Nous poursuivons avec cet article la suite de notre série sur le cycle « Un texte, un mathématicien ». Aujourd’hui, Daniel Bernoulli et le texte fondateur de la modélisation mathématique en médecine.
Que les mathématiques puissent contribuer à la biologie et à la médecine est insuffisamment connu. Certes, tout le monde sait que la statistique est un outil indispensable de validation des résultats des recherches en biologie et médecine, mais le plus souvent on ne pense pas que cela puisse aller plus loin. Erreur ! Les mathématiques ont bien d’autres choses à dire dans la compréhension du vivant.
Les exemples abondent : étude du génome, structure spatiale des molécules du vivant (ADN, protéines), étude des écosystèmes génétique des populations, phylogénétique, épidémiologie, théorie de l’évolution… Ainsi, en 2013, la mathématicienne Sylvie Méléard, professeure à l’École polytechnique, avait donné, dans le cadre de ce même cycle de conférences à la BNF une conférence remarquée, « Darwin, le hasard et l’évolution ».
Il est à noter qu’il ne s’agit pas d’application des mathématiques (au sens où les théories mathématiques mises en jeu seraient déjà connues, et qu’il s’agirait simplement de les appliquer), mais de mathématiques appliquées, car l’interaction entre génétique et mathématiques est à double sens, la génétique inspirant aux mathématiques des questions nouvelles.
Le texte considéré comme fondateur du rôle des mathématiques en médecine est ancien : il fut écrit en 1760 par Daniel Bernoulli, un des neuf mathématiciens de cette illustre dynastie de savants de la ville de Bâle en Suisse ; Daniel, né en 1700, fils de Johann, et neveu de Jacob et Nicolaus, faisait partie de la deuxième génération de Bernoulli mathématiciens. Il est principalement connu pour ses travaux en mécanique des fluides, mais il étudia également la statistique. Étant également médecin, il s’est penché sur un problème de grande actualité au milieu du XVIIIe siècle, la variole (ou petite-vérole), qui faisait de nombreuses victimes.
Depuis les années 1720, sous l’influence de Lady Mary Wortley Montagu, qui l’avait découverte lors de son séjour en Turquie comme femme de l’ambassadeur d’Angleterre, on pratiquait la technique de l’inoculation d’une personne saine par du pus prélevé sur une personne souffrant d’une forme relativement bénigne de la maladie. Mais la méthode était controversée : comment faire confiance à un remède venu d’Orient ?
C’est dans ce contexte que Bernoulli proposa à l’Académie royale des sciences de Paris son Essai d’une nouvelle analyse de la mortalité causée par la petite vérole, et des avantages de l’inoculation pour la prévenir, dans lequel il avançait des arguments rationnels en faveur de l’inoculation, fondés sur un raisonnement mathématique. Il utilisait dans son travail deux avancées récentes en mathématiques : le calcul infinitésimal inventé par Newton et Leibniz vers la fin du XVIIe siècle et qui s’était considérablement développé depuis, notamment grâce à la génération précédente de Bernoulli, et une notion nouvelle en théorie des probabilités, l’espérance mathématique : l’espérance de vie à la naissance pour une population est la moyenne des durées de vie de tous ses individus.
La conclusion de son travail était que pour la population de la ville de Breslau (Wroclaw), pour laquelle on disposait de données complètes, l’espérance de vie passerait de 26 ans et 7 mois à 29 ans et 7 mois si une portion suffisante de la population était inoculée.
Le modèle de Daniel Bernoulli reçut à l’époque un accueil mitigé (il fut notamment critiqué, à tort, par d’Alembert), mais est considéré aujourd’hui comme le texte fondateur de l’épidémiologie moderne, faisant ainsi de son auteur un pionnier de la modélisation mathématique en médecine.
Aujourd’hui, les modélisations mathématiques en médecine concernent des sujets très divers (maths et sport, par exemple). Mais c’est sur les traitements du cancer que portent les recherches de Dominique Barbolosi, professeur à Aix-Marseille université, prochain conférencier du cycle, qui évoquera le texte de Bernoulli.
Formé tout d’abord en mathématiques « pures », il a soutenu sa thèse à l’université d’Aix-Marseille 1 en 1988 ; c’est au début des années 2000 qu’il change complètement d’orientation mathématique, se consacrant à la modélisation mathématique du cancer. Il est aujourd’hui membre de l’UMR INSERM 911, équipe CRO2 (Recherche en Oncobiologie et Oncopharmacologie) et coordonnateur de l’équipe SMARTc.
Notamment, ses recherches concernent l’utilisation des modèles mathématiques afin d’intégrer la complexité biologique et fournir des outils algorithmiques aux médecins pour optimiser l’efficacité des traitements anticancéreux, tout en limitant leurs effets toxiques.
La question est assez simple à poser : pour qu’un médicament anticancéreux soit efficace, il faut que le principe actif soit présent dans le sang du patient en quantité suffisante. Mais bien souvent, ces médicaments sont très toxiques au-dessus d’une certaine dose. Il faut donc maintenir la concentration du médicament constamment entre ces deux niveaux : assez pour qu’il y ait effet curatif, pas trop pour éviter les effets secondaires. On peut, à partir d’une analyse détaillée et individualisée, déterminer la réaction de chaque patient à la prise de médicament.
Si la question est simple, la réponse, elle, est complexe : il faut utiliser des mathématiques avancées, faire appel à la théorie des équations différentielles et aux dérivées partielles et à la théorie du contrôle, on peut déterminer les stratégies optimales d’administration des médicaments.
La conférence de Dominique Barbolosi _De la petite vérole au XVIIe siècle au cancer aujourd’hui :
ce que peuvent apporter les mathématiques se tiendra
mercredi 30 mars à 18h30 au grand auditorium de la Bibliothèque nationale de France._
Martin Andler, Professeur au département et laboratoire de mathématiques (UMR CNRS 8100) , Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines – Université Paris-Saclay
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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