L’« autonomie » de l’enfant est devenue un leitmotiv de la société actuelle. Les institutions éducatives la recherchent, tout comme les parents. Et le monde du marketing n’est pas en reste : il nous a été donné de voir une paire de chaussures vantée pour… ses scratchs censés développer l’autonomie de leur très jeune propriétaire !
Comment comprendre l’omniprésence de cette valeur contemporaine ? Quels en sont les enjeux ? Critiquer cette quête de l’autonomie enfantine est-il possible ? Ces questions supposent de revenir sur l’histoire des représentations du développement psychologique de l’enfant, ainsi que sur l’histoire de l’école.
En effet, l’évolution du statut de l’enfant à l’école maternelle est emblématique de la montée en puissance de ces injonctions à l’autonomie. Dans les années 1960-70, cette institution était considérée comme un « avant », voire un « ailleurs », vis-à-vis de l’école, préparant certes aux disciplines scolaires mais étant aussi un lieu de jeux et de fêtes, marqué par des relations affectives entre les enfants et la maîtresse.
Depuis les années 1980, les politiques éducatives n’ont eu de cesse de réformer cette institution pour la réorienter sur la transmission des apprentissages scolaires. La maternelle a été de plus en plus pensée comme le premier moment de l’école, jusqu’à devenir obligatoire en 2019. Davantage que jadis, les enseignants doivent y justifier leur travail et montrer que de nombreux apprentissages ont lieu, réalisations des enfants à l’appui.
Des émotions aux apprentissages
Une logique « productiviste » se met ainsi en œuvre dès l’entrée en maternelle (2-3 ans). Les maîtresses n’ont pour ainsi dire plus le temps d’apprendre à l’enfant à devenir élève, mais ont besoin qu’il le soit déjà pour mener à bien les multiples activités scolaires attendues, avec un rythme dense. Dans ce contexte, se développent des attentes d’autonomie de l’enfant, aux multiples facettes.
- Il s’agit d’abord d’une autonomie dans les apprentissages scolaires : savoir se concentrer, réaliser seul une tâche jusqu’au bout, décoder les informations nécessaires pour la bonne réalisation de l’activité, etc.
- Il s’agit aussi d’une autonomie affective. L’enfant doit vite jouer son rôle d’élève, ce qui suppose un certain état émotionnel : capacité à ne pas jouer avec les camarades lors des moments d’activité par exemple, « maîtrise » de certaines émotions peu propices au travail scolaire, etc.).
- Il s’agit enfin d’une autonomie dans la gestion de ses propres soins corporels. Les maîtresses de maternelle se pensent, plus encore que jadis : elles sont également plus diplômées, ce qui n’est pas sans lien), comme des enseignantes. Dès lors, elles considèrent que ce n’est pas de leur ressort de s’occuper de la dimension corporelle et hygiénique de l’enfant. Les enfants s’avèrent ainsi bien moins accompagnés notamment aux toilettes qu’il y a une cinquantaine d’années.
Ces attentes d’autonomie ne touchent pas que l’école maternelle. À la crèche, Catherine Bouve s’inquiète d’évolutions similaires. Nous avons pu constater que plusieurs crèches considèrent le développement de l’autonomie comme plus important que le développement de la sociabilité, par exemple.
Cette autonomie est alors notamment travaillée dans le cadre de l’habillage, du déshabillage, ou lors des moments de repas. Il s’agit de savoir faire seul, et tôt, sans avoir besoin de l’adulte.
Une forme d’individualisme
Plusieurs critiques peuvent être énoncées face à cette recherche d’autonomie enfantine. Premièrement, il apparaît que l’autonomie pourrait porter en creux la vision d’un individu n’ayant presque plus besoin des autres. Une forme d’individualisme, voire de solipsisme, pourrait être contenu au sein même de la notion. Cela est d’autant plus problématique que, côté enfant, l’apprentissage suppose toujours une interaction, un accompagnement par un autre, qui ouvre des voies nouvelles, ce que Vygotski nomme « zone proximale de développement ».
