En mars 2023, durant le mouvement social contre la réforme des retraites, la grève des éboueurs de Paris et des employés de trois usines d’incinération environnantes a entraîné l’arrêt partiel de la collecte des ordures ménagères.
Malgré la réquisition d’éboueurs du secteur privé, jusqu’à 10.000 tonnes de déchets se sont progressivement amoncelées dans et autour des poubelles, usuellement collectées quotidiennement dans les rues de la capitale.
Face à cette situation critique, les réactions politiques se sont rapidement multipliées. Clément Beaune, ministre des Transports, parle de question de « santé publique et salubrité publique », et Rachida Dati, maire du 7e arrondissement, d’ajouter qu’« aujourd’hui, nous avons la possibilité de dire stop à cette insalubrité. Cela devient un problème de santé publique et de sécurité ».
L’argument avancé est celui de l’hygiène et des risques sanitaires que ces montagnes de détritus font courir aux Parisiens et Parisiennes. Sans rejeter celui-ci, nous pouvons tout de même en questionner l’unicité : l’absence de ramassage des ordures pose-t-elle seulement un problème d’hygiène et de salubrité publique ?
La sidération au sein de la population pourrait se comprendre à l’aune de deux éclairages supplémentaires. L’arrêt du ramassage des déchets vient, tout d’abord, briser la trame quotidienne et banale, bien que codifiée et hygiéniste, de leur traitement, dont les ménages sont la clé de voûte. La présence des rejets dans l’espace public dérange ensuite, car ils sont le révélateur d’une intimité et de choix de vie que nous peinons à rendre plus écologiques.
Du déchet privé aux déchets publics
Plus qu’une salubrité publique dégradée, cet état de fait exceptionnel rend finalement saillante une propriété insoupçonnée du déchet comme marqueur de la frontière poreuse entre espace de vie privé et espace public.
La collecte et le traitement des déchets ménagers suivent une partition aussi minutieuse qu’invisible. De nos foyers jusqu’aux bacs d’ordures, de la mise au rebut au ramassage des poubelles, chaque étape est concrète, mais discrète.
Cette organisation sociale et technique est l’héritage de la doctrine hygiéniste ayant émergé au XIXe siècle, dont l’acmé est bien connue : l’uniformisation, à Paris tout d’abord, des récipients à déchets et de leur collecte en 1883, par un arrêté du préfet Eugène Poubelle. Celui-ci sonne la fin de la présence continue des résidus dans les rues, et leur confère leur symbolique négative caractéristique d’objets et matières devant être à tout prix dissimulés.
La fin des chiffonniers
Cet arrêté possède une autre implication remarquable : il rend obsolète le travail de récupération des chiffonniers. Ceux-ci se chargeaient de trier et manipuler les restes, afin de les valoriser par la revente et le troc, participant de fait à leur circulation et élimination. Ce métier d’antan s’est transformé en tâches banales, devenues l’apanage des ménages et ne cessant d’évoluer depuis la mise en place de la collecte sélective des emballages, papiers ou contenants en verre depuis les années 1990.
Il convient à présent de connaître précisément les consignes de tri et de catégoriser les rebuts en fonction des critères industriels de valorisation de ces matières. Cette catégorisation mène d’ailleurs à une logique de hiérarchisation de nos objets et matières : de ce qui pourra être gardé, puis recyclé ou détourné à ce qui sera enfoui ou incinéré.
La massification des ordures sur la voie publique vient donc remettre en cause ces deux éléments constitutifs – hiérarchisation puis invisibilisation – de notre représentation collective de ce dont le déchet est le nom : cartons, plastiques, papiers et autres restes alimentaires s’y mêlent indistinctement et à la vue de tous.
Reflet de nos choix de vie
Au-delà de considérations matérielles, nous cherchons aussi à dissimuler nos résidus par pudeur, car ils sont le reflet de notre intimité, comme le dit le célèbre aphorisme : « Montre-moi tes poubelles, je te dirai qui tu es ». Ils révèlent ainsi nos choix de consommation et de vie, alors même que l’heure est à la multiplication des injonctions à modifier nos pratiques quotidiennes et nos habitudes pour les rendre plus écologiques : tout comme l’énergie, l’eau ou encore la mobilité, les déchets n’échappent pas aux appels à la sobriété par l’adoption d’écogestes.
Ayant pour slogan « le meilleur déchet, c’est celui qu’on ne produit pas », le discours Zero Waste est dominant en la matière et le succès des tendances comme l’achat en vrac, le compostage, ou le do it yourself révèle que les individus sont soucieux de réduire leur production de déchets. En outre, le Zero Waste promeut aussi une image positive du déchet, qu’il est souvent possible de détourner ou réemployer plutôt que d’éliminer.
Une pratique typique, selon ces principes, est l’achat de seconde main, qui représente un marché florissant, principalement en zone urbaine et sur les plates-formes en ligne. Il existe même ce que l’on pourrait qualifier d’esthétique du détournement de rebut, dont l’exemple caractéristique est celui des meubles en palettes, jadis considérés comme recours d’ameublement pour les plus nécessiteux et à présent valorisés.
S’il est complexe d’estimer sa propre production de déchets, voir ces quantités de rejets jonchant les rues ainsi que la rapidité de leur entassement vient nous rappeler de manière frappante la conséquence concrète de nos modes de consommation.
Souillure et désordre
En définitive, les déchets sont donc bien plus que ce que l’on trouve sale ou inutile. Ils sont un reflet de notre identité, à l’échelle individuelle, mais surtout de notre organisation sociale, spatiale et politique. Ils sont symboliquement le marqueur de frontière entre le visible et l’invisible, le privé et le public, l’ordre et la contestation. C’est pourquoi ils sont d’ordinaire méticuleusement relégués en marge de nos espaces de vie.
Or lorsqu’ils restent, y compris momentanément, dans ces espaces et ne circulent plus, ce sont ces frontières et dans le même temps l’intégralité de l’organisation sociale sur lesquelles elle repose qui sont remises en cause.
Comme nous l’expliquait déjà l’anthropologue Mary Douglas dans les années 1960, la souillure est une catégorie œcuménique représentant le désordre, sans laquelle il ne pourrait y avoir d’ordre. Les évènements du mois de mars 2023 nous démontrent que son analyse est toujours d’actualité.
Article écrit par Maxence Mautray, Doctorant en sociologie de l’environnement, Université de Bordeaux
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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