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Le martyre djihadiste féminin, un post-féminisme régressif

novembre 2, 2016 8:55, Last Updated: novembre 2, 2016 10:43
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En Europe, et en particulier en France, on assiste depuis l’éclatement de la guerre civile en Syrie (en 2011) à l’apparition d’un type de djihadiste féminin dont l’accroissement tangible constitue une vraie nouveauté. Auparavant, les djihadistes femmes étaient l’exception ; à présent, on dénombre quelques centaines d’Européennes en Syrie, et d’autres qui ont voulu y aller et en ont été empêchées par les autorités.

Parmi les caractéristiques de ces jeunes femmes, nombre d’entre elles sont des adolescentes ou des post-adolescentes qui côtoient des jeunes femmes d’une vingtaine ou trentaine d’années. Elles évoluent souvent dans un univers onirique qui ne procède pas du djihadisme mais – au mieux – d’une forme de pré-djihadisme, projetant sur leur implication des fantasmes qui ont peu à voir avec la réalité de l’univers idéologique et mental de la radicalisation stricto sensu.

On relève, par ailleurs, qu’elles sont majoritairement issues des classes moyennes et des petites classes moyennes, et non des classes populaires. Si certaines d’entre elles habitent en banlieue, elles sont issues des petites classes moyennes pavillonnaires. Et elles figurent souvent parmi les bonnes élèves.

Enfin, autre trait spécifique : elles sont en grand nombre des converties – du christianisme, du judaïsme (quelques cas), voire du bouddhisme, ou issues de familles agnostiques ou athées. Et issues des couches moyennes, comme leurs homologues masculins.

Le djihadiste, ce « mari idéal »

Contrairement aux jeunes hommes des banlieues, la haine de la société n’est pas la motivation centrale dans leur départ vers le théâtre de guerre en Syrie. Plusieurs logiques interfèrent.

Tout d’abord, une vision distordue de l’humanitaire : les frères en religion (les Sunnites) auraient besoin d’aide face au pouvoir hérétique et maléfique d’Assad (alaouite, pour les Sunnites secte déviante) et il faudrait s’engager pour être aux côtés des hommes.

L’image de l’homme idéalisé est aussi au centre de la vision de cette jeunesse féminine (souvent post-adolescente) qui présente des traits de désenchantement vis-à-vis du féminisme des mères ou grands-mères. Il y a chez ces adolescentes ou jeunes femmes comme une forme d’idéalisation de la virilité masculine de celui qui s’exposerait à la mort et qui, dans cet affrontement, se montrerait viril, sérieux et sincère.

Ces trois adjectifs donnent un sens à l’expression de « mari idéal ». Celui-ci est, pour commencer, capable de restaurer l’image de la masculinité fortement nivelée en raison même de l’évolution de la société. En second lieu, il est « sérieux » puisqu’en combattant l’ennemi il révèle son engagement définitif, à la différence de ces jeunes hommes qui montrent des traits d’immaturité et de volatilité. Ces jeunes prêts au martyre incarnent l’image de l’homme idéal aux yeux de ces filles et semblent avoir détrôné l’image du Père.

Enfin, la sincérité est le troisième trait fondamental de ces jeunes djihadistes : puisqu’ils acceptent d’aller jusqu’à la mort au nom de leur idéal, ils seront « sincères » avec leur femme, leur degré de fiabilité se mesurant à leur capacité à prouver leur authenticité sur le champ de bataille.

La « bonne inégalité »

Ce type de jeune incarnant les vertus cardinales de véracité serait donc l’idéal de l’homme à épouser pour échapper au malaise de l’instabilité et de la fragilité croissante qui caractérisent les couples modernes. Souvent issues de mariages recomposés en France, ayant fait l’expérience de la précarité des liaisons conjugales de leurs parents et ayant vécu le nivellement de la condition masculine dans le divorce, ces jeunes djihadistes en viennent à rejeter autant l’image de l’homme que celle de la femme qui règne dans la société moderne.

