ENTRETIEN – Alexeï Navalny est mort en fin de semaine dernière dans la colonie pénitentiaire IK-3 située dans le cercle polaire. Pour le journaliste Gabriel Robin, il s’agit d’un « assassinat à petit feu » qui s’inscrit dans la continuité de ce qu’il se faisait en Union soviétique. Il estime aussi que Navalny est devenu un symbole.
Epoch Times – Ce vendredi 16 février, le militant et opposant numéro 1 du Kremlin, Alexei Navalny a trouvé la mort dans une prison en Arctique. Les causes de son décès ne sont pas toujours connues, les services pénitentiaires russes ayant seulement indiqué qu’il « s’est senti mal après une promenade et a presque immédiatement perdu connaissance ». De nombreux dirigeants occidentaux, mais aussi ses proches comme son épouse jugent le pouvoir russe responsable de sa mort. Pour vous, la thèse de l’assassinat est-elle hautement probable ?
Gabriel Robin – J’ai toujours pour discipline et éthique de ne jamais être catégorique sur ces questions ; je ne peux pas tout savoir, je n’étais pas dans la prison au moment de la mort de Navalny. Il est aussi très difficile avec l’État russe de connaître la vérité puisque le mensonge et la dissimulation de preuves sont monnaie courante dans ce pays.
Cela étant, nous savons que depuis le début de la guerre, beaucoup d’oligarques russes sont tombés du quatrième étage, au moins une dizaine. À chaque fois, ils meurent dans des circonstances incompréhensibles, alors que les autorités requalifient ça en suicide.
Concernant Navalny, je suis certain d’une chose, la somme de ces mauvais traitements et des privations de liberté qu’il a subis ont causé sa mort. Il s’agit d’un assassinat à petit feu.
Il est également possible que le régime poutinien ait accéléré le processus pour envoyer un message à l’Occident, dire qu’il n’a plus peur de lui. Cette mort à petit feu rappelle ce que décrit Alexandre Soljenitsyne dans « l’Archipel du Goulag » – et le goulag n’a pas disparu. Il y a une continuité entre le régime de Poutine et l’ex-URSS et une continuité entre le FSB et le KGB, on ne pourra pas dire le contraire.
Des manifestants russes souhaitant rendre hommage à Navalny ont été arrêtés. On comptait samedi plus de 300 arrestations partout dans le pays. Son décès va-t-il affaiblir ou renforcer le Kremlin ?
Malheureusement, je ne vois pas en ce moment ce qui pourrait affaiblir le Kremlin et sa mainmise sur la société russe. La spécificité du régime de Poutine réside dans le fait que c’est un régime autoritaire très efficace, qui réserve beaucoup de libertés en bas aux citoyens. À partir du moment où vous ne critiquez pas le régime, vous pouvez faire à peu près ce que vous voulez en Russie, et même plus que chez nous. Contrairement à ce qui est souvent dit, les régimes autoritaires ne sont pas forts, ils sont assez laxistes.
De plus, je ne vois pas comment une opposition crédible, ayant la force de changer de régime peut émerger ; la plupart des oppositions sont contrôlées, notamment le parti ultra-nationaliste de Jirinovski, affidé au Kremlin, et le Parti communiste russe, qui est là pour entretenir une forme de nostalgie de l’URSS, surtout envers les personnes âgées vivant dans les campagnes.
Quant à l’opposition libérale, elle a beaucoup de mal à se faire entendre. Boris Nemtsov a été assassiné en 2015 et Navalny a perdu la vie la semaine dernière.
Finalement, le seul moment où le régime russe a été un petit peu fragilisé ces dernières années, c’est quand le personnage peu sympathique qu’était Prigogine a fait sa tentative de marche sur Moscou. Il a cédé au dernier moment et d’ailleurs on sait comment il a fini. On nous dit que c’était un accident, mais je constate que lui aussi est décédé dans des circonstances troubles.
Nous sommes à un mois de l’élection présidentielle russe. Au début du mois de février, Navalny appelait les électeurs anti-Poutine à participer à l’opération « Midi contre Poutine » visant à ce que les opposants du Kremlin se « rendent aux urnes à la même heure ». Le fondateur du parti du Progrès peut-il selon vous devenir un martyr ?
Je pense qu’il est un symbole. Sa mort intervient à un moment critique où, selon moi, nous passons dans la deuxième phase de la guerre en Ukraine, qui est en réalité une guerre mondiale qui ne dit pas son nom. Sa mort a une portée symbolique. Elle montre le fossé qui s’est creusé entre le bloc de soutien à l’Ukraine plutôt occidental mais pas seulement et le bloc de soutien à la Russie.
