ENTRETIEN – Jean Garrigues est historien, président de la Commission internationale d’histoire des assemblées et auteur de nombreux ouvrages politiques. Il livre son regard sur la situation en Ukraine.
Epoch Times : Vladimir Poutine a récemment évoqué l’idée d’une « administration transitoire » en Ukraine sous l’égide de l’ONU. Il s’agit pour le maître du Kremlin d’ «organiser une élection présidentielle démocratique qui se solderait par l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement compétent et qui aurait la confiance du peuple, puis commencer avec ces autorités des négociations sur un accord de paix». Comment interprétez-vous ces propos du leader russe ? À quoi joue-t-il ?
Jean Garrigues : Il cherche à remplacer Volodymyr Zelensky par un gouvernement fantoche qui serait sous le contrôle de la Russie. Cela fait partie d’un plan d’ensemble de reprise en main de ce qu’on appelait à l’époque, la « Grande Russie ».
Ce plan consiste non seulement à conserver les territoires conquis tels que la Crimée ou le Donbass, mais aussi à contrôler politiquement l’Ukraine au prétexte que Kiev, allié de l’UE et de l’OTAN, constituerait une menace pour la sécurité de la Russie.
Mais en réalité, ce retour souhaité à la « Grande Russie » ne date pas d’hier. Cette même ambition avait d’ailleurs justifié l’expansionnisme de l’Union soviétique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et l’implantation du communisme dans toute l’Europe centrale et orientale.
Et aujourd’hui, on revient à cette thématique, parce qu’elle fait partie intégrante de la culture russe utilisée par Vladimir Poutine pour justifier cet expansionnisme.
Ainsi, on voit bien que tous les néo-pacifistes qui affirment que l’invasion russe était une réaction à l’élargissement de l’OTAN et que la paix sera associée au maintien du Donbass et de la Crimée dans le giron de la Russie, sont soit crédules, soit hypocrites.
Encore une fois, les choses sont claires : il y a un projet politique visant, au mieux à établir un cordon sanitaire autour de la Russie et au pire, un impérialisme russe.
La Russie représente-t-elle, selon vous, un danger immédiat pour l’Europe et la France ?
Ce n’est pas un danger immédiat au sens du court terme de l’histoire. Cependant, ce possible contrôle russe de l’Ukraine serait un déni du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, c’est à dire du droit international, et déstabiliserait totalement la région aujourd’hui, notamment des pays comme la Pologne et la Roumanie qui regardent attentivement la manière dont évolue la situation en Ukraine.
Mais à moyen voire long terme, la situation a vraiment de quoi inquiéter. Même si le leader russe ne cherche pas à instaurer un nouvel ordre totalitaire sur l’ensemble de l’Europe voire du monde comme Hitler en son temps, le projet poutiniste à l’instar de celui de l’ancien dictateur allemand, est expansionniste.
Je rappelle que les ambitions géopolitiques d’Adolf Hitler avaient mécaniquement entraîné la Seconde Guerre mondiale. En s’attaquant d’abord à la Tchécoslovaquie, puis à la Pologne, l’Allemagne nazie a mis en jeu des traités d’alliances militaires et politiques et a précipité l’Europe dans un conflit international. C’est à l’heure actuelle improbable, heureusement.
Dans le spectre politique français, la menace russe fait l’objet de débats et de divisions qui dépassent l’opposition droite-gauche. Quelle est votre analyse sur ce clivage ?
Pour des motivations différentes, se retrouvent des alliés de circonstance, comme cela a toujours été le cas dans les moments de crise politique.
Dans les années 1930, les pacifistes venaient aussi bien de la gauche et de l’extrême gauche, notamment ceux attachés à des principes hérités de la Première Guerre mondiale qui ne voulaient pas qu’une énième guerre puisse à nouveau enrichir l’industrie militaire et qui avaient été traumatisés par la boucherie de la Grande guerre, que de l’extrême droite, c’est-à-dire des individus qui voyaient en l’expansionnisme hitlérien un moyen de stopper l’expansionnisme stalinien.
Certains pensaient même que le projet hitlérien pourrait s’étendre à toute l’Europe et instaurer des régimes autoritaires qui permettraient de rompre avec ce qu’ils considéraient comme les effets pervers de la démocratie. Tout ceci n’a donc rien de nouveau.
Incontestablement, il y a du côté de la gauche radicale, de LFI plus précisément, une sympathie historique pour la Russie héritée d’une forme de respect d’une partie de la gauche française pour l’Union soviétique, mais avant tout de l’anti-américanisme.
Cependant, l’anti-américanisme et l’indulgence de l’extrême gauche et notamment de Jean-Luc Mélenchon pour le projet poutiniste sont un peu paradoxaux. Ils s’inscrivent dans une sorte d’héritage de la Guerre froide qui voyait s’opposer les États-Unis à la Russie. Or, aujourd’hui, le règlement du conflit ukrainien se fait dans un contexte de rapprochement voire d’alliance perverse entre Washington et Moscou.