Elles se mettent en quête d’une forme d’utopie anthropologique où le sentiment de confiance et de la sincérité absolue se conjugueraient à celui de la « bonne inégalité ».

Les sites djihadistes de l’État islamique (Daech), qui savent manipuler la sensibilité de ces jeunes filles, exploitent ce type de fascination en insistant sur l’image noble de la femme qui serait à l’abri de l’instabilité moderne et qui vivrait dans la confiance absolue de l’homme. Ce dernier paraît alors comme un appui majeur (un « héros ») et un soutien indéfectible. Il n’est pas efféminé, il sait comment lutter et relève le défi de l’adversité.

Surtout, une vision naïvement romantique de l’amour se conjuguerait avec l’attrait de la guerre, voire de la violence. Une partie de ces jeunes filles seraient en effet fascinées par la violence guerrière.

La fascination pour la violence

Par ailleurs, les premières vagues de jeunes femmes qui sont parties en Syrie servent de « recruteuses » : elles envoient des e-mails, entretiennent des blogs, donnent une image idyllique de la situation de l’épouse des « mujahids » (combattants du djihad) en Syrie. Quelquefois, une fois sur place, les « muhajirat » (les immigrées) épousent des Européens qui ont rejoint les rangs des combattants djihadistes en Syrie. C’est le cas de Khadijah Dare, une Londonienne qui s’est mariée à un Suédois combattant aux côté de l’État islamique et qui a opté pour le nom d’Abu Bakr.

Dans certains cas, la violence guerrière ne fascine pas seulement les hommes, mais aussi les jeunes femmes, la vie dans cette situation « exceptionnelle » revêtant un sens et une intensité qui fait oublier – pour un temps – la situation inférieure de la femme que l’on dissimule alors sous la notion de « complémentarité ».

Du fait du rapprochement culturel entre hommes et femmes dans les sociétés occidentales, la violence n’est plus perçue, à la différence du passé, comme étant l’apanage exclusif de l’homme. La femme peut y participer, indirectement à tout le moins, en l’exerçant contre d’autres femmes perçues comme étant hérétiques : par exemple, contre les femmes « yézidies » ou des Assyriennes réduites en esclavage par l’État islamique et servant à satisfaire l’appétit sexuel des combattants. La direction de ces lupanars islamiques est confiée à ces jeunes femmes occidentales qui ont embrassé l’islam. Elles font partie de la brigade Al Khansaa, une police qui impose la loi de la charia aux femmes.

Parfois, la famille entière a émigré en Syrie et, dès lors, la mère et la fille se côtoient au sein de cette brigade. Dans d’autres cas, des sœurs partent ensemble : il en va ainsi des jumelles Salma et Zahra Halane, âgées de 16 ans, qui ont rejoint ladite brigade.

En enrôlant certaines de ces jeunes filles dans des brigades pour l’imposition de leur version de la charia, les acteurs de l’État islamique leur donnent une forme de légitimité et, surtout, leur confèrent du pouvoir sur les non-Musulmanes ou les « mauvaises Musulmanes », souvent plus âgées qu’elles. L’exercice de la répression leur confère alors le sentiment d’être devenues adultes.

La dignité d’une future mère du Califat

Les mêmes autorités poussent ces jeunes filles à épouser des combattants, de préférence européens. Des filles adolescentes sont déclarées aptes au mariage – même à partir de l’âge de 9 ans – et à fonder une famille dont les enfants seront endoctrinés par l’État islamique. Tout à l’enthousiasme de fonder une famille « islamique », dont on exalte la noblesse et où elles assumeront le rôle idéalisé de mère au sein du califat, ce statut occulte à leurs yeux le statut inférieur de la femme au sein de l’État islamique.

En raison de l’instabilité du mariage moderne, dont sont souvent issues ces jeunes filles ou qui s’y sentent exposées, l’union « éternelle » avec un combattant de la foi les comble dans leur aspiration au lien romantiquement indestructible de l’amour religieusement légitime. À leurs yeux, celui-ci leur ferait échapper à l’impureté des copinages peccamineux (répréhensibles) entre garçons et filles dans le monde monotone d’un Occident dépourvu de violence massive.

