ENTRETIEN — « Les sociétés occidentales poursuivent à leur manière l’histoire du communisme par d’autres moyens », affirme Mathieu Bock-Côté dans son ouvrage Le totalitarisme sans le goulag (Presses de la Cité). Pour le sociologue, les dérives du wokisme ont permis au plus grand nombre de prendre conscience de la tentation totalitaire germant depuis plusieurs décennies dans nos démocraties dites libérales. Cependant, borner le péril pour les libertés et l’identité des nations occidentales à la seule action politique de l’extrême gauche reviendrait à commettre une erreur d’analyse : les initiatives les plus liberticides émanent du cœur de nos institutions, dominées par « l’extrême centre », alerte l’essayiste.
Epoch Times : Malgré la chute de l’URSS, un nouveau totalitarisme menace l’Occident, estimez-vous. À quand faites-vous remonter l’émergence de cette nouvelle forme d’asservissement idéologique ?
Mathieu Bock-Côté : La tentation totalitaire est consubstantielle à la modernité. Le travers de cet immense mouvement de sécularisation réside dans l’aspiration d’un camp au sein de notre société à accomplir en ce monde des promesses jadis réservées à l’au-delà : la réalisation du paradis terrestre. Il s’agit pour lui d’édifier ici-bas une société parfaite en suivant les préceptes d’une doctrine se voulant scientifique et revendiquant une forme de vérité révélée. Ses adversaires, les réfractaires à la conversion idéologique, sont dépouillés de toute légitimité, relégués au rang d’ennemis de l’humanité dont les droits ne peuvent pas à ce titre être reconnus, puisqu’ils s’opposent à son émancipation – on sera en droit dès lors de les déchoir de leurs droits civiques, car ils sont frappés de la marque la plus infamante qui soit, celle de l’intolérance.
L’acte fondateur de cette tentation totalitaire prend racine dans la Révolution de 1793, objet de fascination aux yeux de Lénine, père de la révolution bolchévique de 1917. Tout le XXᵉ siècle a été traversé par cette tentation totalitaire cherchant à instaurer une société définitivement réconciliée autour d’un dogme décrété indiscutable. À la chute du mur de Berlin, nous avons cru que cette tentation s’était épuisée, mais, alors même que le rideau de fer se déchirait, la logique totalitaire était déjà depuis les années 70 en train de se recomposer, autrement, dans les sociétés occidentales. Elle a pris la forme de ce que j’appelle le « régime diversitaire ». La révélation diversitaire correspond à la poursuite du communisme d’hier par d’autres moyens : encore et toujours, il faut délivrer la société du Mal et accoucher d’un homme nouveau.
Ce totalitarisme nouveau qui prend forme sévit cependant dans ce contexte politique contemporain où l’on croit que le clivage s’articule entre démocraties libérales et régimes autoritaires. S’il existe effectivement des régimes autoritaires dont il faut assurément se méfier, comme la Chine et la Russie, nos propres sociétés ne sont plus, en réalité, que des démocraties libérales en apparence, gouvernées par des régimes de plus en plus liberticides qui cherchent à reconditionner leur population. De ce point de vue, ils sont animés par une tentation totalitaire, qu’on peine à nommer, puisqu’elle se déploie à travers les formes résiduelles de la démocratie libérale, et en empruntant souvent son vocabulaire.
Notre erreur collective tient à notre vision réductrice du totalitarisme, enfermée dans le XXe siècle, désuet. Le goulag soviétique était un instrument de répression, mais il ne représente pas la marque distinctive du totalitarisme. Cela nous empêche de repérer l’esprit totalitaire lorsqu’il renait.
La manifestation visible de ce régime diversitaire est souvent associée au wokisme. Pourtant, vous écrivez : « Qui circonscrit la nouvelle tentation totalitaire au wokisme est en retard sur l’histoire qui s’écrit ». Vous estimez que le totalitarisme nouveau n’est en réalité pas tant porté par l’extrême gauche que par l’extrême centre.
Dénoncer le wokisme est impératif. C’est une démarche que j’ai moi-même entreprise dans un ouvrage précédent intitulé La révolution racialiste.