J’ai également constaté ces derniers jours, de la part des milieux pro-russes en France, une attaque informationnelle d’une très grande intensité visant à minimiser le décès de Navalny et à le comparer à Julian Assange – alors que c’est un cas très différent. Assange a été accusé de piraterie informatique et de diffusion de documents classés secret défense. Et d’ailleurs, il n’est pas en prison puisqu’il est confiné dans une ambassade et n’en sort pas, justement pour éviter d’aller en prison.
Il y a un espace occidental qui ne comprend pas très bien qui était Navalny, ce qu’il faisait, ce dont il a été accusé, etc. Il avait quasiment été accusé d’être un néonazi, ce qu’il n’était pas du tout, même s’il avait des propos très durs. Mais c’est la politique russe, elle est faite d’excès. Les gens en Occident ne réalisent pas ce que les hommes politiques et les médias racontent dans ce pays, il n’y a aucun filtre. Prenez par exemple, Medvedev qui préconisait de bombarder la ville de Londres avec des missiles nucléaires.
Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov a déclaré il y a quelques jours à propos du conflit russo-ukrainien : « Cela a commencé par une opération spéciale avec des objectifs précis. Cela prend désormais la forme d’une guerre contre l’Occident et l’OTAN ». Cela signifie-t-il que la Russie ne compte pas s’arrêter en Ukraine ?
Il faudrait rappeler à monsieur Peskov que ça n’a pas commencé par une opération spéciale, mais par une guerre contre l’Occident, et cette guerre-là est très ancienne. Elle remonte à la révolution orange de 2004. Aujourd’hui, c’est un défi qui est lancé à l’Union européenne, à l’OTAN et au bloc occidental de manière générale. Il s’agit de dire à l’Occident que la Russie est capable de produire des munitions et qu’elle est surtout prête à sacrifier 300.000, 500.000, voire 1 million de soldats s’il le faut.
Face à cette détermination, nous devons montrer que nous le sommes tout autant. La négociation est impossible ; nous l’avons vu quand le journaliste conservateur américain, Tucker Carlson a interviewé Poutine, il a été manipulé du début à la fin et a été finalement l’idiot utile du Kremlin, comme l’était autrefois l’extrême-gauche. Maintenant, c’est malheureusement la droite, conservatrice et prétendument libérale qui tombe dans le piège russe.
Certaines personnes en Occident ne comprennent pas que les Russes ne sont pas seulement en guerre contre les dirigeants occidentaux comme Joe Biden ou Emmanuel Macron, mais contre tout l’Occident, quel que soit le pouvoir, et nous allons vite le constater s’il y a des changements politiques.
L’OTAN serait-elle prête à mener une guerre contre la Russie ? L’Europe pourrait-elle compter sur l’Amérique ? Pour certains, les récents propos de Donald Trump sur l’Europe ont semé le doute.
Quand je regarde ce qu’a fait Donald Trump quand il était au pouvoir, j’ai plutôt tendance à être optimiste parce que sa politique n’était pas du tout pro-russe. Il a quand même mis en place énormément de sanctions économiques contre les oligarques. Il a également vendu des armes aux Ukrainiens. Néanmoins, il est vrai que certains propos de son fils et du président de la Chambre Mike Johnson peuvent parfois semer le doute quant à l’implication des États-Unis vis-à-vis de l’OTAN.
Aujourd’hui, l’Europe essaye de présenter un front commun ; nous l’avons vu avec le très récent accord bilatéral franco-ukrainien et l’innovation du triangle de Weimar entre la Pologne, la France et l’Allemagne. Mais l’accélération de la production d’armes et l’engagement direct ne sont pas au programme. Si la Russie s’en prend à un État balte dans trois ou quatre ans, alors la question se posera, à un moment, il va falloir répondre.
Je pense que si les Occidentaux avaient fermé le ciel ukrainien dès février 2022 et avaient débarqué en mer Noire avec une flotte conséquente, les Russes se seraient arrêtés, mais nous avons laissé passer cette opportunité et nous sommes désormais dans le dur.
Clausewitz disait que les Russes ne sont jamais aussi forts qu’on ne le croit, mais ils ne sont jamais aussi faibles qu’on ne le croit non plus, donc ne les sous-estimons pas, mais ne les surestimons pas non plus. Il ne faut pas avoir peur. Je ne supporte plus les discours défaitistes et de peur.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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