En résumé, l’ambiance guerrière, le mythe de la pureté islamique sous Daech, l’idée de l’héroïsme de leur homme, leur dignité en tant que futures mères et, enfin, l’existence de ce monde totalement différent de leur contrée d’origine où la violence devient festive les aimantent. Au moins pour un temps.

Vertige face au vide d’autorité

La famille moderne de classe moyenne est de plus en plus recomposée. Double paternité (le père biologique, père « légal ») et double maternité (la mère biologique et, plus rarement, quand l’enfant habite chez les pères, la mère « légale » qui est l’épouse du père) ouvrent un espace de jeu à l’enfant qui peut se doter de marges de manœuvre plus importantes que par le passé en manipulant l’autorité de chaque membre du couple. La multiplication des sources de l’autorité l’affaiblit et, contrairement à la famille patriarcale traditionnelle, où l’enfant souffrait d’un excès d’autorité paternelle, sa démultiplication ouvre un espace de manipulation à l’enfant, tout en devenant une source d’angoisse et d’incertitude pour les parents.

Par ailleurs, le statut de l’enfant érigé en « pré-adulte » incite celui-ci à prendre conscience de certains droits de manière plus précoce que par le passé. Dans le même temps, avec les nécessités de la vie et l’allongement de la durée des études, les enfants restent plus longtemps chez leurs parents, prolongeant du même coup l’adolescence et la dépendance affective et économique.

Toutefois, cet espace de jeu est donc également le lieu d’une angoisse : la dispersion voire le vide de l’autorité, le vertige face à des marges de manœuvre dont le jeune pré-adulte dispose et qui rend possible – via Internet – la plongée dans un autre univers que celui des parents. Il peut vivre ainsi dans un virtuel qui lui semble terriblement réel, faute d’ancrage de l’autorité dans son univers symbolique. Le djihadisme joue avec succès sur ces deux palettes, via Internet, mais aussi en donnant le sentiment aux adolescents de pouvoir devenir « adultes » en embrassant la cause de l’islam radical.

En résumé, on est ainsi en présence, d’un côté, d’une crise de l’autorité parentale et, de l’autre, d’une diversification des univers imaginaires où le virtuel et le réel tendent à devenir indiscernables par réseaux sociaux interposés. Enfin, il convient de mettre en exergue l’existence d’une réalité quotidienne où les filles ont de plus en plus le sentiment d’être entourées de jeunes garçons immatures, qui ont perdu leur « virilité » en même temps qu’ils ont abdiqué leur supériorité masculine d’intelligence et de savoir-faire. Les filles peuvent donc désormais les affronter dans tous ces domaines à armes quasiment égales.

Des djihadistes « mortellement sérieux »

Ce détrônement des jeunes hommes est concomitant avec l’exaltation du jeune djihadiste dont les filles cherchent à devenir l’épouse. Qu’est-ce qui est irrésistiblement attirant chez lui ? La réponse, on l’a dit, est sans équivoque : l’affrontement de la mort. Celle-ci est la pierre de touche de quatre traits fondamentaux qui façonnent en quelque sorte le portrait de l’homme idéal pour ces jeunes filles : le sérieux, la sincérité, la virilité et la confiance.

Véhicule carbonisé dans une rue de Raqqa, en 2013.

Beshr Abdulhadi/Flickr, CC BY

Contrairement aux garçons qu’elles côtoient tous les jours, les djihadistes sont « mortellement sérieux » : ils luttent à mort contre l’ennemi, ils incarnent la face « réelle » de la vie et non point cette attitude « efféminée » des jeunes hommes qui exposent leur « non-sérieux » face à la vie. Ils apparaissent aussi comme le « soutien » attendu par des jeunes filles qui voudraient s’appuyer sur un homme pour supporter le poids d’une vie de plus en plus pesante. Non seulement la femme conjuguée au futur doit gagner sa propre vie, mais elle doit aussi prendre en charge la vie domestique et, surtout, vivre avec un homme qui désincarne l’idéal, à force d’être nivelé symboliquement dans les relations intimes.