Il est facile de pointer du doigt une meute d’étudiants arborant des cheveux roses et mauves, et hurlant sur le mode de la crise d’apoplexie lorsqu’ils veulent interdire la venue à l’université d’un conférencier ne se conformant pas à leurs standards idéologiques. Cela, tout le monde le fait maintenant – disons, à peu près tout le monde. Mais ce que l’on voit aujourd’hui, c’est que le totalitarisme nouveau, inconscient de l’être, prend en réalité le visage de l’extrême centre.
L’extrême-centre pose un autre problème. Nous sommes devant des gens se disant centristes et prétendant être les seuls véritables défenseurs de la démocratie libérale, de l’État de droit et du pluralisme. Ils en ont le monopole. Ceux qui divergent de leur point de vue sont perçus comme des menaces – ils sont assimilés à l’extrême-droite, au populisme. À ce titre, ils s’accordent le droit de restreindre la liberté d’association et de réprimer les discours qualifiés de haineux, jusque dans la sphère privée, en vue de rééduquer des populations imprégnées de préjugés jugés nauséabonds.
Si le wokisme a été un moment d’accélération historique, que j’ai nommé le « 1793 du régime diversitaire », le fait est que ce régime diversitaire est déjà pleinement installé. Les lois de l’Union européenne régissant la liberté d’expression et la liberté des médias, ainsi que des lois similaires adoptées au Canada, en Écosse ou en Irlande en témoignent.
C’est donc au nom de la démocratie libérale que se multiplient ce qu’il faut bien appeler des persécutions politiques, souvent accompagnées de sanctions économiques provenant du monde des affaires, car le pouvoir ne se limite pas aux institutions officielles. Ensemble, ces éléments contribuent à créer une société de plus en plus liberticide.
Ce régime diversitaire a fait de la lutte contre ce qu’il nomme l’extrême droite sa sainte croisade. Dans votre livre, vous revenez sur cet insaisissable concept aux multiples facettes. Pouvez-vous nous expliquer la fonction que revêt cette classification de l’adversaire idéologique par le pouvoir en place dans la politique contemporaine ?
Qualifier quelqu’un d’extrême droite ne revient pas simplement à le catégoriser ; c’est plutôt une manière de marquer, d’infréquentabiliser et de frapper d’interdit une personne pour la présenter comme une ennemie de la démocratie. Pourtant, lorsque l’on cherche à comprendre précisément ce que recouvre le terme d’extrême droite, lorsque l’on demande à des politiques et à des intellectuels une définition précise de ce concept, on se heurte à une impasse.
Bien sûr, je ne nie pas l’existence du fascisme ou des groupuscules néonazis – je note que le fascisme ne trouve plus que quelques rares nostalgiques, que ses horreurs sont derrière nous, et que les groupuscules néonazis sont justement des groupuscules frappés de la réprobation sociale la plus totale. Cependant, si on classe ces idéologies à l’extrême droite, alors grouper les partis populistes européens sous la même étiquette perd toute pertinence descriptive. Je ne vois pas par quel chemin intellectuel peut-on sérieusement considérer que le fascisme renaît aujourd’hui au travers de ces mouvements qualifiés de populistes. J’ajoute qu’au fil du temps, des figures aussi différentes que Fabien Roussel, Emmanuel Macron, Charles de Gaulle, Jacques Chirac, Éric Zemmour, Jean-Marie Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon ont été assimilées à l’extrême-droite : un concept qui embrasse aussi large ne veut rien dire, sinon que celui qui y est renvoyé porte la marque du diable.
Cette confusion langagière découle du clivage gauche-droite, qui s’est institutionnalisé au bénéfice exclusif de la gauche. Celle-ci s’autoproclame comme telle et exclut tous ceux dont elle ne veut pas dans son camp en les renvoyant vers la droite. La gauche, qui est un processus sans fin, et qui fonctionne aux purges successives, accuse quiconque refuse de se calquer à l’évolution de son mouvement de « dériver » à droite. Vous noterez d’ailleurs qu’on ne passe pas à droite : on dérive à droite.