Au Rassemblement national, il y a en outre, plus que de la sympathie pour le régime de Vladimir Poutine. La Russie est quand même le pays qui a financé de manière plus ou moins occulte une partie des campagnes électorales du RN.
Par ailleurs, le Kremlin continue à jouer un rôle de déstabilisation numérique en faveur du parti de Marine Le Pen en déversant des fake news sur les réseaux sociaux. L’indulgence à l’égard de la Russie permet également au RN de jouer sur l’argument démagogique de la protection des peuples trahis par leurs « élites va-t-en-guerre » qui les mènent à leur perte.
Nous pourrions même aller plus loin et affirmer qu’il y a une dimension idéologique dans cette sympathie du Rassemblement national pour le Kremlin : la Russie incarne un contre-modèle illibéral autoritaire peu éloigné des idées du RN.
Enfin, l’europhobie du parti nationaliste le rend mécaniquement moins agressif par rapport au régime de Vladimir Poutine. À cela s’ajoute des prises de position de personnalités pour la plupart de droite, complaisantes à l’égard de Moscou, à l’instar de celles des anciens Premiers ministres François Fillon et Dominique de Villepin.
On sait que l’ex-Premier ministre de Nicolas Sarkozy a eu des liens financiers et professionnels avec la Russie. Dominique de Villepin a, quant à lui, opté pour un positionnement démagogique et populiste qui s’appuie sur son discours à l’ONU en 2003 et constitue le socle de sa popularité. En exprimant une volonté d’indépendance vis-à-vis des États-Unis à l’époque et de l’Union européenne aujourd’hui, je suppose qu’il cherche à porter un discours qu’il considère comme gaullien.
Ainsi, pour des motivations différentes, il y a dans différents partis, des partisans de la paix à tout prix qui se manifestent.
Lors d’une conférence de presse à l’Élysée, Emmanuel Macron a évoqué l’envoi d’une « force de réassurance » pilotée par Paris et Londres. Cette force aurait un « caractère de dissuasion à l’égard d’une potentielle agression russe ». Comment jugez-vous la politique du chef de l’État à l’égard de l’Ukraine ?
Cette politique lui a permis de renouer avec la popularité. Il y a eu comme un effet drapeau. Pour l’instant, il semble avoir tiré son épingle du jeu.
La grande faiblesse des Européens demeure leur division et la manière dont Donald Trump a entendu gérer la question de l’Ukraine, c’est-à-dire de manière bilatérale avec Vladimir Poutine.
Malgré cette entente entre le président américain et le leader russe, une voix européenne parvient à se faire entendre. Nous sommes à un moment où la paix risque d’être mise en place selon les souhaits de Vladimir Poutine avec la bénédiction de Donald Trump. Il n’est donc pas totalement absurde d’envisager de déployer une force d’interposition qui ne soit pas une force de belligérance, contrairement à ce qu’a pu dire le maître du Kremlin.
Cette initiative franco-britannique est une tentative de parade face à cette paix imposée par le duopole Trump-Poutine.
Pour vous, le réarmement de l’Europe est-il réalisable ? L’UE semble divisée sur la question de la défense. On voit surgir un clivage entre les pays du Nord et ceux du Sud. Les uns reprochent aux autres de ne pas assez investir dans ce secteur. « Notre menace n’est pas une Russie qui fait traverser les Pyrénées à ses troupes pour atteindre la péninsule ibérique », a même récemment déclaré le chef du gouvernement espagnol Pedro Sanchez. Quel est votre point de vue ?
Comme je le disais, la division est la grande faiblesse de l’UE. Dans une organisation comptant 27 États membres avec des situations sociales, culturelles et historiques très différentes, notamment vis-à-vis de Moscou, les divisions sont inévitables.
Toutefois, je note que les Européens se sont mis d’accord pour le plan de réarmement à 800 milliards d’euros proposé par Ursula von der Leyen. Ces derniers ont même participé à des sommets avec le Royaume-Uni et le Canada sur ce même thème.
Ces sommets pourraient incarner une forme d’alternative aux deux organisations qui entrent habituellement en jeu dans la diplomatie internationale : l’Union européenne et l’OTAN.
Maintenant, il y a deux tournants majeurs : la volonté d’une harmonisation et d’un effort d’armement européen, ce qui n’avait jamais été obtenu jusqu’à présent ; et le réarmement de l’Allemagne.
Nous ne sommes qu’au début de ce processus puisque vont ensuite se poser tous les problèmes de mobilisation, mais aussi de persuasion de l’opinion publique et de détachement vis-à-vis de l’économie américaine. Mais le tournant historique est bien là.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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