L’homme qui affronte la mort fait renouer sur le plan imaginaire avec le sublime masculin, il redonne un sens à la « virilité ». Ce sublime « réarchaïse » les relations et idéalise une masculinité qui ne parvient à se maintenir qu’au prix du face à face avec la mort, pas dans la vie. Il y a comme une angoisse de la vie qui se surmonte par l’idéalisation de cet homme nouveau. Celle-ci vient combler le vide mental où l’on se débat en raison d’absence d’autorité légitime.

Romantisme naïf

La jeune fille pense qu’elle peut s’appuyer sur cet homme nouveau, un surhomme dont la violence le rehausse au-dessus de la mêlée et crée du sens – un peu comme ces jeunes femmes qui écrivent des lettres d’amour à des criminels avérés en prison, leur proposant leur corps et leur âme, même à ceux d’entre eux qui ont commis des crimes sexuels atroces.

Ce fut le cas de Guy Georges, tueur en série et violeur de plusieurs femmes qui a reçu pendant longtemps de nombreuses lettres de jeunes femmes voulant être ses maîtresses. Ou encore celui de figures du grand banditisme, tel Antonio Ferrara, qui reçoivent des lettres d’amour de jeunes femmes éprises de leur « nature exceptionnelle » et de leur masculinité hors norme.

La sincérité apparaît donc comme le trait dominant de ces combattants de la foi et la jeune fille peut leur faire confiance pour mettre entre leurs mains son destin, sans craindre d’être déçue, tant ils sont éloignés de leur ancienne vie quotidienne, paisible et – de ce fait – terriblement terre à terre. Un romantisme naïf doublé de quête d’exotisme, en quelque sorte.

La quête de l’autorité à tout prix pousse à rechercher ardemment le pouvoir sous sa forme la plus répressive et à s’y soumettre, dans une « servitude volontaire ». Daech devient l’incarnation de ce type de légitimité. Et plus ce pouvoir apparaît répressif, plus il est attrayant. Il s’agit d’une quête éperdue de la « transcendance répressive » pour parer au manque de sens dans cette immanence généralisée où l’on vit et où la nouvelle configuration de la famille, du politique et du social font de l’égalitarisme la figure de proue du Sens.

Pourquoi l’islam ?

Pourquoi alors est-ce l’islam qui est privilégié dans cette quête de sens ? D’abord en raison du vide de l’extrémisme violent sur le marché des idéologies : Action directe, les Brigades rouges, le groupe Baader-Meinhoff appartiennent au passé et l’extrême droite inspire quelques-uns, mais ne présente pas d’idéologie de sacralisation. Il s’agit tout au plus une vision désacralisante de la démocratie, identifiant en l’immigré la figure de l’ennemi à abattre.

L’islam, dans sa version djihadiste, satisfait à deux besoins contradictoires au sein de la nouvelle jeunesse de classe moyenne européenne : il porte en lui une vision anti-impérialiste d’un côté, une vision hyperpatriarcale de l’autre. Ceux qui veulent en découdre avec l’ordre mondial dominé par les États-Unis y trouvent des ressources idéologiques, et ceux qui souffrent de malaise d’identité et ont besoin d’une transcendance absolue y découvrent une source inépuisable de sacralisation répressive.

Dans une rue de Raqqa, en 2013.

Beshr Abdulhadi, CC BY

Les jeunes hommes qui souffrent d’un complexe de castration en raison du déploiement des femmes dans tous les recoins de la société peuvent y adhérer (on leur promet la restauration d’un « hiéro-patriarcat » que l’on attribue à la volonté divine). Et les jeunes femmes aux prises avec un postféminisme désenchanté vis-à-vis d’une existence où elles doivent gagner leur vie tout en assurant les affaires domestiques trouvent les ressorts d’une vie nouvelle où elles seraient « complémentaires » des hommes. Elles peuvent s’y attribuer le rôle noble de s’occuper de la famille sans se soucier des finances, assurées par l’homme.