Par ailleurs, c’est elle qui fixe les frontières de la droite raisonnable. Je fais la distinction suivante : la gauche nomme « droite républicaine » la droite qui s’oppose à ses moyens sans s’opposer à ses objectifs, et « extrême droite » la droite qui résiste directement à ses finalités revendiquées.
Une fois qu’une personne ou une idée est qualifiée d’extrême droite, tout devient permis contre elle : la censure, l’exclusion de l’espace public, la fermeture des comptes bancaires, l’interdiction professionnelle, voire même parfois une forme de violence tolérée. C’est là le paradoxe du régime diversitaire : il dépeint un monstre, la haine, contre lequel il faut lutter en permanence, et crée ainsi cette lutte contre l’extrême droite qui justifie un état d’exception permanent conduisant à la réduction voire à la suspension des libertés individuelles. Je constate que ce n’est pas « l’extrême droite » qui menace la liberté dans nos sociétés occidentales, mais bien la lutte contre celle-ci qui aboutit à des mesures liberticides.
Vous revenez également dans votre livre sur la crise du Covid-19 et sa méthode de gestion inspirée du modèle chinois, qui a plongé le monde occidental dans l’expérience d’un contrôle social inédit. Selon vous, la société dans laquelle nous avons vécu de 2020 à 2022 préfigure-t-elle celle dans laquelle nous pourrions être amenés à vivre au nom de la lutte contre le changement climatique ?
Je le redoute. Je ne suis pas de ceux qui pensent que la fuite de ce virus aurait été planifiée dans le cadre de je ne sais quelle conspiration. En revanche, je note que les sociétés occidentales frappées par une épidémie ont tout d’abord tâtonné pour réagir face à un phénomène qui représentait une menace inédite et qui ne faisait plus partie de leur imaginaire mental et qu’elles se sont rapidement converties à la logique du contrôle social. Bien que je puisse excuser les mesures prises par les décideurs politiques au cours de la première année, car nous étions dans le brouillard, la nature de la situation se déroulant sous nos yeux est devenue évidente par la suite.
Pour gérer la crise sanitaire, nous nous sommes inspirés, avec bien des nuances, du modèle chinois, une source d’inspiration très peu convaincante pour ceux ayant le souci de la protection des libertés individuelles. Au nom d’une urgence circonstancielle, nos politiques ont réalisé qu’ils pouvaient continuellement aller plus loin, imposant une accumulation de mesures sanitaires souvent contradictoires. Mais c’est là le propre du politique, de vouloir toujours étendre plus encore son emprise sur la société par le biais de l’édiction de nouvelles règles. C’est l’une des leçons que nous avons retenues de l’expérience Covid.
Parallèlement, je constate une grande docilité des sociétés occidentales à cet égard, ce qui est étonnant compte tenu de leur attachement affirmé à la liberté. D’une certaine manière, cela reflète l’intuition de Hobbes selon laquelle la peur de la mort violente fonde l’ordre politique. On pourrait dire que la peur de la contagion, comme celle ayant eu cours lors d’une pandémie, a suscité un niveau élevé d’obéissance à l’État.
Comme je l’écris dans mon ouvrage, je crains que l’expérience Covid ne serve de modèle à ceux qui devront gérer les futures crises. Invoquer l’urgence de la lutte contre le réchauffement climatique pourrait servir à activer une nouvelle fois l’état d’exception. Des écologistes ont considéré les mesures sanitaires admirables et imaginé leur mise en œuvre dans cette optique… L’état d’exception pandémique laisserait alors place à l’état d’exception climatique.
Dans votre ouvrage, vous reprenez cette citation de Milan Kundera : « Quand une conversation d’amis devant un verre de vin est diffusée publiquement à la radio, ce ne peut vouloir dire qu’une chose : que le monde est changé en camp de concentration ». En déployant progressivement un système de surveillance généralisé à tous les pans du quotidien, nos élites mondialisées ont-elles à vos yeux l’objectif de transformer les démocraties occidentales en camps de concentration à ciel ouvert ?
