement, s’agissant d’un événement unique – une seule élection présidentielle – la notion de probabilité, si elle donne bien une appréhension de ce qui devrait se passer, ne dit rien en fait sur ce qui va vraiment se passer.
Le poids de l’abstention différenciée
Pour faire une prédiction crédible, il faut pouvoir disposer d’un modèle permettant d’envisager l’évolution dans le temps des différentes intentions de vote et donc de prédire ce qu’elles seront le jour du vote. J’ai, pour ma part, développé un modèle de dynamique d’opinion dans le cadre de la sociophysique, un nouveau domaine de recherche en pleine expansion au niveau international, surtout parmi les physiciens. Ce modèle m’a ainsi permis de prédire la victoire de Trump dés l’été 2016. Je travaille actuellement à son application au cas français.
Mais, indépendamment de pouvoir connaître les intentions de vote pour les deux candidats finalistes du deuxième tour, un autre phénomène plus difficile à appréhender, risque fort de bouleverser la donne, tout particulièrement pour le vote du 7 mai (date du second tour). Il s’agit de l’abstention différenciée qui, comme je vais le démontrer, peut faire gagner le jour du vote le candidat placé au deuxième rang en intentions de vote.
Actuellement l’ensemble des sondages prévoit une abstention inégalée pour des présidentielles. Par ailleurs, il est généralement admis que les abstentions se font au profit des candidats hors institution, au détriment des sortants, mais cette fois il n’y a pas de sortant. En plus, si Le Pen et Macron se retrouvent au second tour, tous deux peuvent être perçus comme hors système.
C’est pourquoi il est fondamental d’avoir une étude générique dans le cas de deux candidats en compétition pour ensuite l’appliquer à tel ou tel cas spécifique. C’est ce que contient l’article que je vais résumer ici très simplement.
Pour ou contre la candidate du FN
Considérons deux candidats A et B avec des intentions de vote a et b (b=1-a, si on ne considère que les électeurs qui ont fait un choix) et des taux de participation effective x et y pour l’un et l’autre. Les votes exprimés sont donc a x et b y.
A gagne lorsque a x > b y, c’est-à-dire pour y < a x/(1-a). On en conclut que pour le candidat A, étant donné une intention de vote a et une participation x, ce dernier gagne l’élection dés que la participation pour B est inférieure à la valeur critique a x/(1-a).
Il est essentiel de souligner que cette condition peut être satisfaite avec des intentions vote pour B supérieures à celles de A. Ainsi des intentions de vote minoritaires (a < b) se transforment en vote majoritaire (a x > b y). On peut donc identifier toutes les zones de participation différenciée dans lesquelles B perd l’élection même avec des intentions vote supérieures à celles de A.
La figure ci-dessus montre la valeur critique de participation pour B en fonction des intentions de vote pour A dans le cas d’une participation de x = 0.90. Toute participation pour B au-dessous de la courbe fait gagner A alors qu’au-dessus de la courbe c’est B qui gagne.
Appliquons, maintenant, notre résultat au cas d’un deuxième tour avec Marine Le Pen et soit Macron soit Fillon. Si les électeurs de Le Pen seront, en grande partie, des électeurs qui veulent voter pour elle, ce ne sera pas le cas pour son challenger, quel qu’il soit. En effet, l’activation, maintenant systématique pour toute élection qui pourrait voir gagner un candidat FN, de ce que l’on appelle le front républicain amène un grand nombre d’électeurs du challenger à voter non pas pour lui mais contre le candidat FN.
La mobilisation décisive du dernier jour
Ce qui est nouveau dans la prochaine élection est que, pour la première fois, un nombre certain de futurs électeurs anti-FN du deuxième tour auront décidé de le faire à contrecœur, avec aversion pour tel ou tel challenger. Pour empêcher la victoire du FN, ils se forceront à faire un choix qui leur déplaira, mais alors il est tout à fait probable que beaucoup « profiteront » de la moindre « bonne excuse » pour au dernier moment ne pas y aller.
On peut donc faire l’hypothèse réaliste qu’il y aura plus d’abstentions pour le challenger de Le Pen que pour elle. Et on peut alors calculer le différentiel d’abstention nécessaire pour compenser la distance à 50 % des intentions de vote pour Le Pen.
Par exemple pour Le Pen, une participation de 90 % et 42 % d’intention de vote (58 % d’intentions de vote pour son challenger), la font gagner dés que la participation pour son challenger est plus petite que 65.17 %. Pour illustration, une participation de 65 % donnera à Le Pen une majorité à 50.07 %.
En considérant, toujours pour Le Pen, une participation de 85 % avec 45 % d’intentions de vote, elle est élue dés que la participation pour son challenger est au-dessous de 69.55 %. Une participation à 69.5 % pour le challenger donne la victoire à Le Pen avec 50.02 % des voix exprimées.
On pourrait multiplier les cas de figure réalistes qui donnent la victoire à Le Pen avec bien moins que 50 % d’intentions de vote. Ces résultats démontrent qu’en plus de la campagne pour gagner les intentions de vote les plus élevées, la mobilisation du dernier jour pour effectivement aller voter pour celle ou celui qu’on aura choisi, ou qu’on se sera forcé à choisir, sera décisif dans la victoire de cette élection.
J’ai pu démonter que pour la première fois, malgré un plafond de verre toujours actif et situé au-dessous de 50 %, Marine Le Pen peut devenir la prochaine Présidente de la République grâce à une abstention différenciée qui n’apparaît pas être forcément excessive.
Serge Galam, Physicien, Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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