Et surtout, elles se trouvent comme réenchantées par le nouveau rôle qui leur est assigné d’être la mère des futurs djihadistes, la noblesse de ces derniers rejaillissant sur elles et leur nouveau rôle social. Dans cet état mental, le départ d’une fille vers la Syrie peut servir de facteur incitateur vis-à-vis de ses copines, la compétition au sein du groupe et la volonté d’imiterau sein de la dynamique du groupe jouant un rôle important.

Qui part ?

Les jeunes filles qui partent peuvent être d’origine musulmane tout comme elles peuvent être des converties. Les parents ne perçoivent pas, la plupart du temps, l’inflexion dans leur attitude et demeurent dans leur propre univers où la communication avec leur progéniture se déroule dans l’ignorance de ces nouvelles motivations. Paradoxalement, la relation effusive avec les jeunes filles se révèle un obstacle qui empêche la communication avec les parents. La notion d’autorité diluée dans les familles souvent recomposées et l’enfermement dans un univers d’Internet (plusieurs adresses Facebook dont certaines, en liaison avec les sites djihadistes, inconnues des parents), où leur maîtrise des réseaux est largement supérieure à celle des parents, rendent encore plus difficile l’exercice de l’autorité.

Cette ignorance dénote, d’une part, le fossé qui s’est creusé entre les deux mondes – celui de l’adolescente et celui des adultes – et, de l’autre, la dilution de la notion d’autorité qui, jadis, servait à faire intérioriser aux jeunes des modèles de conduite normées, indépendamment de leur propre vue du monde. À présent, l’affaiblissement de l’autorité patriarcale et sa dispersion entre plusieurs personnes, conjugués à la non-intériorisation des modèles de conduite imposés, engendre une distanciation qui peut aller jusqu’à la rupture avec la famille au nom d’un idéal que le jeune sélectionne sur les réseaux sociaux ou dans les relations de complicité avec les copains et les copines. Et ce, à l’insu des parents dont le monde vécu est différent du sien et qui ne voient souvent rien venir.

Dans le cas de l’adolescente musulmane de 14 ans vivant à Argenteuil dans le Val d’Oise, elle s’est absentée le mercredi, envoyant vers 18 heures un texto à ses parents pour leur demander de regarder sous son matelas dans sa chambre la lettre qu’elle y avait mise. Elle y expliquait qu’elle partait en Syrie pour pouvoir pratiquer librement sa religion.

Des femmes qui décident : le cas de Hayat Boumedienne

Des femmes adultes, de classe moyenne mais aussi des banlieues, sont parties en Syrie. Dans certains cas, des familles entières, dont la mère, ont quitté le territoire national pour la Syrie. Dans d’autres, des femmes ont opté pour le djihadisme en marquant une autonomie importante par rapport à leur conjoint.

Hayat Boumeddiene à son arrivée en Turquie, en janvier 2015.

DR, CC BY-NC-ND

Hayat Boumedienne, 26 ans, née au sein d’une famille algérienne de sept enfants, est paradigmatique dans ce sens. Sa mère meurt quand elle a six ans, elle est placée en foyer avec certains de ses frères et sœurs. Caissière, elle rencontre Amedy Coulibaly en 2009 et doit quitter son travail parce qu’elle entend porter le voile intégral.

Hayat Boumedienne part en Turquie le 2 janvier 2015, une semaine avant que Coulibaly ne s’engage dans ses attentats meurtriers, puis elle quitte la Turquie pour la Syrie à la veille des attaques en France. Ce qui laisse supposer qu’elle était au courant de la décision de Coulibay et de sa volonté de mourir en martyr dans l’affrontement avec les forces de l’ordre. Elle aurait choisi sa propre voie, étant enceinte et visant à rejoindre Daech pour y élever son enfant et de mener sa propre aventure de femme djihadiste.

D’origine modeste, ayant vécu dans un foyer, sa vision du monde est totalement différente de celle des jeunes femmes de classe moyenne et de leur romantisme échevelé. Elle partage plutôt celle de son « mari » qui avait la haine de la société et dont l’islamisation s’apparentait principalement à la sacralisation de ladite haine. Son volontarisme – elle choisit une autre voie que celle de son mari – manifeste une forme d’autonomie de la part de certaines femmes djihadistes qui partagent les idéaux de leur conjoint mais optent pour un autre chemin (départ en Syrie) plutôt que de demeurer auprès d’eux.