Je ne crois pas en l’existence d’un plan orchestré étape par étape par de sombres conspirateurs, mais davantage dans le rôle des idéologies qui se déploient devant nous, sans que nous ne comprenions bien le processus historique dans lequel nous sommes engagés. Or, nos sociétés sont engagées dans un processus liberticide, qui se manifeste notamment par une expansion constante du domaine des discours prohibés au nom de la lutte contre la haine, par exemple. De même, au nom de la transparence éthique, on cherche sans cesse à restreindre la sphère de l’intime et du privé à l’image de l’univers terrifiant décrit par Orwell.
Je redoute un monde où les enfants seraient encouragés à dénoncer leurs propres parents pour des comportements jugés anti-écologiques ou pour des propos non conformes aux exigences de l’idéologie diversitaire. Je ne pense pas que nous en soyons si éloignés, et crains même que nous y soyons déjà en partie. Quand le commun des mortels dit « on ne peut plus rien dire », c’est l’expression d’un sentiment généralisé de vivre dans un climat d’autocensure permanente, car une simple phrase sortie de son contexte, rapportée des années plus tard, peut suffire à causer votre exclusion sociale.
Ce qui est véritablement troublant, c’est que ceux qui promulguent de telles lois le font probablement avec de bonnes intentions, pensant pouvoir purger l’humanité du Mal qui l’habite. Nous avons une classe dirigeante dominante, une élite convaincue d’être guidée par le sens de l’histoire, craignant que de sombres passions ne ressurgissent parmi les peuples, et estimant dès lors qu’il est impératif de se prémunir. C’est toujours cette idée que la démocratie a conduit à la montée du nazisme en Allemagne et porte en elle quelque chose de sinistre. Il convient donc de se méfier du peuple, susceptible de basculer à nouveau dans l’horreur.
Vous écrivez que les initiatives les plus liberticides émanent de la technostructure européenne, alors que l’Union européenne se voulait être à l’origine championne du libéralisme. Comment analysez-vous ce paradoxe ?
Je n’ai jamais cru un instant que l’Union européenne était championne du libéralisme. L’UE est plutôt la championne de la technocratie, du saint-simonisme s’il le faut, avec une prétention à l’administration bureaucratique des affaires. Elle est mondialiste, et libre-échangiste dans le mauvais sens du terme, mais elle ne défend pas les libertés publiques.
Le terme « libéral » est l’un des plus mal définis. Si nous le définissons comme une défense des libertés publiques dans une société où l’arbitraire dans les décisions publiques est réduit sans pour autant abolir le politique, alors l’Union européenne ne correspond pas à cette vision. J’affirme même souvent que l’UE, c’est la poursuite de l’URSS par d’autres moyens : l’EURSS. Cette formule peut sembler forte, mais je ne la considère pas inexacte au regard de la tentation totalitaire qui traverse l’Union européenne, bien que sans le goulag, je le rappelle, et ce n’est évidemment pas un détail. Les deux sont fondées sur une idéologie postnationale, les deux veulent réduire à peu de choses les nations, en les condamnant à une forme de souveraineté limitée, qui ne peut s’exercer à l’extérieur de paramètres idéologiques fixés par le régime, et fonctionnent sur le mode de l’ingénierie sociale toujours plus invasive.
L’Union européenne n’est pas l’amie des libertés, elle reconduit la doctrine de la souveraineté limitée contre les peuples qui auraient la mauvaise idée de voter dans une autre direction que celle fixée par nos élites mondialisées. Ainsi, en amont du résultat des élections générales italiennes qui ont porté Giorgia Meloni au pouvoir, Mme von der Leyen avait insinué qu’elle disposait des « outils » « si les choses tournent mal ». Cette nomenklatura assimile l’expression démocratique au populisme lorsque le résultat du scrutin ne va pas dans le sens souhaité. Elle s’est d’ailleurs attristée profondément du Brexit, regrettant que le peuple, peu qualifié selon elle pour prendre de telles décisions par référendum, ait eu l’opportunité de s’extraire de l’Union européenne.
Pourtant, je ne pense pas que ces élites soient si qualifiées et compétentes qu’elles méritent nos louanges. Elles nous ont menés vers des sociétés en proie à la violence, surbureaucratisées, surfiscalisées et surendettées, et où les peuples historiques sont progressivement mis en minorité par l’immigration massive. Ces élites ne méritent ni notre admiration, ni notre adhésion.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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