Certaines pédagogies actuellement en vogue qui mettent au centre la notion d’autonomie, notamment d’inspiration montessorienne, aboutissent à limiter les moments collectifs en classe, par exemple, en supprimant les coins « regroupement » à l’école maternelle, symboles d’un apprentissage en commun (entre enfants, et entre enfants et adulte).
Du côté affectif, il paraît aussi nécessaire de rappeler que l’enfant a besoin de liens. Même si les travaux de Bowlby ont été travaillés et en partie nuancés depuis les années 1950-60, ils avaient montré la nécessité de l’attachement (et du regard « positif » de l’adulte) pour que l’enfant développe un rapport « secure » de soi à soi.
À ce titre, certains ouvrages à destination des parents d’aujourd’hui (ici encore, d’inspiration montessorienne) inquiètent lorsqu’ils font primer l’activité individuelle et solitaire de l’enfant sur la relation à autrui, et ce, dès l’âge du bébé. C’est négliger que toute réalisation personnelle s’inscrit aussi dans un collectif, une communauté, qui lui donne sens et constitue un horizon d’attente.
Ces questions se posent d’autant plus du côté des enfants qui possèdent le moins de ressources à jouer ce rôle d’apprenant solitaire et autonome. Les enfants de milieu populaire ont moins été acculturés à jouer ce rôle d’élève ou pratiquer des jeux éducatifs ; les enfants vulnérables au niveau psychoaffectif (ceux par exemple qui ont subi des violences) ont sûrement davantage besoin d’une attention spécifique, etc.
Dès lors, on saisit que la notion d’autonomie peut être le cache-sexe d’une logique de déresponsabilisation de la prise en charge des moins bien dotés. Au-delà de la petite enfance, il est par exemple attesté que les logiques qui entourent la prise en charge des chômeurs en réfèrent de plus en plus à des logiques de responsabilisation et d’« autonomie » (puiser en soi, en ses ressources supposées, être « acteur », plutôt que d’être accompagné par autrui ou la collectivité).
Dans les institutions de la petite enfance, l’enfant qui n’apprend pas comme attendu, ou ne joue pas la partition émotionnelle attendue, peut alors se voir reprocher son manque d’autonomie, qui peut aussi éventuellement être renvoyé aux parents.
Liberté ou mise en ordre ?
On saisit ainsi que l’autonomie est, in fine, liée à la notion d’ordre social. Que ce soit à l’école ou dans la famille, l’enfant autonome est un enfant qui fait seul, et précocement, ce que l’on attend de lui, sans que l’adulte ait besoin de le lui rappeler. Il est donc aussi profondément obéissant.
La croissance de la notion d’autonomie nous paraît à corréler à des attentes de mises en ordre sociales plus affirmées, fussent-elles en apparence parfois moins visibles. Ce n’est pas un hasard que la notion d’autonomie connaisse aussi un grand succès dans le monde du travail. Le travailleur contemporain n’est pas dirigé à la baguette ; il a des marges d’initiative dont il est attendu qu’il se saisisse pour être créatif, force de proposition, de plus en plus performant, etc. Les écarts à cette discipline implicite n’en sont pas moins dûment réprimandés.
En somme, la recherche d’autonomie de l’enfant pourrait être liée à la diffusion de valeurs néo-libérales : dissolution des solidarités, valorisation des « potentiels » supposés de chacun, délaissement des moins bien dotés, dans une société où la contestation est de moins en moins possible.
Initialement, le mot d’« autonomie » veut dire « se fixer ses propres règles », ce qui paraît très loin de l’usage actuel de la notion, qui consiste plutôt à se conformer à l’ordre social le plus tôt possible, et sans qu’il y ait besoin de rappel, au point même que l’on oublie qu’il s’agisse qu’une injonction (cela semble venir de l’enfant).
Pour conclure, la notion pourrait être retournée contre l’usage qui en est aujourd’hui fait, pour identifier des visions de l’éducation contraires à celles que nous venons de décrire. Accéder à l’autonomie serait apprendre, notamment grâce à autrui, à remettre en cause ces attentes de mises en ordre précoces, possiblement différentes de ce que l’individu-enfant veut pour lui-même et qui reste à inventer.
Ghislain Leroy, Maître de conférences en sciences de l’éducation, chercheur au laboratoire CREAD, Université Rennes 2
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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