Son exemple, comme celui des nombreuses jeunes femmes qui se sont rendues en Syrie, montre que l’interprétation courante qui les désigne comme des « victimes » du fondamentalisme ou du patriarcat arabo-musulman est manifestement défaillante : elles prennent des initiatives, se comportent comme de véritables actrices de la « guerre sainte » et s’affirment sans ambiguïté dans cette attitude. Le djihadisme révèle, à tout le moins chez les jeunes femmes adultes, une capacité d’individuation indéniable. Même si leur affirmation de soi s’achèvera par leur refoulement dans une situation d’infériorité insurmontable une fois qu’elles auront accepté de vivre sous l’égide de l’État islamique de Syrie et d’Irak.

À côté de ces jeunes filles et femmes qui optent pour le djihadisme, on trouve le contre-exemple des femmes peshmergas du côté kurde qui luttent les armes à la main contre Daech et parviennent à se faire reconnaître dans un statut encore précaire de quasi-égalitéavec les hommes, ouvrant une brèche dans le privilège masculin de manier les armes meurtrières dans la lutte contre l’ennemi.

Hasna Aït Boulahcen, le simulacre djihadiste

L’exemple de Hasna Aït Boulahcen, une jeune femme de 26 ans, issue d’une famille de petite classe moyenne d’origine immigrée marocaine, est aussi un autre cas de figure. Elle a été placée en foyer à l’âge de 8 ans et s’est trouvée dans un vide mental en raison de l’éclatement de sa famille. Elle n’arrive pas à se fixer dans une famille d’accueil, prenant souvent la fuite.

Alors que Boumedienne est une jeune femme qui sait ce qu’elle veut et s’engage dans l’aventure djihadiste pour s’affirmer de manière plus ou moins autonome par rapport à son compagnon Amédy Coulibaly, Hasna donne l’impression d’une fille perdue qui adhère par esprit d’aventure et pour s’affirmer dans des formes de radicalisation souvent simulée et qui se trouve impliquée dans le terrorisme par son cousin Abdelhamid Abaoud. Celui-ci lui demande de l’héberger après les attentats du 13 novembre.

Le djihadisme des jeunes femmes adulte semble donc osciller entre ces deux modèles d’affirmation de soi (Boumedienne) et d’oscillation identitaire dans l’indécision et le simulacre djihadiste (Boulahcen).

Des groupes exclusivement féminins et autonomes

En septembre 2016, trois jeunes femmes ont tenté de faire sauter une voiture piégée à Paris et faute d’y parvenir, l’une d’elles, âgée de 19 ans, a poignardé un policier. Dans le même mois, des jeunes filles prêtes à en découdre et à intervenir violemment en France ont été repérées et arrêtées par les forces de l’ordre.

Dès lors, on peut se demander s’il ne s’agit pas d’un nouveau genre de féminisme islamiste radical où le groupe serait composé exclusivement de femmes – même si un homme a assumé le rôle d’incitateur et de recruteur de loin, à partir des réseaux sociaux, Rachid Kassim. Par ailleurs, la violence est intégrée dans le schéma directeur du groupe, contrairement aux tendances dominantes du féminisme en Occident.

Ce nouveau genre d’affirmation de soi de femmes en rupture avec le modèle dominant du féminisme pose la question des tendances inédites au sein de l’Europe où des femmes, peu au fait de la situation réelle en Syrie, adhèrent à l’islamisme radical et contrairement aux cas moyen-orientaux (où les femmes djihadistes agissent pour venger leur mari, leur père, leur frère ou leur cousin), tentent d’agir de manière autonome, sans être dirigées directement par un homme.

Farhad Khosrokhavar, Directeur d’études, directeur du CADIS, École des Hautes Études en sciences sociales (EHESS) – PSL

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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